- Monstradamus : "Et que pouvons-nous faire ? Attendre Thésée qui nous fera sortir du labyrinthe. Et espérer que la plaisanterie n'ira pas trop loin."
- UGLI 666 : "Parce que ça ressemble à une plaisanterie ?"
- Monstradamus : "En tout cas, je dirais que nos hôtes ne manquent pas d'un certain sens de l'humour."
- Romeo-y-Cohiba : "Pour l'instant, je n'ai pas ri une seule fois."
- Nutscracker : "Monstre a raison. L'humour n'est sans doute pas absent de tout cela, mais il s'agit d'un humour infernal."
(Viktor Pelevine, Minotaure.com : Le heaume d'horreur, Paris, Flammarion, 2005, pp. 32-33).
Le grand projet éditorial des "Mythes" de Canongate Books fait son entrée en France avec la publication des premiers livres de la collection parmi lesquels le nouveau roman de Viktor Pelevine, Minotaure.com. L'éditeur anglo-américain a proposé à des écrivains confirmés de réécrire cent des grands mythes de l'humanité selon sa propre inspiration. Trente-trois éditeurs sont associés à ce monumental projet. Ils publieront chacun dans leur propre pays les fruits de cette expérience littéraire sans précédent. Selon Jamie Byng, l'éditeur de Canongate Books, la publication du centième mythe revisité est déjà programmé pour le 15 mars 2038! Les premiers titres de cette série multi-éditoriale ont été simultanément publiés le 21 octobre 2005, à l'occasion de la dernière Foire du Livre de Francfort. Parmi les premiers romans, ceux de Karen Armstrong et de Margaret Atwood sont communs à tous les éditeurs. Chaque éditeur reste néanmoins libre de compléter la collection dans son propre pays avec l'un ou l'autre des auteurs proposés.
En France, Flammarion a choisi "l'enfant terrible de la littérature russe", Viktor Pelevine. Son roman Minotaure.com revisite à sa façon l'ancien mythe de Thésée et du Minotaure sous la forme d'un dialogue en ligne. Il semble que Pelevine se soit laissé guidé par quelque Ariane dans son choix d'écriture : "C'est un projet éditorial très intéressant, explique-t-il, on propose à chaque participant de réécrire un mythe de son choix, et sous n'importe quelle forme. J'ai demandé à la fille de l'un de mes amis italiens de me choisir un mythe, elle a réfléchi longtemps et m'a envoyé un courrier électronique ne comportant qu'un seul mot : Minotaurus."
La trame du livre paraît, au premier abord, assez éloigné du mythe grec d'origine : neuf personnages sont chacun enfermés dans leur chambre avec un ordinateur. Ariane, Thésée et sept jeunes gens participent à un chat Internet. Peu à peu, ils découvrent qu'ils sont prisonniers d'un labyrinthe. Chaque personnage a sa propre image de ce labyrinthe qui lui apparaît notamment dans ses rêves. Celui de UGLI 666 est imprégné de mystique chrétienne. Romeo-y-Coheba et IseuT se perdent dans leurs fantasmes et manquent leur rencontre. Celui du très cartésien Monstradamus ressemble fort à une impasse : "Un couloir de quelques mètres de long qui s'achève sur un mur de béton aveugle." Un certain Astérios coiffé d'un mystérieux heaume rôde dans ce labyrinthe dont les protagonistes comprennent qu'ils doivent bien s'échapper.
Ce conte philosophique écrit avec humour laisse ouvertes de multiples possibilités d'interprétations. Des lecteurs y ont décelé la métaphore de la civilisation moderne plongée dans la virtualité des nouvelles technologies, d'autres la critique de la toute puissance du discours. Pelevine aurait même donné là "un nouveau roman bouddhiste à clé" tant on sait l'influence déterminante du bouddhisme sur son écriture. Les personnages du chat seraient en fait des bodhisattvas qui œuvreraient à se défaire de l'égarement. En faisant semblant de chercher le secret du labyrinthe, ils donneraient peu à peu à Thésée les clés de la libération intérieure. Ariane occupe bien sûr une place centrale dans le roman. C'est elle qui entame le fil du chat (qui rappelle le fameux fil d'Ariane du mythe originel). C'est elle qui explique à Thésée la composition et le fonctionnement du heaume d'horreur, qui n'est en fait que son propre ego. Ses explications permettent enfin à Thésée d'enlever son propre heaume et de s'éveiller.
Cette seule lecture bouddhiste paraît cependant quelque peu réductrice. Minotaure.com est un livre interactif où le lecteur est pris au jeu de l'écrivain. Pelevine est le Minotaure, vous êtes Thésée, les vrais protagonistes du livre. Pelevine le laisse d'ailleurs entendre dès les premières pages par une citation de Borges : "Personne n'a réalisé que le livre et le labyrinthe étaient la même chose." Tout comme le heaume d'horreur ne fonctionne pas sans Thésée, le livre a besoin de son lecteur. Tous les personnages sont des éléments du heaume placé avec habileté sur la tête du lecteur par l'écrivain lui-même. Et peu importe dans quel labyrinthe d'interprétations, bouddhistes ou non, le lecteur est entraîné pendant qu'il lit le livre : le heaume d'horreur fonctionne à merveille.
Un article d'Irakli Machaidze (avril 2006)
Un extrait :
- Monstradamus : "Quel est ce bruit ? Quelqu'un d'autre l'entend-il également ?"
- Ariane : "Mais mieux vaut rire sous cape, autrement Astérios pourrait en prendre ombrage. Il ignore qu'il n'existe pas vraiment, mais il lui arrive quelquefois de le pressentir, il s'en effraie beaucoup et s'en irrite. Le moyen auquel il recourt depuis des millénaires pour tenter de devenir réel est aussi effroyable que stupide, comme du reste tous les mystères de son univers. Lui, qui n'existe pas, s'arrose d'un sang qui n'existe pas davantage. Il n'en acquiert pas plus de réalité, mais il n'y a plus personne pour le lui dire ; ne restent autour de lui que quelques nains serviteurs qui font couler le sang sur lui et hurlent que ce sang sera vengé."
- IseuT : "Je l'entends moi aussi. C'est effrayant."
- Ariane : "Il ne faut pas avoir peur d'Astérios. Si tu as peur, cela veut dire que tu portes le heaume d'horreur, et qu'il est maître de ton univers. Mais si tu ôtes le heaume, Astérios disparaît et tu n'as plus de quoi rire. Porter le heaume est une grande erreur, autant que de l'ôter. Il ne faut rien faire avec lui. Ne serait-ce que parce qu'il n'existe pas en réalité."
Viktor Pelevine, Minotaure.com : Le heaume d'horreur, Paris, Flammarion, 2005, p. 151.
La présentation de l'éditeur :
Neuf personnages participent à un chat sur Internet : Ariane et Thésée, ainsi que sept jeunes gens qui, selon le mythe grec, doivent être sacrifiés au Minotaure comme chaque année. Invisibles et anonymes, ils découvrent qu'ils sont tous prisonniers d'un labyrinthe ressemblant à un jeu vidéo dont ils sont à la fois les joueurs et les pions. Il s'agit pour eux de rester vivants à tout prix et de sortir du labyrinthe pour recouvrer leur liberté. Il devient peu à peu clair que chacun a sa propre image non seulement du labyrinthe qui lui apparaît à travers ses rêves et ses pérégrinations, mais aussi du mystérieux Minotaure et du heaume qui recouvre sa tête et programme le sort des joueurs. À l'issue de ce parcours initiatique, les personnages découvriront-ils la véritable nature et l'identité du monstre, et parviendront-ils à s'échapper et à retrouver le monde réel ?
Viktor Pelevine est né à Moscou en 1962. Auteur entre autres de La Vie des insectes, Oman Ra, La Mitrailleuse d'argile, Homo Zapiens et Un monde de cristal, il a été sélectionné pour de nombreux prix littéraires internationaux. Le New Yorker le cite parmi les meilleurs auteurs européens des trente-cinq dernières années et pour l'Observer, il sera l'un des "vingt et un écrivains à suivre au XXIe siècle".
Sur le site : L'œuvre du romancier russe Viktor Pelevine (Irakli Machaidze)