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Un regard critique sur le bouddhisme engagé

Deux textes de Ken Knabb


Ceux qui furètent dans le site savent notre intérêt pour le bouddhisme engagé, un mouvement transversal aux différentes écoles bouddhistes, essentiellement présent aux États-Unis et en Asie, qui promeut un engagement actif, social et civique, dans le monde contemporain. Nous avons ainsi traduit plusieurs articles de David Loy, l'un des intellectuels de ce mouvement, qui utilise les outils combinés du bouddhisme, de la philosophie existentialiste et de la psychanalyse pour tenter de développer une pensée authentiquement bouddhiste et occidentale. Ses analyses forment une solide base de réflexion. Les lecteurs francophones, moins familiarisés avec le contexte et les auteurs anglo-saxons auxquels Loy se réfère, rencontreront parfois quelques difficultés dans la lecture de ses articles. Mais ils valent qu'on s'y attarde. Loy appartient au versant radical du bouddhisme engagé qui développe une vision critique de la société de consommation.

Vous l'aurez compris, notre souci premier est d'ouvrir le débat. La place du bouddhisme dans la société contemporaine, son retrait ou au contraire son implication assumée, constitue un réel défi lancé aux bouddhistes en ce début de vingt-et-unième siècle. Si nous n'avons pas nécessairement les réponses, tout au moins pouvons-nous essayer de poser les questions - et de la façon la plus juste.

Ken KnabbDans le cadre de ce nouveau débat, nous publions deux textes, ou plutôt deux tracts écrits par Ken Knabb (photographie ci-contre), où celui-ci porte un regard pour le moins piquant sur le mouvement des bouddhistes engagés. Knabb, bien connu dans les milieux radicaux américains, introduisit dans les années 70 les idées situationnistes aux États-Unis. Cet ancien anarchiste pense en radical et voit une certaine naïveté dans la proposition de "changer le monde" simplement en se changeant soi-même. Lui-même, sensible à la philosophie bouddhiste (il pratique le zen depuis une vingtaine d'années, participant même à une retraite complète de trois mois au monastère zen de Tassajara en Californie voici quelques années), n'en est que plus aiguillonné.

Le ton de ces textes étonnera sûrement. Knabb est volontiers provocateur, mais sa provocation doit surtout inviter à la réflexion. Même si nous sommes loin de partager toutes ses idées (pour Knabb, si nous l'interprétons bien, la transformation sociale ne peut-être que révolutionnaire), ces textes posent néanmoins des questions que l'on ne peut si facilement écarter. Certaines au contraire sont essentielles, notamment celles qui portent sur la violence et la gestion sociale de la violence. Il nous a donc paru judicieux de les verser au débat. Nous espérons que ses "fortes" critiques susciteront de fortes réponses.

Les écrits et les traductions français/anglais et anglais/français de Knabb sur le situationnisme sont disponibles sur le site du Bureau of Public Secrets : www.bopsecrets.org. Les deux textes, "Fortes leçons pour les bouddhistes engagés" et "Esquiver la transformation du réel : le bouddhisme engagé dans l'impasse" sont les traductions françaises réalisées par Ken Knabb et Jérôme Waag de Strong Lessons for Engaged Buddhists et Evading the Transformation of Reality disponibles sur ce même site.


Qu'est-ce que le situationnisme ? Rejetant avec mépris les bureaucraties stalinienne ou trotskiste, tout en procédant à une critique radicale de la société de consommation capitaliste et de la mise en spectacle qu'elle organise, ce mouvement se proposait notamment, de mettre à profit, en les détournant, des situations (politiques, sociales ou culturelles) pour leur donner un contenu révolutionnaire. Outre leur revue l'Internationale Situationniste dont les 12 numéros parurent de 1958 à 1969, les thèses situationnistes furent principalement développées dans les ouvrages de Guy Debord (La Société du spectacle, 1967, plusieurs fois réédité) et de Raoul Vaneigem (Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations, 1967). On attribue à ce mouvement, qui ne regroupa jamais réellement qu'une douzaine de personnes environ, un rôle important dans les "événements" de mai 1968, sinon dans leur déclenchement, du moins dans beaucoup de leurs développements. (Encyclopédie Yahoo France).

Télécharger et imprimer les textes complets au format pdf.



Fortes leçons pour les bouddhistes engagés (Ken Knabb, octobre 1993)

Avez-vous appris des leçons seulement de ceux qui vous ont admiré, et qui vous ont traité avec tendresse, et qui vous ont laissé la voie libre ? N’avez-vous pas aussi appris de grandes leçons de ceux qui vous rejettent et qui s’opposent à vous obstinément, ou qui vous traitent avec mépris, ou qui vous disputent le passage ?
Whitman, "Leçons plus fortes"

En pleine guerre du Vietnam, Thich Nhat Hanh et quelques moines, moniales et laïcs bouddhistes, rompaient avec une tradition bouddhiste apolitique vieille de 2 500 ans : ils fondaient l’ordre Tiep Hien afin de relier les pratiques éthiques et contemplatives bouddhistes aux questions sociales actuelles. Les membres de l’ordre organisèrent des manifestations contre la guerre, l’aide clandestine aux insoumis et de multiples projets de secours et d’assistance sociale. Bien que ce mouvement ait vite été réprimé au Vietnam, Thich Nhat Hanh a continué de mener des activités similaires depuis son exil français et la conception d’un “bouddhisme socialement engagé” s’est diffusée parmi les bouddhistes du monde entier. L’une de ses principales expressions en Occident, The Buddhist Peace Fellowship (l’Association Bouddhiste pour la Paix), se donne pour objectif “d’apporter une perspective bouddhiste aux mouvements pacifistes, écologiques et d’action sociale contemporains” et “de susciter l’intérêt pour la paix, l’écologie, le féminisme et la justice sociale chez les bouddhistes occidentaux”.

L’apparition d’un bouddhisme engagé est un développement salutaire. Malgré les tares que le bouddhisme partage avec toutes les religions (superstition, hiérarchie, phallocratie, complicité avec l’ordre établi), il a toujours eu un cœur de pénétration authentique fondé sur la pratique de la méditation. C’est ce cœur vital, ainsi que sa liberté vis-à-vis des dogmes si caractéristiques des religions occidentales, qui lui ont permis de prendre si facilement racine, y compris dans les milieux les mieux éduqués d’autres cultures. Ceux qui luttent pour le changement social pourraient mettre à profit l’attention, l’équanimité et l’autodiscipline qui sont développées par la pratique bouddhiste. Quant aux bouddhistes apolitiques, ils pourraient sans aucun doute gagner à se confronter aux questions sociales.

Jusqu’ici, cependant, la conscience sociale des bouddhistes engagés est restée extrêmement limitée. S’ils ont commencé à reconnaître certaines réalités sociales choquantes, ils font preuve de peu de compréhension quant à leurs causes ou leurs possibles résolutions. Pour quelques-uns, l’engagement social se résume à des actions caritatives bénévoles. D’autres, sans doute inspirés par les remarques de Thich Nhat Hanh sur la production d’armements ou sur la faim dans le tiers-monde, prennent la décision de ne plus manger de viande ou encore à ne pas contribuer ou travailler pour des entreprises d’armement. De tels gestes peuvent avoir une signification personnelle, mais leurs effets réels sur la crise mondiale restent négligeables. Des millions de pauvres ont faim dans le tiers-monde, non par manque de nourriture, mais parce qu’il n’y a pas de bénéfices à tirer de nourrir des populations démunies. Tant qu’il sera possible de s’enrichir en fabriquant des armes ou en ravageant l’environnement, quelqu’un le fera, malgré les appels moraux à la bonne volonté. Et si des personnes de conscience le refusent, une multitude d’autres se bousculeront pour prendre leur place.

D’autres, sentant que de tels gestes individuels ne suffisent pas, se sont aventurés dans des activités plus “politiques”. Mais ce faisant, ils n’ont généralement fait qu’adhérer aux groupes existants, qu’ils soient pacifistes, écologistes ou soi-disant progressistes aux tactiques et aux perspectives quelque peu limitées. À de rares exceptions près, ces groupes acceptent le système social actuel comme allant de soi, ne manœuvrant à l’intérieur de celui-ci que pour promouvoir leurs intérêts particuliers, souvent aux dépens d’autres causes. Comme l’ont dit les situationnistes : “Les oppositions parcellaires sont comme les dents des roues dentées, elles s’épousent et font tourner la machine, du spectacle, du pouvoir.” (Internationale Situationniste n° 8, p. 39).

Quelques bouddhistes engagés se rendent compte que le système actuel doit être dépassé. Mais ne pouvant reconnaître son racinement et sa dimension auto-reproductive, ils imaginent pouvoir le modifier doucement et graduellement de l’intérieur, se heurtant ainsi à des contradictions récurrentes. L’un des préceptes de l’ordre Tiep Hien dit : “Ne possédez rien qui ne revienne à d’autre. Respectez la propriété d’autrui, mais empêchez autrui de tirer profit de la souffrance humaine ou de la souffrance d’autres êtres vivants.” Comment peut-on empêcher l’exploitation de la souffrance en “respectant” la propriété qui l’occasionne ? Et que faire si leurs propriétaires refusent d’y renoncer paisiblement ?

Si les bouddhistes engagés ne se sont pas opposés explicitement au système socio-économique et se sont limités à essayer d’alléger quelques-uns de ses effets les plus dévastateurs, c’est pour deux raisons. En premier lieu, ils ne comprennent pas bien la nature même de ce système. Allergiques à toute analyse qui pourrait “créer de la dissension”, comment peuvent-ils espérer comprendre un système fondé sur des divisions de classes et sur d’âpres conflits d’intérêts ? Comme presque tout le monde, ils ont platement accepté la version officielle selon laquelle l’effondrement des capitalismes d’État staliniens en Russie et en Europe de l’Est aurait démontré le caractère incontournable de la forme occidentale du capitalisme.

Ensuite, comme tous les pacifistes en général, ils considèrent qu’il faut éviter “la violence” à tout prix. Cette attitude n’est pas seulement simpliste, elle est hypocrite : Eux-mêmes comptent tacitement sur toutes sortes de violence d’État (armée, police, prison) pour protéger leurs proches et leurs biens et ils ne s’accommoderaient sûrement pas passivement des conditions pour lesquelles ils reprochent à d’autres de s’être révoltés. En pratique, leur pacifisme se révèle généralement plus tolérant à l’égard de l’ordre régnant qu’à l’égard de ses contradicteurs. Les mêmes organisateurs qui excluent tout participant pouvant entacher la pureté de leurs manifestations non-violentes s’enorgueillissent souvent d’avoir créé de bonnes relations avec les forces de l’ordre. Il n’est guère étonnant que les dissidents qui ont eu des expériences quelque peu différentes avec la police soient peu impressionnés par ce genre de “perspective bouddhiste”.

Il est vrai que bien des formes de lutte violente, comme le terrorisme ou les coups d’état, sont incompatibles avec le genre d’organisation ouverte et participative qui est nécessaire pour créer une société mondiale réellement libre. Une révolution antihiérarchique ne peut être accomplie que par l’ensemble du peuple et non par quelques groupes prétendant agir pour son compte. Et une majorité si écrasante n’aurait aucun besoin d’utiliser la force si ce n’est pour neutraliser les éléments de la minorité dirigeante qui tenteraient éventuellement de maintenir violemment leur pouvoir. Mais tout changement social réel implique inévitablement des aspects violents. Ne serait-il pas plus honnête de le reconnaître en essayant de minimiser cette violence autant qu’il se peut ?

Ce dogmatisme de l’antiviolence déjà douteux devient ridicule quand il s’oppose également à toute forme de “violence spirituelle”. Certes il n’y a rien à redire au fait d’essayer d’agir “sans colère en son cœur” et d’éviter d’être emporté par une haine ou une vengeance inutiles. Mais, en pratique, un tel idéal ne sert souvent que de prétexte pour rejeter toute analyse ou toute critique pénétrantes, en les qualifiant de “coléreuses” ou d’“arrogantes”. Par leur appréciation (certes correcte) de la faillite du gauchisme traditionnel, les bouddhistes engagés ont conclu que toute tactique “d’affrontement” et toute théorie “créant de la dissension” sont malavisées et hors de propos. Comme cette attitude revient de fait à ne pas tenir compte de toute l’histoire des luttes sociales, ils ignorent complètement nombre d’expériences riches d’enseignement (les essais anarchistes d’organisation sociale pendant la révolution espagnole de 1936, par exemple, ou les tactiques situationnistes qui ont provoqué la révolte de Mai 1968 en France). Il ne leur reste qu’à “partager” les uns avec les autres les platitudes New Age les plus inoffensives et à tenter de susciter l’intérêt pour les “actions” les plus tièdes et les plus consensuelles.

Il est surprenant que des personnes capables d’apprécier la vigueur de certaines anecdotes zen n’arrivent pas à se rendre compte que ces tranchantes tactiques d’éveil pourraient également servir sur d’autres terrains. Malgré toutes leurs évidentes différences, il existe certaines analogies intéressantes entre les méthodes zen et celles des situationnistes : Elles insistent, les unes comme les autres, sur la réalisation effective de leurs idées et non sur le consentement passif à une doctrine donnée. Elles emploient également des moyens énergiques pour mieux ébranler les habitudes mentales comme le rejet de tout dialogue inutile et le refus d’offrir des “alternatives positives” toutes prêtes. Et elles sont donc de même inévitablement accusées de “négativisme”.

Une ancienne parole zen dit : “Si vous rencontrez un bouddha, tuez-le.” Les bouddhistes engagés ont-ils réussi à “tuer” Thich Nhat Hanh dans leur esprit ? Ou bien sont-ils encore attachés à son image, fascinés par sa mystique, consommant passivement ses ouvrages et acceptant ses idées sans esprit critique ? Thich Nhat Hanh a beau être une personne merveilleuse et ses écrits ont beau être inspirants et éclairants à bien des égards, son analyse sociale reste naïve. S’il semble radical, ce n’est qu’en regard de la plus grande naïveté politique de la plupart des autres bouddhistes. Nombre de ses admirateurs seront sans doute choqués, peut-être même scandalisés, par l’idée qu’on puisse prétendre critiquer un personnage d’une telle sainteté, et ils essayeront de rejeter ce tract en l’attribuant à une “idéologie gauchiste virulente” un peu bizarre, supposant (à tort) qu’il a été écrit par quelqu’un qui n’a aucune expérience de la méditation bouddhiste.

D’autres pourraient reconnaître la pertinence de certaines de ces remarques, mais ils demanderont ensuite : “Avez-vous une contre-proposition pratique et constructive, ou est-ce que vous ne faites que critiquer ? Que proposez-vous que nous fassions ?” Nul n’a besoin d’être charpentier pour montrer du doigt le toit qui fuit. Si cette critique réussissait à inciter ne serait-ce que quelques personnes à s’arrêter pour réfléchir, à pourfendre quelques illusions et peut-être même à entreprendre de nouveaux projets, n’est-ce pas là déjà un résultat tout à fait pratique ? Combien d’“actions constructives” en font-elles autant ?

Quant à la question de ce que vous devriez faire : la chose la plus importante est de cesser d’attendre des autres qu’ils vous disent ce que vous devriez faire. Mieux vaut faire vos propres erreurs que de suivre le guide le plus sage ou le plus politiquement correct. Ce n’est pas seulement plus intéressant mais aussi plus efficace de faire ses propres expériences, si modestes soient-elles, que d’être un numéro dans un régiment de numéros. Toutes les hiérarchies doivent être remises en cause, mais c’est souvent la contestation de celles dans lesquelles vous êtes, vous-même, le plus impliqué qui crée l’effet le plus libérateur.

L’un des graffiti de Mai 1968 disait : “Soyez réalistes, demandez l’impossible.” Tant qu’elles restent dans le contexte de l’ordre social établi, les “alternatives constructives” sont au mieux limitées, provisoires ou ambiguës. Elles tendent à être récupérées et à devenir une partie du problème. Bien sûr nous sommes obligés de nous préoccuper de certaines questions urgentes comme la guerre ou les menaces sur l’environnement. Mais si nous acceptons les conditions du système, nous nous bornons seulement à réagir à chaque nouveau problème qu’il produit et nous ne le transformerons jamais. En dernière analyse, nous ne pourrons sortir d’une vie réduite à la simple survie qu’en contestant agressivement l’intégralité d’une organisation sociale qui réprime toutes les possibilités de la vie. Les mouvements qui se bornent à de simples protestations défensives et serviles n’atteindront même pas les pitoyables objectifs de survie qu’ils se sont fixés pour eux-mêmes.

Ken Knabb, octobre 1993




Esquiver la transformation du réel : le bouddhisme engagé dans l'impasse

Erreur très populaire : avoir le courage de ses opinions ; il s’agit plutôt d’avoir le courage d’attaquer ses opinions !
Nietzsche

En 1993 j’ai écrit “Fortes leçons pour les bouddhistes engagés”, un tract dans lequel je qualifiais l’apparition du bouddhisme engagé de développement salutaire tout en soulevant un certain nombre de problèmes. Plusieurs milliers d’exemplaires ont été distribués à Berkeley et à San Francisco lors des manifestations publiques de Thich Nhat Hanh ou ont été envoyés à des groupes de bouddhistes engagés de par le monde. Et depuis lors, mes amis et moi-même avons continué à le diffuser lors des passages de Gary Snyder, de Robert Aitken ou du Dalaï-lama. Il a été reproduit plusieurs fois, y compris dans Turning Wheel: Journal of the Buddhist Peace Fellowship, et se trouve maintenant en ligne sur le site internet du Bureau of Public Secrets.

Malgré les réactions négatives qu’on pouvait prévoir (“Comment osez-vous critiquer Thich Nhat Hanh ?”), et même quelques tentatives infructueuses d’empêcher la circulation du texte, la grande majorité des réactions fut positive (“Il était grand temps que quelqu’un soulève ces questions !”). Malheureusement, la plupart de ces réactions positives ne semblent pas avoir eut beaucoup de suites pratiques. Bien que de nombreuses personnes, dont plusieurs auteurs et membres du bureau du BPF, m’aient fait savoir en privé qu’ils approuvaient à peu près tout ce que je disais, leurs publications ultérieures n’ont fait aucune mention de mon tract et c’est à peine s’ils ont évoqué les questions posées. J’espère que les remarques qui suivent provoqueront un réel débat public.

L’objectif déclaré du Buddhist Peace Fellowship est “d’apporter une perspective bouddhiste aux mouvements pacifistes, écologiques et d’action sociale contemporains” et “de susciter l’intérêt pour la paix, l’écologie, le féminisme et la justice sociale chez les bouddhistes occidentaux”. Au sens strict, je crois que le BPF a bel et bien “suscité” cet “intérêt” pendant les deux dernières décennies. Mais je ne pense pas que ses fondateurs, ni la plupart des adhérents qui l’ont rejoint, aient eu l’intention de se limiter à un objectif si peu ambitieux que celui de rendre les bouddhistes simplement “conscients” des diverses formes d’oppression sociale — réalité dont presque tout le monde est parfaitement conscient, même sans avoir de solution appropriée. Je ne crois pas me tromper en affirmant que l’ambition du BPF peut se résumer de la façon suivante :

(1) Le bouddhisme peut apporter une contribution aux mouvements sociaux radicaux.

(2) Les bouddhistes ont également des leçons à apprendre de tels mouvements.

Je suis d’accord avec la première proposition (sinon, je ne me donnerais pas la peine de formuler ces critiques), mais ce que je voudrais souligner ici, c’est que les bouddhistes engagés ont largement éludé la seconde. Bien qu’ils laissent constamment entendre que les activistes sociaux feraient bien d’adopter la méditation, l’attention, la compassion, la non-violence et d’autres vertus bouddhistes, ils reconnaissent rarement eux-mêmes qu’ils auraient quelque chose à apprendre des non-bouddhistes — mis à part les louanges prévisibles envers de proches figures spirituelles comme Gandhi ou Martin Luther King qui ne font que confirmer leurs propres opinions préconçues. S’ils se hasardent de temps à autre dans le domaine profane, ce n’est que pour se faire l’écho de quelques platitudes progressistes de commentateurs en vogue, du genre Ralph Nader, Jerry Brown, Jeremy Rifkin ou E. F. Schumacher, dont aucun ne représente un défi radical à l’ordre social dominant, même si ceux-ci dénoncent avec virulence quelques-unes de ses absurdités les plus flagrantes.

Ces deux aspects se conditionnent mutuellement. C’est essentiellement parce que les bouddhistes engagés ne se sont pas donné la peine d’étudier sérieusement les mouvements vraiment radicaux que de tels mouvements sont restés également indifférents aux conseils du bouddhisme engagé (en supposant qu’ils soient même conscients de son existence, ce qui, le plus souvent, n’est pas le cas).En 1992, un certain nombre de bouddhistes de divers pays, apparemment insatisfaits du niveau de débat sur ces questions au sein du BPF et de l’INEB (le Réseau International des Bouddhistes Engagés), formèrent un groupe d’analyse sociale bouddhiste. Plus récemment, certains d’entre eux ont formé un groupe de réflexion en ligne portant le nom de Think Sangha [1]. La première expression publique notable de ce développement apparemment prometteur est une anthologie intitulée Entering the Realm of Reality: Towards Dhammic Societies (Entrer dans le domaine du réel : Pour des sociétés dharmiques), sous la direction de Jonathan Watts, d’Alan Senauke et de Santikaro Bhikkhu (Bangkok, 1997).

Dans leur introduction, les auteurs appellent à de nouvelles perspectives tout en affichant une myopie prétentieuse :

Nous avons un besoin urgent de visions et de plans. Certains d’entre nous sont à l’avant-garde du changement social, travaillant avec les réfugiés, les prisonniers, les sans-abri et les victimes du sida. D’autres font campagne pour l’interdiction des armes nucléaires, des mines anti-personnelles et des armes de poing, des problèmes d’importances différentes mais qui proviennent tous de la même source de la peur et de la haine. D’autres encore protègent notre environnement fragile, défendant les arbres, les eaux, et le grand cercle de tous les êtres. (p. 9)

En fait, bien loin d’être “à l’avant-garde du changement social”, la plupart de ces activités n’ont rien à voir avec un tel changement. Celles qui sont énumérées en premier sont des formes de services sociaux. Les autres, des réactions défensives contre quelques-uns des symptômes les plus flagrants du système social. Ce qui ne signifie pas nécessairement que de telles activités soient dénuées d’intérêt. Il s’agit simplement de bien savoir ce que l’on fait et ce que l’on ne fait pas.

Toutes ces questions concernant les structures sociales ont besoin d’être affrontées d’une manière socialement organisée. Les grands élans individuels ne répondront pas à ces problèmes. Laissons cela aux héros de westerns. Nous créons ainsi des communautés à toutes les échelles, qu’elles soient laïques ou monastiques, à Dawn Kiam et Suan Mokkh en Thaïlande, au Village des Pruniers en France ou le Sarvodaya, le grand réseau des communautés coopératives du Sri-Lanka. (pp. 9-10)

Que les questions sociales doivent être finalement réglées collectivement n’implique pas que le premier pas soit de “créer des communautés”. La réalité brute de l’histoire montre que la plupart des soi-disant communautés alternatives des deux siècles passés (les colonies utopistes, les communes, les coopératives, les groupes affinitaires, etc.) ont soit échoué soit, lorsqu’elles ont “réussi”, toujours fini par être récupérées, confortant le système qu’elles voulaient dépasser. L’un des articles du livre reconnaît même les échecs du Sarvodaya (pp. 256-260) et remarque que de telles organisations font essentiellement office de solutions intérimaires dans des secteurs négligés par le développement capitaliste et sont généralement abandonnées dès qu’un tel développement devient accessible.

Quand les gens sont malades, quand ils ont faim ou quand ils sont remplis d’amertume et de haine, il ne suffit pas de leur conseiller le renoncement à soi ou de leur montrer comment méditer. (...). La tache difficile qui est la nôtre est d’abord de comprendre les relations complexes que nous entretenons avec leur souffrance, puis de nous entraider à saisir les conditions nécessaires à une identité et une libération collectives. Peut-être sera-t-il temps alors d’enseigner la méditation. (p. 10)

C’est bien dit. Néanmoins je mets en doute la priorité donnée aux “relations complexes que nous entretenons avec leur souffrance”. En pratique, ce genre de morale existentielle (“nous-sommes-tous-en-partie-coupables”) élude généralement les véritables alternatives possibles. Comme bien d’autres, les bouddhistes engagés perdent un temps infini à se culpabiliser pour leur supposée “complicité” avec des maux sociaux-systémiques qu’ils peuvent à peine influencer, tout en négligeant les faiblesses particulières qu’ils seraient capables de surmonter avec un minimum d’effort (la confiance passive dans leurs dirigeants ou leur ignorance de l’histoire radicale).

Sans une analyse sociale, une analyse sociale bouddhiste, nous risquons de ne pas savoir où diriger notre attention et notre énergie. Sans une vision sociale ouverte et flexible, nous ne savons pas où nous allons. (p. 11)

Une analyse sociale est évidemment nécessaire, mais les auteurs anticipent un peu vite qu’elle se doive d’être “bouddhiste”. Une véritable analyse vraiment ouverte et flexible, qui examine les éléments sans idées préconçues, pourrait bien conduire à des conclusions contradictoires avec certaines données du bouddhisme. Bien que l’on puisse mettre au crédit des bouddhistes engagés le fait d’avoir attiré l’attention sur des épisodes peu honorables de l’histoire bouddhiste (le livre de Brian Victoria, Le Zen en guerre, 1868-1945 en est un exemple méritoire et récent), ils inclinent encore à être persuadés que “le bouddhisme” lui-même est intrinsèquement bon, comme si le seul problème était qu’il a été parfois (on ne sait trop pourquoi) corrompu ou mal interprété. Comme les Chrétiens avec la Bible, ils se contorsionnent savamment afin que leurs partis pris éthiques et politiques puissent entrer dans un cadre bouddhiste  : ils recherchant quelques citations scripturales extraites de leur contexte qui, pour peu qu’on leur triture un peu, pourraient s’accorder avec leurs conceptions, et ignorent tout qui pourrait les contredire. Sous-entendu que le bouddhisme authentique (si tant est qu’on puisse l’identifier) répond déjà à toutes les questions.

Plus haut dans l’introduction, par exemple, les auteurs déclarent sans la moindre hésitation que “notre égocentrisme violent, et par extension les désordres égocentriques de la société, sont le problème fondamental” (p. 8). S’il est vrai qu’un égocentrisme borné et “non-éveillé” peut créer ou exacerber des problèmes, le dogmatisme sourd de ces auteurs leur fait oublier que les hommes sont aussi restés opprimés parce qu’ils ont été conditionnés à subir un système hiérarchique sans être suffisamment “égocentriques” pour revendiquer des conditions plus équitables. L’idée que nous devrions “limiter nos espérances”, être plus altruistes ou même être prêts à des sacrifices, revient à accepter cette escroquerie sociale en rejetant la responsabilité d’un système exploiteur et absurde sur ses victimes, comme si tout venait de leur trop grande “avidité”.

Le livre est rempli de telles confusions. Les “analyses sociales” sont généralement naïves et souvent empreintes d’un dualisme à l’emporte-pièce (l’Orient contre l’Occident, le Nord contre le Sud, la “mondialisation” contre les communautés locales, la “modernisation” contre les pratiques traditionnelles, le “consumérisme” contre l’abstinence). Les processus dialectiques complexes du système sont réduits en termes quantitatifs simplistes : “Le problème fondamental est celui de l’échelle” (p. 230). “Petit est le mot d’ordre. Le gigantesque est hideux” (p. 9). Le pouvoir et ses structures gigantesques passent néanmoins pour aller largement de soi. Comme leur renversement n’est même pas envisagé, la seule option semble être de convaincre le système de se réformer de lui-même. “Lorsque nous serons plus conscients, nous pourrons nous joindre à d’autres pour faire pression sur le gouvernement afin qu’il change sa politique” (p. 232). Les entreprises doivent être “plus responsables”. Des allégements fiscaux pour les coopératives et les petits commerces mèneront “au plein emploi et à des marchés vraiment libres” (p. 236). Des chefs religieux bouddhistes coréens sont loués pour avoir conseillé “les riches et les patrons de partager plus avec les pauvres et les travailleurs, et pour avoir demandé au gouvernement d’améliorer le système de protection sociale et de garantir les droits de l’homme” (p. 203).

En dehors de la fantaisie utopiste de Ken Jones d’une insipide banalité, et de quelques vagues spéculations dans l’article de Santikaro sur l’élaboration d’un “socialisme dharmique”, l’ouvrage offre peu d’explications sur une éventuelle société alternative. Aucun des contributeurs n’a la moindre idée sérieuse sur la façon dont nous pourrions arriver à une telle société [2]. Jones imagine que son utopie sera inaugurée par un “grand revirement” qui arrivera en quelque sorte une fois qu’“un nouveau genre de personne sera entré en politique” (pp. 282 et 284). Aitken imagine que “notre réseau interpersonnel deviendra de plus en plus attirant alors que les structures de pouvoir continueront de se désagréger”, mais il admet que ces dernières “pourraient ne s’effondrer qu’en emportant tout avec elles” (pp. 7 et 9). La plupart des autres contributeurs n’abordent même pas la question. Tous semblent espérer que le système dominant disparaîtra simplement de lui-même quand finalement nous serons capables de développer un réseau suffisamment étendu et inspirateur d’ONG et de communautés alternatives ainsi que de bonnes vibrations générales. Le livre ne fait guère mention des mouvements qui ont réellement défié le système. On présume, semble-t-il, que de tels mouvements ne sont pas dignes d’intérêt car trop “violents”, trop “irrités”, trop “matérialistes” ou tout simplement parce que, jusqu’à présent, ils ont échoué (le bouddhisme, lui, a-t-il réussi ?).

Le bouddhisme considère l’ignorance comme la racine fondamentale de nos problèmes. Le premier pas pour surmonter l’ignorance est d’en devenir conscient, d’être conscient de ce que nous ne savons pas. Que savent vraiment les bouddhistes engagés sur Karl Marx (non le “communisme” pseudo-marxiste) ? Sur les anarchistes comme Pierre Kropotkine et Emma Goldman ? Sur les visionnaires utopistes comme Charles Fourier et William Morris ? Sur les critiques en psychologie sociale comme Wilhelm Reich et Paul Goodman ? Sur les situationnistes comme Guy Debord et Raoul Vaneigem ? Sur les révolutions populaires et anti-autoritaires, comme celles d’Espagne en 1936, de Hongrie en 1956, de France et de Tchécoslovaquie en 1968, du Portugal en 1974, de Pologne en 1980 ? Sur des événements plus récents comme l’occupation de la Place Tiananmen ou la révolte des sans-emploi l’année dernière en France ? (“Nous ne voulons pas le plein emploi, mais une vie pleine !”) Combien de bouddhistes engagés ont-ils exploré sérieusement ne serait-ce qu’un seul de ces mouvements ? Combien en connaissent même l’existence ?

Il ne suffit pas de répondre : “Bien, expliquez-moi, j’ai cinq minutes.” Les bouddhistes font souvent preuve d’une assiduité exemplaire dans leurs études et pratiques spirituelles, mais dès qu’il s’agit des questions sociales, ils semblent croire qu’une connaissance du niveau du Reader’s Digest suffit. Pendant des siècles des millions de personnes ont tenté de provoquer de multiples façons une véritable transformation émancipatrice de cette société. Ce vaste et complexe mouvement contient bien des désastres et des impasses, mais également un certain nombre de découvertes qui restent prometteuses. Un examen minutieux est nécessaire pour discerner les tactiques erronées de celles qui pourraient être utiles. De même qu’on ne peut prétendre comprendre le bouddhisme ou le zen en lisant un seul article, on ne peut espérer saisir vraiment l’éventail des possibilités radicales sans un minimum d’exploration et d’expérimentation personnelle.

Il ne s’agit pas seulement de se renseigner sur ce qui arriva à d’autres gens, dans d’autres temps et dans d’autres lieux, mais d’examiner de près notre propre situation. L’adulation inconditionnelle de sommités bouddhistes comme Thich Nhat Hanh ou “Sa Sainteté” le Dalaï-lama est déjà bien ridicule quand elle se cantonne au niveau “spirituel”, elle devient tout simplement rétrograde lorsqu’il s’étend au domaine socio-politique. Même si les manipulations d’autorité ne sont pas une problématique essentielle des bouddhistes engagés parmi les plus ouverts, et même si la plupart de leurs groupes sont souvent assez démocratiques et participatifs, un problème plus subtil demeure. Ceux qui se trouvent dans des positions de responsabilité ou de direction semblent relativement peu enclins à s’y accrocher, mais ils restent généralement très attachés à l’idée de protéger leurs “sanghas”, les communautés et organisations qu’ils ont édifiées au fil des années. Il ne faut pas faire tanguer le bateau. On décourage les orientations divergentes de devenir de saines rivalités. On essaie de résoudre les conflits par la “réconciliation” (qui, comme l’a bien remarqué Saul Alinsky, implique le plus souvent que les gens au-dessus conservent leur pouvoir et que ceux qui sont en dessous s’en accommodent). Les personnes critiques sont tranquillisées et neutralisées. (“C’est un point de vue très intéressant ! Nous vous remercions de nous en faire part. Venez que nous travaillons sur ces questions.”)

Quand ces tentatives de récupération ne marchent pas, les critiques comme les miennes sont souvent rejetées et qualifiées d’“arrogantes” ou de “méprisantes”. J’avoue que je n’ai pas une très bonne opinion de la plupart des tactiques et des conceptions des bouddhistes engagés. Mais j’ai suffisamment de respect pour les personnes elles-mêmes pour m’adresser à elles avec franchise. Il me semble que les gens vraiment “méprisants” sont ceux qui ont des positions d’influence et qui évitent de discuter publiquement des questions importantes au prétexte que leurs audiences ne seraient pas à même de les comprendre ou qu’elles ne seraient pas prêtes et qu’elles pourraient être mécontentes ou se déroberaient. Quant à l’arrogance, n’est-elle pas plutôt le fait de ceux qui prétendent apporter de nouvelles perspectives à des mouvements radicaux tout en ignorant avec dédain toute leur histoire ?

Ken Knabb, juillet 1999. [Télécharger et imprimer les textes complets au format pdf]


[1] Des informations sur ces organisations ainsi que sur d’autres groupes de bouddhistes engagés sont accessibles au siège du Buddhist Peace Fellowship (P.O. Box 4650, Berkeley, CA 94704, USA) ou au website du BPF : www.bpf.org. [Retour]

[2] Mes vues [Ken Knabb] sur ces sujets se trouvent dans La joie de la révolution. [Retour]


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