Bouddhisme et pauvreté (David Loy)
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Bouddhisme et pauvreté

David R. Loy


David LoyUne réflexion sur le thème de la pauvreté par David Loy, l'un des penseurs bouddhistes les plus féconds à l'heure actuelle. Ses travaux portent notamment sur la philosophie et la religion comparées, plus particulièrement les rapports entre le bouddhisme et la pensée occidentale. Il est l'auteur de Lacks and Transcendence (Atlantic Highlands, NJ, Humanities Press, 1996). David Loy a pratiqué le Zen au sein de l'école Sambô Kyôdan où il est qualifié comme enseignant. Il est actuellement professeur à l'Université Xavier de Cincinnati après avoir longtemps enseigné à la Faculté des Études Internationales de l'Université de Bunkyô (Chigasaki, Japon).

Traduction française de Georges Toullat révisée par Daniel Roche. Lire également sur le site la version originale anglaise "Buddhism and Poverty".

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Le bouddhisme a-t-il une contribution particulière à apporter à notre compréhension de la pauvreté et à la façon de la soulager ? Comme d'autres religions, le bouddhisme est parfois critiqué pour son idéalisme : il encouragerait un mode de vie non matérialiste à contre-courant de nos principaux désirs et motivations. Si l'on veut réduire la pauvreté, on est plutôt renvoyé aux sciences économiques qui ont découvert les lois de la croissance censées promouvoir un bien-être planétaire, ainsi qu'aux agences internationales d'aide au développement qui appliquent ces principes afin d'améliorer le sort des sociétés "sous-développées".

Cet article soutient exactement l'inverse. En réalité, l'économie moderne est bien plus "idéaliste": elle propose une image factice de la nature humaine fondée sur l'utilitarisme, une théorie morale du dix-huitième siècle, qui n'est pas tirée d'observations empiriques mais de considérations philosophiques. Les économistes ont ainsi tendance aujourd'hui à vivre dans un monde idéalisé et unidimensionnel de statistiques et d'équations, qui reflète mal les valeurs et les aspirations humaines du monde dans lequel nous vivons réellement.

À l'inverse de l'individualisme calculateur que présuppose le néo-libéralisme économique, le bouddhisme est bien plus "terre à terre" dans sa compréhension des sources du mal et du bien-être. Son approche s'avère également plus proche de la conception traditionnelle du bien-être de la plupart des sociétés pré-modernes, et de la représentation qu'en ont aujourd'hui encore les sociétés "sous-développées". Cet article cherche à explorer les implications des enseignements bouddhistes face aux problèmes du développement économique auxquels nous sommes confrontés en cette fin de vingtième siècle. Dans une perspective bouddhiste, il est peu surprenant que les efforts institutionnels de ces cinquante dernières années aient finalement aggravé les problèmes sociaux qu'ils étaient supposés résoudre. Loin d'apporter une solution, l'approche du développement encore prônée aujourd'hui doit plutôt être considérée comme le problème en soi. Le bouddhisme peut nous aider à le voir et à envisager des alternatives plus viables.

Le Bouddha Shâkyamuni résumait souvent ses enseignements sous la forme des quatre nobles vérités : Le mal-être (dukkha), sa cause, sa cessation et son traitement. Il fut parfois qualifié de grand médecin, car il y a une logique dans cette articulation analogue à celle de l'approche médicale de la maladie. Une logique similaire pourrait s'appliquer à l'approche d'autres problèmes comme la pauvreté et si nous essayons de comprendre le "sous-développement" économique à la lumière de ce modèle simple, il peut servir à éclairer des aspects souvent négligés ou ignorés du problème.


Qu'est ce que la pauvreté ?

"Paradoxalement, peut-être, les véritables obstacles à la résolution des problèmes les plus aigus du monde sont moins les traditions culturelles d'un grand nombre de peuples, que nos croyances tenaces qu'un progrès sans limite, produit de la technique et du marché, peut nous libérer de la nature et la société." (Berthoud, p. 74)

Jusqu'à une époque récente, les religions n'ont pas joué un grand rôle dans les débats sur le développement car leurs enseignements sont habituellement perçus comme tournés vers un monde plus élevé, ou tout au moins vers une autre dimension de la vie. Quelle que soit la pertinence d'une telle affirmation pour d'autres religions, ce n'est pas le cas du bouddhisme. Loin d'ignorer ou de minimiser la pauvreté, le bouddhisme y est sensible et propose à la fois un diagnostic et des remèdes. Mais plus important encore, le bouddhisme conteste notre compréhension de la pauvreté en déplaçant l'approche du problème, notamment par la remise en cause des présupposés qui dominent encore notre conception des sociétés "sous-développées".

Pour le bouddhisme, la pauvreté est mauvaise en ce qu'elle entraîne dukkha. Le terme pâli dukkha, bien que souvent mal compris, peut être considéré comme le concept le plus fondamental du bouddhisme. On le traduit habituellement par "souffrance", "frustration" ou "insatisfaction", mais la meilleure traduction dans ce contexte serait sans doute "mal-être". L'essentiel du chemin bouddhique est la fin de notre dukkha, sans ce qu'il y ait de distinction tranchée entre une dukkha temporelle et une autre qui serait d'ordre transcendant. En tant que philosophie et mode de vie recherchant l'élimination de dukkha, le bouddhisme ne valorise donc pas, et il ne peut valoriser la pauvreté qui est source de dukkha. Dans l'Anguttara Nikaya, par exemple, le Bouddha dit que celui qui se complaît dans la pauvreté des sens (pâli daliddiya) est misérable, car elle mène à l'emprunt et à l'accroissement des dettes, augmentant sans cesse la souffrance.

Le bouddhisme valorise le non-attachement aux biens matériels et prône la vertu d'avoir moins de désirs, sans que cela ne se confonde avec un encouragement à la pauvreté. Le bouddhisme ancien comprend habituellement la pauvreté comme ne pas pouvoir satisfaire ses besoins matériels fondamentaux pour mener une vie décente, à l'abri de la faim, des intempéries et de la maladie. Il reconnaît l'importance de ces besoins essentiels, même pour ceux qui aspirent à son objet spirituel. Les conditions de vie d'un moine ou d'une moniale donne une assez bonne mesure du niveau de subsistance en dessous duquel un être humain ne devrait jamais être admis à tomber. Les quatre nécessités d'un renonçant bouddhiste sont : de la nourriture en quantité suffisante pour soulager la faim et rester en bonne santé, assez de vêtements pour être décent en société et protéger le corps, un abri convenable pour pratiquer sérieusement l'exercice mental et assez de médications pour soigner et prévenir les maladies. Le bouddhisme considère que ceux qui renoncent volontairement aux possessions et aux plaisirs mondains en faveur de ce mode de vie dépouillé appartiennent à la communauté des "nobles" (ariyapuggala).

Bien que la privation de ces quatre nécessités paraisse une bonne définition du dénuement humain, elle ne suffit pas pour évaluer la situation de ceux qui n'ont pas choisi de suivre un chemin spirituel de renonciation. Par exemple, l'éducation et les moyens d'existence ne sont pas cités, la première parce que l'alphabétisation et un minimum d'études étaient habituellement considérés comme acquis, les seconds parce que les renonçants bouddhistes de l'Asie méridionale étaient des mendiants qui se consacraient, non à la production, mais à la contemplation. Au temps de Shâkyamuni, le bouddhisme évoluait dans une culture sans grande technologie et d'un faible impact sur l'environnement, avec une certaine liberté comparées aux forces économiques externes (mais non politiques) qui ravagent actuellement nombre de sociétés indigènes. Notre situation est unique à bien des égards. Elle requiert donc une réponse créative que les enseignements du bouddhisme ancien ne peuvent nous donner et qui pourtant doivent nous instruire. La question essentielle est : qui apportera cette réponse ?

En tout cas, ces enseignements ont beaucoup à nous apprendre. D'après l'Anguttara nikaya, le Bouddha enseignait que certaines personnes sont pareilles à des aveugles parce qu'elles ne voient ni le moyen d'améliorer leur situation matérielle ni celui de vivre une vie moralement élevée. Que d'autres sont semblables à des borgnes, parce qu'elles voient le moyen d'améliorer leur situation matérielle mais ne peuvent imaginer en quoi consiste une vie moralement élevée. Et qu'une troisième catégorie de personnes ne peut voir les deux. De tels enseignements bouddhistes disent qu'on ne peut se limiter aux seuls critères matériels afin d'évaluer la pauvreté. Pour avoir une idée pertinente de la privation, il est nécessaire de prendre en compte les qualités morales de la vie humaine. Cela ne signifie pas qu'il faille pour autant minimiser l'importance de la première vision. Selon le Sûtra du Rugissement du Lion (Cakkavatisihanada sutta), il existe une relation de cause à effet entre la pauvreté matérielle et la détérioration des rapports sociaux.

Dans ce sutrâ, le Bouddha raconte l'histoire d'un monarque dans un passé éloigné qui, originellement, vénérait et respectait les enseignements bouddhistes et suivait les recommandations de son sage : "Ne laisse pas le crime prévaloir dans ton royaume et donne un bien à ceux qui sont dans le besoin." Plus tard, cependant, il commença à régner selon ses propres conceptions. Il cessa de donner aux pauvres et la pauvreté devint générale. Par besoin, un homme prit ce qui n'était pas donné et fut arrêté. Lorsque le roi le questionna, l'homme répondit qu'il n'avait plus rien pour vivre. Le roi lui donna alors un bien en lui disant que cela devrait lui permettre de travailler et de faire vivre sa famille. Le même incident se répéta avec un autre homme et, en l'apprenant, d'autres décidèrent à leur tour de voler, pensant être traités de la même façon. Le roi réalisa alors que s'il continuait ainsi les vols ne feraient qu'augmenter. Aussi décida-t-il d'être impitoyable avec le voleur suivant : "Je ferais bien mieux d'en finir une fois pour toutes avec lui et de lui trancher la tête." Ce qu'il fit.

À ce point du récit, on attendrait une parabole moralisante sur l'importance de la dissuasion dans la lutte contre le crime, mais le texte prend une tout autre direction :

"Entendant cela, les gens pensèrent : « Procurons-nous des sabres aiguisés fabriqués pour nous et nous pourrons prendre à n'importe qui ce qui n'est pas donné, après quoi nous en finirons une fois pour toutes avec eux en leur tranchant la tête. » S'étant armés de sabres affilés, ils lancèrent des assauts meurtriers contre les villages, les villes et les cités, et ils devinrent des bandits de grand chemin qui tuaient leurs victimes en les décapitant. Ainsi, ne pas donner de biens aux pauvres généralisa la pauvreté. L'aggravation de la pauvreté entraîna une augmentation des vols, l'augmentation des vols entraîna celle de l'usage des armes, l'augmentation de l'usage des armes entraîna celle des meurtres..." (Digha nikaya III, 65ff, "Les longs discours", p. 396-405)

Malgré des éléments fantasmagoriques, ce mythe a un sens profond. La pauvreté est présentée comme la cause première de comportements immoraux comme le vol, la violence, le mensonge, etc. Contrairement à ce que nous pourrions attendre d'une religion supposée rejeter le monde, la solution bouddhiste n'implique en rien l'acceptation d'un "karma de pauvreté". Le problème surgit lorsque le roi ne donne plus de biens aux pauvres – c'est-à-dire quand l'État néglige sa responsabilité en matière de justice distributive minimale. Selon ce sutrâ important, les crises sociales ne peuvent être séparées de questions plus larges sur la justice ou l'injustice de l'ordre social. On ne résout pas la criminalité liée à la pauvreté par des châtiments sévères mais en satisfaisant aux besoins fondamentaux de la population.

Dans un autre sutrâ, le Bouddha parle des quatre sortes de bonheur (sukha) auxquels parviennent les maîtres de maison : ils possèdent des ressources matérielles suffisantes, ils en jouissent, ils peuvent les partager avec leur famille et leurs amis et ils n'ont pas de dettes. Plus important encore, souligne-t-il, est le bonheur de vivre une existence pure. Ailleurs, le Bouddha enseigne que le plus grand bien est le contentement (santutthi paramam dhanam). Il y est dit qu'il existe sept sortes de biens nobles : La foi, la conduite morale, la honte et la crainte de commettre une action répréhensible, le développement de sa personnalité, le sacrifice de ses biens au bénéfice d'autrui et la connaissance des trois caractéristiques de l'existence (dukkha, impermanence et non-soi). Le Bouddha déclare que dans la discipline des nobles qui suivent le chemin bouddhiste, l'absence de ces sept biens peut être appelée la vraie pauvreté, une pauvreté encore plus misérable que celle qui résulte du manque de ressources matérielles.

En qualifiant ces qualités morales de "biens nobles", le bouddhisme attire l'attention sur le fait qu'une poursuite exclusive des biens matériels ne rend pas les êtres humains heureux ni même riches. Un monde dans lequel l'envie (issa) et l'avarice (macchariya) prédominent ne peut pas être considéré comme ayant éliminé la pauvreté. Cela découle de la deuxième noble vérité : la cause de dukkha est tanhâ, le désir insatiable. Lorsque quelqu'un éprouve l'intense désir de s'approprier un objet, celui-ci devient une cause de souffrance. De tels objets sont comparés à la flamme d'une torche qu'on porte à contre-vent, ou à un trou rempli de braises chaudes : ils engendrent beaucoup d'anxiété mais très peu de satisfaction. Une vérité évidente que nous réprimons immédiatement en tournant notre attention vers un nouvel objet de désir. Le bouddhisme considère une telle multiplication de désirs comme la cause fondamentale du "mal-être" humain.

Cela signifie que la pauvreté ne peut jamais être vaincue par la multiplication d'un nombre toujours plus grand de désirs qui doivent être satisfaits par la consommation d'un nombre toujours plus important de biens et de services. Dans certains lieux, cela peut temporairement permettre d'éliminer la pauvreté matérielle mais c'est au prix de favoriser une autre sorte de pauvreté, plus pénible encore. En bref, il y a une pauvreté fondamentale et inévitable inhérente à la société de consommation. Pour cette raison, les projets de développement qui cherchent à supprimer la pauvreté en "développant" des économies centrées sur la consommation prennent le problème à l'envers. Nous ne devrions pas être surpris que de tels efforts en matière sociale créent plus de problèmes qu'ils n'en résolvent.

Il ne s'agit pas d'une critique de la possession en soi. Comme le dit la Bible, la source du mal n'est pas l'argent, mais l'amour de l'argent. Cependant, les biens doivent être acquis par des moyens justes, par ses propres efforts sans utiliser de méthodes immorales ou qui exploitent autrui. Les activités économiques entraînant des atteintes à la vie humaine ou non humaine ou qui sapent les idéaux moraux d'une société, quelques profitables qu'elles puissent être dans une perspective purement économique, sont inacceptables d'un point de vue bouddhiste.

Cette image de notre nature humaine et de ses potentialités est-elle trop idéaliste ? Je ne le pense pas. De fait, cette approche reflète les attitudes de la plupart des sociétés qui ne sont pas encore conditionnées par la publicité que le bonheur s'achète plus que les théories économiques. Selon ma définition préférée – elle est du maître vietnamien Thich Nhat Hanh – le bouddhisme est "une manière intelligente de profiter de sa vie". Confondre la qualité de vie avec un niveau de vie quantifiable est à l'inverse stupide. Nombre de peuples du Tiers Monde que nous avons tant poussés à se "développer" semblent plus conscients que nous de cette différence.

La première définition de la pauvreté par la Banque Mondiale reposait sur le critère imparfait du revenu national moyen. Depuis, la Banque est devenue plus sensible aux différences de revenu entre les secteurs d'un même pays, et, même aujourd'hui, entre catégories familiales. L'économie considère toujours néanmoins la faiblesse du revenu comme le critère essentiel du "mal-être", peut-être parce que ces mesures quantitatives sont nécessaires pour satisfaire la passion des économistes pour les tableaux statistiques. Le Produit National Brut est plus facile à mesurer que le bien-être général. Les agences d'aide au développement ont ainsi mis du temps à réaliser ce que nombre d'anthropologues avaient compris depuis longtemps : dans les sociétés traditionnelles, et plus particulièrement dans les communautés rurales, le revenu n'est pas le premier critère du bien-être. Parfois, ce n'est même pas un critère majeur.

"L'idée que la population se faisait du bien-être, et de sa relation avec l'argent, fut l'une des choses qui nous surprirent dans le village. Nous avons interrogé une famille, en leur demandant de classer tous les habitants du village, du plus riche au plus pauvre, et en leur demandant pourquoi ils classaient quelqu'un comme aisé, et quelqu'un d'autre comme pauvre. Nous avons découvert dans l'analyse que l'argent avait très peu de signification pour la population. La personne qui était classée comme la plus pauvre du village était un homme, probablement le seul à recevoir un salaire." (Delia Paul sur un ménage rural de Zambie, cité par Chambers, p. 179).

Quand un maître d'œuvre bulgare fut invité à classer les gens de sa communauté selon la richesse, il "élargit spontanément la liste des critères du bien-être, soulignant l'importance de l'éducation des enfants, d'une bonne santé, et d'une nature enjouée... Il est intéressant de noter que le groupe le moins « nanti » incluait la personne la plus riche du village, un homme malheureux au caractère aigri, classé au bas de l'échelle avec les alcooliques et les malades." (Cité par Chambers, p. 179). De son analyse de la littérature sur ce sujet, Robert Chambers conclut : "Le revenu, critère réducteur des économistes classiques, n'a jamais, selon mon expérience ou les études que j'ai pu lire, été considéré comme le critère numéro un." (Ibid., p. 178)

Affirmer que nous, qui appartenons au monde "développé", savons quelque chose du bien-être mondial, tandis que de telles populations ne le savent pas, est une forme d'impérialisme intellectuel qui paraît de plus en plus contestable. Minimiser l'importance du revenu nous est quelque peu difficile à comprendre, l'argent étant, après tout, le seul moyen qui nous permette d'acheter quelque chose... C'est bien le cas ? Notre obsession de la croissance économique nous paraît naturelle parce que nous avons oublié l'évolution historique des besoins que nous considérons aujourd'hui comme allant de soi, et notamment la nécessité d'un revenu monétaire dans les sociétés occidentales, désormais complètement monétarisées et marchandisées, où presque tout peut être converti en n'importe quoi d'autre par un moyen d'échange commun. Puisque nos besoins (ou plutôt nos envies) sont maintenant considérés comme définissant notre humanité commune, au même titre que les droits de l'Homme, nous sommes portés à oublier ce que le bouddhisme tient pour une qualité humaine essentielle pour être heureux : la nécessité de se limiter soi-même.

Le problème humain fondamental n'est pas le problème technologique et économique de la satisfaction de la totalité de nos besoins matériels – ce qui est, d'un point de vue psychologique et écologique, impossible – mais le besoin psychologique et spirituel de comprendre la nature de notre esprit. C'est pourquoi tout discours sur les "besoins" relève autant du jugement de valeur que de la détermination d'un fait. C'est ce que le bouddhisme et d'autres religions mettent en avant et que les sciences économiques ne reconnaît pas. L'économie ne peut éviter de réduire le bien à la quantité parce qu'elle modélise tous les désirs dans son équation de base de la rareté qui dérive de la comparaison entre des moyens limités et des désirs potentiellement illimités. S'ils ne succombaient au mirage d'une corne d'abondance technologique, on ne verrait jamais les peuples les plus "pauvres" devenir obsédés par toutes les choses qu'ils pourraient posséder. Pour eux, leurs fins sont l'expression des moyens qu'ils ont à disposition. Pendant ce temps, nous imposons nos propres jugements de valeur en nous obstinant à les considérer comme pauvres ou comme vivant dans un état de pénurie (je répète, à l'exception des démunis qui ne peuvent satisfaire les besoins de base pour survivre). Il est présomptueux de supposer qu'ils sont nécessairement malheureux, et que la condition exclusive du bonheur est l'adhésion à la morne routine d'une vie conditionnée par le marché, où la consommation occupe une place toujours plus grande.

Tout cela est encore mieux exprimé dans une métaphore commune du bouddhisme tibétain. Le monde est plein d'épines et de pierres acérées (et maintenant de verre brisé également). Que faut-il faire ? Une solution consiste à paver la terre entière, une autre à porter des chaussures. "Paver toute la planète" est une bonne métaphore pour décrire comment notre projet collectif économique et technologique tente de faire notre bonheur. Il ne sera pas achevé même si toutes les ressources de la terre étaient transformées en biens de consommation. Une autre solution consiste à apprendre à nos esprits comment fabriquer et porter des chaussures, de façon à ce que nos buts collectifs soient en accord avec les moyens renouvelables procurés par la biosphère.

Pourquoi considérons-nous qu'un revenu et une consommation réduites sont synonymes de mal-être ? Nous arrivons là au cœur du sujet. Pour nous autres, le bien-être matériel a pris une place croissante dans notre vie car nous avons perdu la foi en tout autre possibilité d'épanouissement – qu'il s'agisse d'une vie au Ciel après la mort, près de Dieu, ou du paradis terrestre du socialisme, ou bien encore (sur fond de désespérance devant la crise écologique), de la foi dans les progrès futurs de l'humanité. Si l'amélioration de notre "niveau de vie" est devenue si compulsive c'est qu'elle a remplacé les valeurs religieuses traditionnelles, ou mieux qu'elle est précisément devenue une sorte de religion séculière. Nos efforts pour "développer" économiquement les populations du Tiers Monde, qui ont leurs propres traditions spirituelles, peuvent être ainsi considérés comme une forme contemporaine d'impérialisme religieux, une nouvelle mission pour convertir les païens... En dépit de leur violence imbécile, les terroristes du Tiers Monde comprennent mieux que nous cet aspect de la mondialisation.


Quelles sont les causes de la pauvreté ?

"Avec l'avènement du monde moderne, une foi spécifiquement moderne – la foi dans le progrès – apparut pour donner une signification ultime aux nouvelles notions et institutions qui étaient alors dominantes. Notre profonde vénération dans la science et la technologie fut inextricablement liée à cette foi dans le progrès. Le renforcement général de l'État-nation fut réalisé sous la bannière du progrès. La conformité croissante aux lois de l'économie, la croyance renforcée en ses lois restent comme les ombres de cette foi illuminée." (José Maria Sbert, p. 192)

Dans le modèle accepté du développement, la cause de la pauvreté n'est pas un sujet majeur. La pauvreté est plus ou moins considérée comme allant de soi : la condition normale des populations "sous-développées", une plaie des société pré-modernes, qui ne peut être soulagée que par le développement technologique et économique.

Pourtant dans une perspective bouddhiste, cette indifférence aux causes de ce que nous prétendons soigner est quelque peu étrange. Ce sentiment est renforcé par certaines données troublantes qui ne vont pas dans le sens de la pauvreté comme condition normale de la pré-modernité. Les études sur l'économie de l'âge de pierre estiment que les premiers hommes avaient sous certains aspects une vie confortable et plus oisive que la nôtre. Les recherches archéologiques sur les premières communautés de chasse et de cueillette (ainsi que les études anthropologiques les plus récentes) ont montré qu'elles survivaient tout à fait normalement en travaillant quelques heures par jour, avec un régime alimentaire plus nourrissant et varié que dans les exploitations agricoles ultérieures.

L'agriculture était un travail plus dur et menait à une vie moins saine, mais elle pouvait nourrir une plus grande population et même produire des excédents, ce dernier bénéfice étant habituellement réservé à ceux qui avaient les moyens de se les approprier. Le développement de classes sociales s'ensuivit, quelque chose qui aurait pu difficilement voir le jour dans les communautés de chasse et de cueillette. On pense que cette appropriation est à l'origine de la royauté et de la prêtrise, mais elle peut tout aussi bien être considérée comme celle des pauvres qui ont été spoliés des fruits de leur plus dur labeur.

L'existence de classes sociales reste l'un de nos problèmes les plus fondamentaux, il est parmi ceux que cinquante ans de développement ont bien peu contribué à soulager comme le montrent de nombreuses études récentes : la part de richesse des pays riches a continué d'augmenter pendant cette période tandis que celle des pays pauvres diminuait. Selon le Rapport sur le développement des Nations Unies de 1998, 20 % de la population mondiale représente 86 % de la consommation. Les trois personnes les plus riches de la planète possèdent des actifs dont le montant dépasse la somme des PNB des 48 pays les plus pauvres. C'est pourquoi, parmi les 4,4 milliards d'habitants que comptent les pays sous-développés, les trois cinquième n'ont pas d'équipement sanitaire de base, un tiers manque d'eau potable, un quart vit dans un logement insalubre, un cinquième souffre de malnutrition et un cinquième n'a pas accès à un service de santé moderne. Cette catastrophe persistante est due en partie au fait que dans les pays "sous-développés", la plupart des efforts des agences d'aide au développement, comme la Banque Mondiale, sont accaparés par les classes dominantes et aisées. Et si un projet échoue, comme c'est souvent le cas, ce sont les pauvres qui souffrent le plus de cet échec.

Ainsi, entre 1980 et 1989, trente-trois pays africains reçurent 241 prêts d'ajustement de la Banque Mondiale. Pendant la même décennie, le PIB moyen et la production de nourriture par habitant diminuèrent dans ces pays. Le montant du salaire minimal chuta de plus de 25 %, les dépenses gouvernementales en matière d'éducation tombèrent de 11 à 7 milliards de dollars, et le taux de scolarisation en primaire passa de 80 % en 1980 à 69 % en 1990. Le nombre d'habitants considérés comme pauvres passa de 184 à 216 millions entre 1985 et 1990, soit une augmentation de 70 % (George et Sabelli, p. 141). Si l'on soutient que le rôle de la Banque Mondiale est principalement l'élimination de la pauvreté, nous sommes bien forcés d'admettre cette conclusion paradoxale que l'une des causes de la pauvreté réside dans ses efforts pour la réduire.

Dans les tout premiers textes bouddhistes, la cause de dukkha est parfois tout simplement identifiée avec la soif du désir, et parfois avec les trois racines de l'immoralité (akusalamula). Le mal-être humain ne peut être résolu que par l'éradication de ces trois racines : l'avidité (lobha), la haine (dosa), et l'illusion (moha). L'abolition de ces trois sources de motivation pernicieuses est l'objet de la quête bouddhiste, en d'autres termes "l'illumination" du nirvâna.

Que l'avidité et la haine puissent jouer un rôle dans la pauvreté est plus ou moins évident, la fonction de l'illusion est plus subtile. Une façon de comprendre son rôle est de considérer à quel point nous sommes égarés par notre pensée dualiste. Les catégories dualistes divisent les choses en opposés qui restent dépendants les uns des autres, l'affirmation de l'un impliquant la négation de l'autre. Cette façon de penser peut conduire à des problèmes dépassant le niveau purement conceptuel. Si je souhaite vivre une vie "pure" (de quelque manière qu'on l'entende), je serais attentif à éviter l'impureté. De même, le désir de célébrité est en même temps une crainte de l'anonymat – sans cette crainte, on ne ferait pas tout ce qu'il faut pour devenir célèbre. Que je gagne ou que je perde telle compétition, c'est en intériorisant ce rapport que je suis motivé pour jouer. Il en va de même de mon désir de succès et de ma peur de l'échec. Dans chaque cas, nous espérons le gain d'un côté (pureté, célébrité, succès) et tentons d'éviter l'autre (impureté, anonymat, échec), mais ils restent mentalement indivisibles, chacun étant l'ombre de l'autre. De la même façon, le désir de richesse a pour ombre la peur de la pauvreté.

La conséquence de cette dialectique est que le "problème de la pauvreté" ne peut être compris indépendamment de ce que l'on pourrait appeler le "problème de la richesse". Nous sommes plutôt enfermés dans un dualisme richesse/pauvreté. Nous pouvons analyser cela de différentes manières. Nous pouvons tout d'abord déjà reconnaître ce que disent les nombreux critiques de la mondialisation : une croissance économique rapide n'est pas un jeu à somme nulle, elle entraîne rapidement un appauvrissement et un accroissement des inégalités. Les agences d'aide au développement préfèrent l'ignorer alors que leurs programmes d'aides structurelles les ont favorisés.

Pour comprendre comment nous y consentons, nous devons analyser nos motivations collectives par le dualisme richesse/pauvreté. Notre préoccupation "d'attaquer la pauvreté" n'est-elle pas la face cachée de notre volonté agressive de créer de la richesse ? Nous sommes conduits à justifier les effets négatifs de la mondialisation car, au fond, nous ne souhaitons pas aborder ces problèmes. Plus insidieusement, nous rationalisons un mode de vie fondé sur la croissance économique, indépendamment du prix à payer. Les populations "sous-développées" doivent être pauvres, car c'est ainsi que nous ressentirions leur mode de vie. Tellement hypnotisés par la croissance, nous pensons que tout le monde l'est également – ou devrait l'être – particulièrement si nous avons accès à leurs ressources et pouvons répondre à leur demande de nos biens de consommation.

Dans l'Europe médiévale, la pauvreté permettait, grâce à la générosité, de sauver son âme. Aujourd'hui, une telle générosité est indispensable pour justifier notre style de vie consommateur. Après avoir réussi un coup en bourse, nous pouvons avoir bonne conscience en faisant un don à une œuvre de charité. Plus cyniquement, les programmes d'aide ont été utiles pour détourner les protestations. "Le but de l'assistance est précisément d'adoucir certaines formes excessives de différenciation sociale, de telle façon que la structure sociale puisse continuer à se fonder sur cette différenciation." (Georg Simmel). De nos jours, nous disposons d'outils économiques développés qui nous permettent d'aller plus loin encore et (puisque nos âmes immortelles ne sont plus notre souci) de retirer un profit de notre générosité : l'assistance doit s'accompagner d'un retour sur investissement, sans égard pour le coût social chez ceux qui la reçoivent.

Les institutions pour le développement ont vite souligné qu'une croissance continue était indispensable pour résoudre durablement la pauvreté mondiale, une conclusion logique dès lors qu'on admet que la seule voie à suivre est celle de la production/consommation dont les pays "développés" donnent l'exemple. Cela signifie détourner des ressources communautaires limitées vers de nouvelles fins économiques et implique de consolider encore plus le pouvoir des agences gouvernementales et des institutions financières. Un tel pouvoir n'oblige plus, aujourd'hui il aide ; mais qui a besoin d'aide, et comment cette aide va-t-elle être distribuée ? La décision revient à celui qui donne et non à celui qui reçoit. Notre nature humaine est ainsi redéfinie en fonction des intérêts et sous la direction de professionnels (Gronemeyer, p. 97).

La pauvreté mondiale est donc conceptuellement indispensable pour que le monde soit totalement marchandisé et monétarisé. Sinon, il serait impossible de rationaliser la profonde réorientation sociale (vécue comme une désorganisation par la plupart des populations) qui est exigée. Les cultures et les modes de vie traditionnels doivent être redéfinis comme des obstacles à surmonter et les élites en être détournées afin de créer une classe d'individus plus intéressés et individualistes qui serviront d'avant-garde au consumérisme.

Le dualisme richesse/pauvreté a une autre implication qui touche à la psychologie des pays riches. La pauvreté des autres se trouve également nécessaire car elle est sert de mesure à nos propres réussites. Sans perdants, nous ne pouvons pas nous sentir gagnants. Si les pays sous-développés n'étaient pas insatisfaits de leur sort, nous ne pourrions être satisfaits de ce que nous avons, nous ne pourrions rationaliser tout ce qui a été nécessaire pour en arriver là, nous ne pourrions excuser les conséquences néfastes de notre développement économique. Dans cette optique également, nous percevons le problème de la pauvreté au travers des verres teintés de nos lunettes, et ce qui est ainsi coloré par ces verres n'est rien d'autre que notre propre apparence. Vivre dans un monde de marchandises, c'est reconnaître notre propre marchandisation, où la valeur des marchandises est déterminée par la comparaison des prix. Qui vaut le plus, toi ou moi ? Nous posons rarement cette question, car elle est trop tranchante, allant jusqu'à la racine de l'estime de soi. Cela vaut également pour les collectivités, dans la manière dont nous percevons les autres... Pour toutes ces raisons, nous avons besoin des pauvres.

Rien de ce qui précède ne prétend éclairer la situation de toutes les populations qui, dans le monde, vivent un dénuement qui doit être le plus tôt possible soulagé. Il s'agit de montrer que les illusions de la richesse sont parmi les causes aujourd'hui de la pauvreté, des illusions qui ont des effets très concrets sur le bien-être de beaucoup de gens, y compris les riches eux-mêmes. Nous ne devrions pas nous permettre d'être simplement sensible au seul aspect "pauvreté" du problème. Pour corriger ce préjugé, nous devrions plus nous soucier de l'aspect richesse et des coûts personnels, sociaux et environnementaux de notre obsession de la création de richesse et de la croissance collective. Loin d'ignorer la véritable pauvreté, le bouddhisme souligne l'importance de comprendre ce genre de dualisme si nous voulons que nos efforts en vue d'aider les pauvres aient une réelle efficacité.


En quoi consiste la fin de la pauvreté ?

"Le salut des hommes et des nations passera par des liens toujours plus étroits avec le marché international qui s'unifieront dans la communauté mondiale. Alors, les pauvres participeront de la même réalité que les riches. Comme tout autre principe universel, l'adaptation est une notion purement abstraite même si son application crée de réelles souffrances. Tous les choix possibles sont réduits à un seul : il n'y a pas d'alternative. Nous sommes tous liés par un seul principe obligatoire qui sera reconnu. Les nations capricieuses seront de la sorte libérées de leurs erreurs." (George et Sabelli, p. 72)

Une nouvelle fois, il est curieux de constater que les agences d'aide au développement, comme la Banque Mondiale, aient si peu décrit leur conception de la fin de la pauvreté. L'objectif est exprimé en termes négatifs, sans vision positive du type de monde que nous aurions si la pauvreté était éliminée. Nous sommes amenés à conclure que ce silence est soit inconscient, l'objectif étant plus ou moins implicite, soit conscient, la Banque ne souhaitant pas le révéler. Dans les deux cas, nous avons des raisons d'être préoccupés.

Ces objectifs n'envisagent comme solution que l'intégration des pauvres dans l'économie mondiale. Leurs différences résident dans le rôle qu'on s'attend à les voir jouer dans le processus de mondialisation.

Le premier scénario parle en termes vagues et généraux des bénéfices qui résulteraient d'un couplage avec l'économie mondiale : un marché pour leurs propres productions, l'accès au crédit, aux ensemencements et autres ressources, tout cela conduisant au plus important, un revenu permettant d'acheter des biens de consommation – la porte ouverte vers la terre promise du capitalisme. Bien sûr, il faut commencer par le début, mais en travaillant durement, et avec de la chance, vous pourriez devenir comme nous, des consommateurs à plein-temps.

Le second scénario est plus réaliste quant à la possibilité de devenir des consommateurs comme nous le sommes. Il est tentant mais la promesse est fallacieuse. En adoptant de façon aussi étroite notre syndrome pauvreté/richesse, les "sous-développés" sont condamnés à une vie qui augmentera dukkha car il n'y a aucune chance qu'ils puissent adopter notre style de vie. Un monde de six milliards de conducteurs de voitures ? La Terre ne possède pas assez de ressources naturelles pour permettre à la population chinoise de vivre comme des Américains et ses puits ne pourraient pas absorber assez de polluants. Mais il n'y a pas à s'inquiéter, car les pauvres du monde ont en réalité un rôle différent à jouer.

Si des extra-terrestres venus d'une autre planète avaient pu observer les pratiques de développement de la Banque Mondiale durant ces cinquante dernières années, sans avoir aucune connaissance de sa rhétorique concernant ses intentions – comme aider au développement, s'attaquer à la pauvreté, etc. – qu'auraient-ils pu comprendre de ses objectifs ? Sur la base de sa longue expérience au Zimbabwe, le Professeur Colin Stoneman, statisticien en économie à l'Université d'York, conclut que la Banque Mondiale est une institution "dont l'intention implicite, et la mise en place progressive, est de promouvoir la construction d'un marché mondial unique, sur la base établie de la division actuelle du travail... un rôle médiatisé par une idéologie se réclamant d'une science neutre de toute valeur" (c'est-à-dire l'économie). Doug Hellinger, un ancien consultant de la Banque en développement urbain, aujourd'hui membre du Groupe de développement pour une politique alternative (D-GAP), fait le même constat, avec plus de cynisme : "La Banque prétend que pour rejoindre l'économie mondiale vous devez devenir plus productif et que vous devez pouvoir rivaliser avec les importations extérieures. Mais le but n'est pas de développer le Brésil ou le Ghana. Ils pourraient devenir un problème. Les États-Unis tentent de rester compétitifs face à l'Europe et au Japon, et la Banque apporte une aide aux amis du gouvernement en matière de main d'œuvre bon marché, de dérégulation, et d'aides à l'exportation. Il ne s'agit pas d'une stratégie de développement, mais d'une stratégie d'entreprise." (in Caufield, p. 159).

Si telles ont été réellement les intentions de la Banque Mondiale et du FMI, ils ont parfaitement réussi :

"Pendant des dizaines d'années, la Banque Mondiale a eu les mains libres pour mener sa politique à ses fins, particulièrement pendant les années 1980, au plus fort de la crise de l'endettement. En examinant les résultats, certains critiques se sont trompés en déclarant que le développement avait échoué. Ce n'est pas le cas. Le développement, tel qu'il fut historiquement conçu et officiellement mis en pratique a été un large succès. Il a vu l'intégration des catégories supérieures, évaluées entre 10 et 40 % de la population du Tiers Monde, dans les classes internationales, occidentalisées et consommatrices et dans une économie de marché internationale. Cela a été brillamment accompli. Dix ans ou plus d'ajustements structurels ont donné une forte impulsion au processus d'intégration globale. Partout, les élites ont géré de façon à faire payer à leurs compatriotes plus pauvres le coût des ajustements, tandis que la plupart en ont profité, quelques rares d'entre eux ayant en due proportion minimisé leur perte." (Georges et Sabelli, p. 147).

Ce n'est pas par hasard si le président Truman a formulé, juste au début de la guerre froide, en janvier 1949, la doctrine de l'assistance aux "régions sous-développées". L'Union Soviétique, en tant que première puissance non capitaliste à s'industrialiser, offrait un modèle alternatif de développement qui pouvait s'octroyer la fidélité des pays du Tiers Monde. Ce n'est pas non plus un hasard si, depuis l'effondrement de l'Union Soviétique, la globalisation de l'économie s'est accélérée, en même temps que le fardeau des ajustements structurels s'alourdissait pour la plupart des pays en voie de développement : il ne s'agit pas non plus de deux développements séparés, mais de deux facettes de la même intégration globale.

Que signifie cette intégration ? Et pourquoi est-elle si préoccupante ? En 1944, année où furent tous deux fondés la Banque Mondiale et le FMI, l'historien de l'économie Karl Polanyi publiait La Grande transformation : Aux origines politiques et économiques de notre temps. Sa description des origines du capitalisme n'aborde pas directement la globalisation que la Banque et le FMI ont depuis encouragé, son ouvrage reste néanmoins la meilleure description des conséquences sociales de l'économie capitaliste : un renversement du rapport traditionnel entre une société et son économie.

Dans les sociétés pré-modernes, et dans les sociétés traditionnelles actuelles, les marchés existants sont limités en termes de lieu, d'étendue et de durée. Ils jouent un rôle très circonscrit du fait qu'ils tendent à rompre les liens sociaux. Ces sociétés ne font pas une distinction claire entre la sphère économique et la sphère sociale, avec pour conséquence que les rôles économiques sont subordonnés aux relations sociales. Selon Polanyi, l'homme pré-capitaliste "n'agit pas pour la sauvegarde de son propre intérêt dans la jouissance de biens matériels ; il agit de façon à sauvegarder son statut social, ses privilèges et ses acquis sociaux. Il n'accorde de valeur aux biens matériels que dans la mesure où ils servent ce but." (p. 46).

La libération du marché de ces contraintes forme la grande histoire du capitalisme. Aujourd'hui, nous croyons que la liberté de prendre part aux échanges marchands bénéficie à tous parce qu'elle conduit à la croissance économique qui satisfait nos besoins. Cependant, s'il est vrai qu'il n'existe pas de distinction claire entre les sphères économique et sociale, il y a une autre façon de comprendre les marchés libres, comme un renversement de la relation traditionnelle entre une société et son économie. Aujourd'hui "au lieu que l'économie soit incluse dans les relations sociales, ce sont les relations sociales qui sont incluses dans le système économique." (Polanyi, p. 57).

Sans des limitations protectrices des relations sociales, cela conduit à la marchandisation généralisée, tout devient une source potentielle d'un profit économique, phagocytant jusqu'au tissu social éminemment moral constitué d'innombrables relations personnelles maintenant marchandisées sous la forme du "capital social" ou du "capital moral" – d'horribles termes économiques qui indiquent comment les forces du marché utilisent, tout en le pervertissant, ce tissu de responsabilité interpersonnelle. Il y a une contradiction fondamentale dans le marché puisqu'il requiert des traits de caractère tels que l'honnêteté, la confiance, etc., pour assurer son fonctionnement, alors qu'il est principalement motivé par l'appât du gain, et tend donc à amoindrir ce souci d'autrui. Les dernières décennies l'ont montré avec encore plus d'évidence. Aux États-Unis, les plans sociaux de réduction massive d'effectifs et le recours au travail à temps partiel démontrent un désintérêt des entreprises pour leurs employés, tandis qu'au sommet de l'échelle, l'accroissement des salaires astronomiques et le rachat d'entreprise par les salariés révèlent que les cadres sont de plus en plus adeptes de leur exploitation ou de leur cannibalisation pour leur seul profit. Sur le plan international, la globalisation du marché a favorisé l'exploitation des pauvres et des faibles dans les parties "sous-développées" du monde, où des gouvernements vampires coopèrent souvent au maintien de salaires de misère. Il s'agit là d'exemples où le marché épuise lui-même le "capital moral" et dépend alors de la société pour le régénérer, de la même façon qu'il dépend de la biosphère de régénérer le capital naturel. C'est une bonne métaphore, car les conséquences sur le long terme sont quasi-identiques : de même que nous avons atteint la limite où la capacité de régénération de la biosphère est compromise, notre capital moral collectif est devenu si épuisé que nos sociétés (ou plutôt les agrégats des individus atomisés) sont moins capables de se reconstruire, avec à la clé de graves conséquences sociales.

Comment les sociétés génèrent-elles du "capital moral" ? Nous sommes ramenés au rôle des religions, que les instituts pour le développement ont souvent perçues comme des obstacles et non comme des soutiens. Tout au long de l'histoire, les religions ont été les principales sources et les dépositaires des valeurs et des desseins les plus profonds des sociétés, celles qui sont les plus essentielles à l'harmonie et à la propre compréhension d'une communauté. Il ne s'agit plus de nos propres desseins ou des valeurs que l'on privilégierait aujourd'hui, pourtant les grandes religions se sont épanouies parce qu'elles avaient la capacité de favoriser et d'enrichir des relations personnelles responsables. Les aspirants bureaucrates doivent savoir plus qu'écrire et compter s'ils veulent être de bons commis. Ils doivent également être dotés d'une compréhension morale de leurs responsabilités envers les autres membres de la société. Cela va sans dire, cela s'applique à tous les échelons de la hiérarchie. Traditionnellement, les valeurs religieuses ont été une bonne aide. À l'inverse, les valeurs matérielles qui privilégient le revenu et la consommation rendent plus difficile le refus de la corruption et de la subornation. Il ne s'agit pas d'un problème abstrait : il concerne l'un des obstacles majeurs pour un développement réussi.

Si une société harmonieuse exige un "capital moral" que les religions régénèrent normalement et que le capitalisme marchand tend à épuiser, nous ne devrions pas confondre réforme économique et libération du marché. La relation est à inverser : un véritable développement social exige de nous d'inverser la transformation décrite par Polanyi, en réincorporant l'économie dans les relations sociales, plutôt que de laisser les forces économiques décider ce qu'il advient de nos sociétés. Naturellement, cela s'applique aussi bien aux nations prospères qu'aux nations "sous-développées".

Aujourd'hui, la nouvelle rhétorique soutient qu'il convient de "restituer le pouvoir aux pauvres" pour "combattre la pauvreté". Il y a là une ambiguïté dangereuse : du pouvoir pour quoi faire ? Est-ce un moyen – permettre aux pauvres de rejoindre le marché mondial  ou un but – leur permettre de décider de la direction qu'ils voudraient réellement prendre ? Pour de nombreuses populations historiquement "sous-développées", ce que nous pouvons percevoir de leur pauvreté qui les isole n'est pas le point le plus important de leur vie et de leur culture. Lorsque des sociétés traditionnelles possèdent leurs propres critères de la privation et du bien-être, leur imposer un modèle étranger est un impérialisme à la fois intellectuel et économique. Si cette contrainte vient saper leurs valeurs religieuses traditionnelles, cela devient également un impérialisme d'ordre religieux.

Si l'on souhaite ne plus voir la détresse perdurer – ce sur quoi tout le monde peut être d'accord – nous devrions accepter que le monde soit enrichi (et parfois endommagé) par une pluralité de conceptions du mal et du bien-être. Cela ne signifie pas que toutes méritent d'être tolérées : les plus totalitaires en particulier, ne le doivent pas. Comment pouvons-nous différencier les conceptions tolérables de celles qui ne le sont pas ? La démocratie, et, tout aussi important, la liberté de la pratique religieuse sont nécessaires. Plus que les contraintes économiques ou militaires, elles fournissent le cadre pour répondre à ces questions.

Le rôle moral des religions est difficile à saisir pour la plupart des économistes formés en Occident, car leur discipline est un legs du siècle des Lumières, qui opposait le progrès social et scientifique à l'influence rétrograde d'Églises privilégiées. Aujourd'hui, cependant, nous devons reconnaître que la compréhension économique néolibérale du bonheur, et des moyens de le réaliser, n'est qu'une conception parmi d'autres. Comme n'importe laquelle, elle a ses avantages et ses inconvénients. Le bien-être et les produits qu'elle offre ont un coût social, un coût qui ne devrait pas être imposé à ceux qui ont leur propre vision du monde et leurs propres valeurs.

Toutes les sociétés sont confrontées à la même tragédie fondamentale de la vie, qui n'est pas en premier pour le bouddhisme la pauvreté, mais la maladie, la vieillesse et la mort. Les religions ont été la principale réponse de l'homme. Elles abordent le problème de multiples manières. Dans l'optique héritée du siècle des Lumières, ces réponses relèvent de la superstition ou de la fuite. D'un point de vue bouddhiste, pourtant, la croissance économique et le consumérisme offrent des alternatives insatisfaisantes, parce qu'elles sont des échappatoires : elles refoulent le problème fondamental de l'existence en nous divertissant avec des substituts symboliques tels que l'argent, la position ou le pouvoir. Dans toutes les grandes religions, des critiques similaires de l'idolâtrie sont explicitement ou implicitement formulées et la globalisation économique rampante rend ce message d'autant plus important aujourd'hui.


Comment en finir avec la pauvreté ?

"Les apôtres de la nouvelle vie... sont une minorité, typiquement ceux dont la proximité avec l'éducation occidentale, la pensée politique occidentale et le mode de vie occidental ont conduit à vouloir de plus grandes opportunités d'utiliser leurs connaissances, des débouchés plus vastes pour leurs ambitions et une meilleur sort matériel pour leurs compatriotes." (Eugene Black, président de la Banque Mondiale [1949-1963], pp. 11-12)

"Si nous devons conduire notre peuple au paradis avec des bâtons, nous le ferons pour leur bien et pour le bien ce ceux qui viendront après nous." (Abel Aller, vice-président du Soudan, cité par Caufield, p. 226)

Ici, finalement, nous devrions apprécier la force du paradigme économique, qui invente et développe des programmes pour en finir avec la pauvreté – du moins pourrait-on le penser. Malheureusement, les solutions expérimentées n'ont pas été assises sur une compréhension adéquate des trois questions évoquées (Qu'est ce-que la pauvreté ? Quelles sont ses causes ? Comment l'arrêter ?) et nous ne devrions pas être surpris que ces tentatives n'aient pas été vraiment couronnées de succès.

Je pense que la meilleure réponse à la dernière question est très simple : nous n'en savons rien. Il ne s'agit pas d'une carence qui serait palliée par un meilleur ou un plus grand savoir ; le fait est que nous n'avons pas le moyen de savoir si nous pouvons, ou même devons, tenter d'éradiquer la pauvreté. Dans une telle situation, nous avons par-dessus tout besoin d'humilité : la modestie qui découle de la reconnaissance que nous sommes incapables de décider pour d'autres populations quelle est la meilleure voie à suivre. Si nous étions attentifs à ce qui se passe dans nos propres cuisines, nous serions déjà assez embarrassés pour décider ce qu'il conviendrait de faire pour nos sociétés "développées" qui toutes connaissent des problèmes sociaux majeurs.

Je suggère le plus sérieusement du monde qu'une des meilleures choses que nous puissions faire pour beaucoup de pays "sous-développés" est de les laisser en paix. Que cela soit ou non la meilleure attitude, cela sera toujours mieux que nombre de programmes anti-pauvreté qui ont abaissé encore plus la capacité des "pauvres" à satisfaire leurs besoins, souvent en dépossédant les populations locales de leurs ressources propres (par exemple en détournant l'agriculture vivrière en monoculture d'exportation). Les laisser en paix signifie permettre aux populations de gérer leurs propres ressources, de les laisser décider eux-mêmes de leurs opportunités et de leurs capacités. Loin d'être une inaction, cette attitude peut demander au contraire d'importantes interventions afin de restaurer leurs capacités locales d'autodétermination.

Cela ne veut pas dire que nous soyons incapables d'aider d'autres populations à décider de ce qu'elles aimeraient changer dans leur vie. Naturellement, c'est un processus extrêmement subtil pour que les moyens ne ruinent pas les objectifs. Certains récents travaux se sont orientés dans cette direction, et nombre de ces approches nouvelles, plus participatives, sont résumées dans l'ouvrage de Robert Chambers, l'indispensable Whose Reality Counts ? Son argumentation convaincante insiste sur l'impératif d'un changement personnel mais aussi professionnel et institutionnel afin de favoriser un véritable développement réussi. Plusieurs projets de développement d'inspiration bouddhiste comme le mouvement Sarvodaya au Sri Lanka offrent déjà un exemple de ces changements.

Cependant, "les laisser en paix" n'est pas une solution applicable à la misère profonde qui nous oblige moralement à procurer au minimum une nourriture suffisante, des vêtements, un toit et une assistance médicale à toutes les personnes de la Terre. On le voit, cela nous renvoie au problème coûteux d'inventer des stratégies de développement économique appropriées. En réalité, ces besoins fondamentaux pourraient être facilement satisfaits et à peu de frais si nos intentions étaient sincères et notre motivation sérieuse. Cela ne représenterait qu'un faible pourcentage du produit annuel mondial. "On estime à 40 milliards par an le coût cumulé des dépenses destinées à assurer à tous un accès à une éducation minimale, des soins médicaux de base, des soins génésiques, une alimentation suffisante, de l'eau potable et un assainissement." (Nations Unies, 1998, Rapport sur le développement). "Cela représente moins de 4 % de la richesse totale des 225 pays les plus riches du monde." Le moyen le plus efficace de procurer ces services passerait sans doute par des agences des Nations Unies rénovées.

En renversant la métaphore classique, je suggère qu'au lieu de prétendre apprendre aux pauvres à pêcher nous leur donnions le poisson dont ils ont besoin (le monarque cité dans le Sûtra du rugissement du lion a connu des problèmes pour avoir cessé de donner des biens aux nécessiteux, non pour avoir manqué de favoriser la croissance économique). La triste histoire de ces cinquante dernières années de développement révèle la cruauté du slogan habituel : nous avons appris aux pauvres de la Terre à pêcher et l'effet a été bien souvent d'épuiser leurs ressources de pêche pour notre propre consommation. Cela reflète la contradiction fondamentale de l'approche de la Banque Mondiale, qui doit, en tant que banque, subordonner toutes ses bonnes intentions à son propre impératif d'un retour sur investissement.

Le problème n'est pas que nos ressources soient insuffisantes pour procurer le minimum à chacun. Nous en avons largement assez. Le problème tient à un manque de volonté collective, juste assez de volonté pour surmonter le simple fait que les pays qui ont le plus parlé des menaces pesant sur les ressources terrestres ne s'en préoccupent pas. Ce n'est tout simplement pas une priorité pour eux, et aussi longtemps que notre obsession à accumuler la richesse nous encourage dans cette voie, nous en sommes les complices.

Autrement dit, le problème de la pauvreté mondiale n'est pas d'abord économique. Il dépend de nos objectifs collectifs, et par conséquent de nos valeurs. Nous sommes ainsi ramenés aux religions, et à la nécessité que les institutions religieuses comprennent combien l'accent mis sur l'importance du marché, sur l'accumulation de richesse et sur la consommation sapent leurs enseignements les plus importants. L'influence corrosive de la mondialisation économique et de ses organisations d'aide au développement sur d'autres systèmes de valeurs que les nôtres doit être remise en question. Des religions revivifiées sont sans doute notre meilleur espoir.


© David Loy, 1999. Reproduction interdite. [Télécharger et imprimer le texte complet au format pdf]


Sources

Gerard Berthoud, "Market", in The Development Dictionary.
Eugene Black, The Diplomacy of International Development (New York: Atheneum, 1963).
Catherine Caufield, Masters of Illusion: the World Bank and the Poverty of Nations (London: Macmillan, 1996).
Robert Chambers, Whose Reality Counts? (London: Intermediate Technology, 1997), avec les notes les plus incisives déjà citées.
Marianne Gronemeyer, "Helping", in The Development Dictionary.
Susan George and Fabrizio Sabelli, Faith and Credit: The World Bank's Secular Empire (Penguin, 1994).
P. D. Premasiri, "Religious Values and the Measurement of Poverty: A Buddhist Perspective", written for the World Faiths Development Dialogue with the World Bank, Johannesburg, South Africa, 12-14 January 1999. Les sections bouddhistes de cet article doivent beaucoup à l'article de Premasiri.
Karl Polanyi, The Great Transformation (Boston: Beacon, 1957).
Wolfgang Sachs, ed., The Development Dictionary (London: Zed Books, 1992).
Jose Maria Sbert, "Progress", in The Development Dictionary.
Georg Simmel, "The Poor", Social Problems, vol. 13 (1965).
Colin Stoneman, "The World Bank and the IMF in Zimbabwe", in Campbell and Loxley, eds., Structural Adjustment in Africa (New York: St. Martin's Press, 1989).
Maurice Walshe, trans., The Long Discourses of the Buddha: A Translation of the Digha Nikaya (Boston: Wisdom Publications, 1995).


A lire sur le site :

Buddhism and Poverty, la version originale anglaise
D'autres textes de David Loy, tout aussi passionnants (en anglais, en français et en espagnol)


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