Le monde moderne est si matérialiste qu'on plaisante parfois sur sa religion du "monéthéisme". Mais c'est nous-mêmes qui sommes visés par cette plaisanterie : pour un nombre croissant de personnes, le système de valeurs fondé sur l'argent remplace les religions traditionnelles dans le cadre d'une profonde conversion séculière que nous comprenons encore mal. Je pense néanmoins que le bouddhisme (avec l'aide du concept psychanalytique du refoulement) peut expliquer cette transformation historique et nous montrer comment la surmonter.
La doctrine bouddhique du non-soi signifie que notre refoulement fondamental ne concerne pas le sexe (comme le pensait Freud), ni même la mort (comme le croient les psychologues existentiels), mais l'intuition que le soi-ego n'existe pas, que notre conscience de soi n'est qu'une construction mentale. Là, l'intuition refoulée "revient à la conscience sous une forme altérée" sous des modes symboliques par lesquels nous tentons compulsivement de nous auto-fonder et de nous rendre réels dans le monde : le pouvoir, la célébrité et bien sûr l'argent.
Afin d'offrir une critique et une solution bouddhistes du complexe de l'argent, cet article est divisé en deux parties. La première résume la compréhension existentialo-psychanalytique de la condition humaine tout en la modifiant par l'introduction de l'intuition fondamentale de l'anâtman, la négation du soi-ego. La critique bouddhiste du soi-ego n'offre pas seulement une perspective différente sur le refoulement, elle suggère également une nouvelle façon d'en résoudre le problème. La seconde partie tire parti de ces conclusions pour comprendre le rôle psychologique et spirituel de l'argent dans le monde moderne sécularisé en démontrant comment le complexe de l'argent se ramène à une religion démoniaque – démoniaque parce qu'elle ne peut nous dégager du sentiment de manque.
Le refoulement du vide
Lorsqu'on demanda à Samuel Johnson : "Je me demande quel plaisir les hommes peuvent trouver à se comporter comme des bêtes ?", il répondit : "Celui qui se ravale au rang de bête se débarrasse de la souffrance d'être un homme." [1]
La réponse du Dr Johnson pointe la raison pour laquelle nous nous anesthésions avec l'alcool, la télévision et tant d'autres drogues physiques ou mentales (comme le savait aussi le Dr Johnson, l'alternative, faute de parvenir à supprimer cette souffrance, est souvent la dépression). Aujourd'hui, la philosophie et la psychologie occidentales ont fini par retrouver son intuition : l'existentialisme souligne l'angoisse de la condition humaine et la psychanalyse fait découler la névrose de l'angoisse, y compris cette névrose modérée que nous appelons normalité. Mais pourquoi le simple fait d'être un être humain est-il douloureux ? Qu'est-ce qui provoque notre angoisse et notre anxiété ? C'est ici que le bouddhisme peut pousser l'analyse un peu plus loin. Freud soulignait que le refoulement est la découverte-clé qui sous-tend toute la psychanalyse. Cette notion peut se définir assez simplement : Lorsque quelque chose (généralement une pensée ou une sensation) me met mal à l'aise et que je ne veux pas l'affronter consciemment, je peux choisir de l'ignorer ou de l'"oublier". Cette éviction me permet de me concentrer sur autre chose, mais cela a un coût : une partie de mon énergie psychique doit être dépensée pour résister au refoulé, l'empêcher d'accéder à la conscience, avec pour résultat une tension persistante. Pis encore, le refoulé tend à revenir à la conscience sous la forme d'un symptôme "symbolique" (puisque le symptôme re-présente le phénomène refoulé sous une forme altérée). Freud interpréta les hystéries et les phobies de ses patients de la classe moyenne viennoise comme les symptômes d'une sexualité refoulée, et en conclut que le refoulement sexuel est le refoulement primaire. Comme pour nombre d'entre nous, cependant, son attention s'est progressivement déplacée, l'âge venant, vers la mort. Plus récemment, des psychologues existentiels, comme les analystes Rollo May et Irvin Yalom, ou des chercheurs comme Norman O. Brown et Ernest Becker, plutôt que de porter l'attention sur la dynamique sexuelle l'ont déplacée vers d'autres problèmes fondamentaux : la vie et la mort, la liberté et la responsabilité, l'absence de fondement et l'absence de sens, problèmes tout aussi centraux dans le bouddhisme. D'où la possibilité d'un dialogue désormais plus fructueux entre bouddhisme et psychanalyse. [2]
William James observait que notre "instinct commun de la réalité... a toujours pris le monde essentiellement pour un théâtre de l'héroïsme." Mais pourquoi vouloir être des héros ? Notre narcissisme naturel et notre soif d'estime de soi traduisent le besoin chez chacun de se voir reconnaître une valeur particulière. L'héroïsme est notre façon de justifier ce besoin de compter davantage qu'autrui ou autre chose, car il nous garantit un destin singulier. Et pourquoi exiger un tel destin ? Parce que l'alternative est littéralement insoutenable. L'ironie de cette capacité unique de l'humanité à symboliser tient à ce qu'elle met si crûment en lumière notre condition. Pour la plupart des psychanalystes existentiels, l'objet de notre refoulement primaire n'est pas la sexualité mais bien la mort. Quoique la peur de la mort soit nécessaire pour la préservation de soi, elle doit être refoulée pour que nous puissions fonctionner avec un minimum de confort psychologique. Chez la plupart des animaux, ces peurs sont programmées sous la forme d'instincts, mais nous, nous forgeons nos peurs en fonction de notre perception du monde [3] – ce qui implique que, si nous parvenions à faire une autre expérience du monde, nous pourrions sans doute aussi donner à nos peurs une forme différente. À moins que ce ne soit le contraire : sont-ce nos peurs qui nous font percevoir le monde comme nous le faisons et quelqu'un pourrait-il faire une tout autre expérience du monde s'il était assez courageux pour affronter ce que nous évitons le plus ?
Selon Becker, "Tout ce que fait l'homme dans son monde symbolique se résume à une tentative de nier et de surmonter son destin grotesque. Il s'enfonce littéralement dans un oubli aveugle à force de jeux sociaux, de stratagèmes psychologiques, de préoccupations personnelles si éloignés de la réalité de sa situation qu'ils sont autant de formes de folie." Même nos traits de caractère en sont un exemple en ce qu'ils déclenchent des réactions automatiques aux diverses situations de la vie. Ces habitudes sédimentées sont une protection nécessaire car, sans elles, le moi ne serait qu'une "psychose totale et flagrante". Voir le monde tel qu'il est vraiment "terrifiant et dévastateur" rend "impossible l'activité routinière, automatique, sûre, fondée sur la confiance en soi… Cela met un pauvre animal tremblant à la merci du cosmos tout entier et du problème de son sens." Un peu comme dans l'aphorisme corrosif de Pascal : "Les hommes sont si nécessairement fous, que ce serait être fou par un autre tour de folie, de n'être pas fou." Pour Becker, c'est littéralement vrai : ce que nous considérons comme la normalité n'est que notre folie collective, protectrice dans laquelle nous refoulons la triste vérité de la condition humaine. Ceux qui ont du mal à jouer ce jeu sont ceux que nous appelons les malades mentaux. Les schizophrènes souffrent de la vérité. La négation de cette vérité de la condition humaine a un coût élevé, comme le révèle la psychanalyse – "ce que nous pourrions appeler le coût de jouer à n'être pas fou." [4]
C'est pourquoi l'expérience du petit enfant devient une tentative de "nier l'angoisse liée à son autonomie, la crainte de perdre son soutien, de se retrouver seul, sans défense et apeuré." Ce qui a conduit selon les termes de Becker à "la grande simplification scientifique de la psychanalyse" :
"On évite ce désespoir en construisant des défenses, lesquelles nous assurent une ébauche de confiance en soi, d'importance, de puissance. Elles nous permettent de nous sentir au contrôle de la vie et de la mort, de croire que chacun de nous vit et agit vraiment en individu décidant librement, a son identité unique qu'il a lui-même forgée, que chacun de nous est quelqu'un. Nous sommes tous conduits à nous conforter dans un oubli de nous-mêmes, ignorant les énergies qui nous meuvent réellement, ignorant le mensonge que nous avons élaboré pour vivre en toute sécurité et sérénité." [5]
Tout cela implique une nouvelle façon de comprendre les concepts freudiens clés que sont la culpabilité ou le complexe d'Œdipe. Freud faisait remonter la culpabilité aux premiers sentiments ambivalents de l'enfant, en particulier la haine et le désir de mort envers ses parents, qui alternent avec la crainte de les perdre. La psychanalyse existentielle situe le problème à un niveau beaucoup plus fondamental : "La culpabilité, selon les existentialistes, résulte du simple fait d'être. Elle reflète la confusion qui s'empare de l'animal conscient de lui-même quand il se hausse au-dessus de la nature, qu'il s'en détache trop sans savoir pourquoi, sans parvenir à s'abriter dans un système de significations définitif." [6]. Cette "pure" culpabilité n'a rien à voir avec la peur d'être puni pour de secrets désirs . En l'occurrence, comme le dit Samuel Beckett, "le plus grand des pêchés est d'être né". C'est le ver qui est au cœur de la condition humaine, conséquence apparemment inévitable de la conscience de soi elle-même.
Ce qui transforme le complexe d'Œdipe de Freud en projet œdipien : la tentative sans fin de devenir son propre père, comme l'a compris Freud – mais non en couchant avec sa mère. Pourquoi ? Devenir son propre père renvoie, selon la description de Nâgârjuna, à la notion d'existence auto-produite dont il a démontré l'impossibilité. Becker qualifie le complexe d'Œdipe de fuite devant la néantisation et la contingence. L'enfant veut vaincre la mort en devenant le père nourricier de sa propre vie. Être son propre père, c'est être sa propre origine. En termes bouddhistes, on pourrait dire que le projet œdipien est une tentative du sentiment du soi en développement pour devenir autonome. C'est l'ambition de nier son absence de fondement en devenant son propre fondement : le fondement (socialement conditionné et admis, et néanmoins illusoire) d'une personne indépendante, un ego cartésien autosuffisant. D'un point de vue bouddhiste, donc, le complexe d'Œdipe serait dû à la découverte par l'enfant, un beau jour, qu'il ne fait pas partie intégrante de sa mère. Le problème n'est pas tant que Papa ait un droit prioritaire sur Maman, mais ce que cela signifie pour la conscience naissante de la séparation : "Mais si je ne fais pas partie de Maman, de quoi fais-je partie ?" Ce qui devient, de façon plus générale : Que suis-je ? Qui suis-je ? Apparaît alors le besoin de découvrir son propre fondement, ou plutôt de le créer – un projet vain qui ne s'accomplira jamais, à moins de s'identifier à quelque chose ("Je ne suis peut-être pas Maman, mais je suis cela !") – ce qui évidemment implique toujours la peur de perdre ce à quoi on s'était attaché. Le résultat est un sentiment du soi illusoire toujours angoissé par sa propre absence de fondement.
Si tel est bien le cas, le projet œdipien dériverait en fait de notre intuition que la conscience de soi n'est pas évidemment auto-existante, mais reste une fiction sans fondement car elle n'est qu'une construction mentale. Plutôt que d'être autosuffisante, la conscience évoque la surface de l'océan : elle est dépendante de profondeurs inconnues ("les conditions" comme les appelait le Bouddha) qu'elle ne peut saisir parce qu'elle en est la manifestation. Le problème vient de ce que cette conscience conditionnée et donc instable veut se fonder, se rendre réelle. Mais se réal-iser, c'est s'objectiver, ce qui veut dire se saisir soi-même, puisqu'un objet est ce-qui-est-saisi. Le soi-ego est cette tentative continue de s'objectiver en se saisissant, aussi impossible que la tentative d'une main de se saisir elle-même.
La conséquence en est que le sentiment du soi comporte toujours comme une ombre inévitable, un sentiment de manque, auquel (hélas !) il tente constamment d'échapper. C'est ici que le concept psychanalytique de refoulement devient utile : l'idée du "retour du refoulé" défini sous la forme d'un symptôme déformé nous indique en effet comment relier ce projet fondamental, quoique voué à l'échec, aux modes symboliques par lesquels nous tentons de surmonter notre sentiment de manque en nous rendant réels dans le monde. Ce profond sentiment de manque, nous l'éprouvons sous la forme du sentiment, d'un "il y a quelque chose qui cloche en moi". Il peut se manifester de multiples façons et nous pouvons y réagir de toutes sortes de manières. Le complexe de l'argent, que nous aborderons plus loin, est l'un des plus courants. Un meilleur exemple pour la plupart des intellectuels sera le désir insatiable de célébrité qui illustre peut-être la principale manière de tenter de se rendre réel : dans le regard d'autrui (si nous pouvons persuader assez de gens que nous existons...). Sous ses formes les plus "pures", le manque apparaît comme une culpabilité ou une angoisse presque insupportable, car elle ronge le cœur même de notre être. C'est pour cette raison que nous nous empressons d'objectiver l'angoisse en une peur de quelque chose, car alors, nous savons quoi faire : nous avons des moyens de nous défendre contre ce que nous craignons.
La tragédie de ces objectivations, toutefois, c'est que si grande soit la dose de célébrité dont nous jouissons, elle ne pourra jamais suffire si ce n'est pas vraiment à la célébrité que nous aspirons. Lorsque nous ne comprenons pas ce qui nous motive réellement – à savoir que la volonté de ceci n'est que le symptôme de cela (ici, notre désir de devenir réel) – nous finissons par nous montrer compulsifs, emportés. Une telle analyse bouddhiste implique qu'on ne puisse trouver de véritable "santé mentale", sauf dans un éveil qui, en mettant fin à ce sentiment du soi, mette fin à la sensation de manque qui le couvre de son ombre.
Je ne sais si la psychanalyse a approché une telle prise de conscience mais elle a fini par admettre la grande intuition de l'existentialisme : l'angoisse est fondamentale pour le soi, ce n'est pas quelque chose que nous avons mais quelque chose que nous sommes. L'angoisse et le désespoir dont les névrosés se plaignent ne sont pas le produit de leurs symptômes, mais leur origine. Ces symptômes les protègent des contradictions tragiques qui sont au cœur de la condition humaine : la mort, la culpabilité, l'absence de sens. "L'ironie de la condition humaine tient dans le fait que son besoin le plus profond, c'est d'être libéré de l'angoisse de mort et de la disparition. Mais c'est la vie elle-même qui réveille ce besoin. Il nous faut donc nous retenir d'être pleinement vivants." [7]
Ceci suggère une nouvelle perspective sur le sentiment de culpabilité qui semble empoisonner notre vie : il n'est pas la cause de notre mal-être, mais son effet. "Le problème n'est pas la culpabilité, mais l'incapacité de vivre. L'illusion de la culpabilité est nécessaire à un animal qui ne peut profiter de la vie, pour pouvoir organiser sa vie de non-jouissance." [8]. Le problème essentiel est déplacé : de ce que nous avons fait à pourquoi nous nous sentons mal. Dans la perspective bouddhiste, si l'autonomie de la conscience de soi est une illusion qui ne peut jamais tout à fait se débarrasser du sentiment inséparable comme l'ombre qu'"il y a quelque chose qui cloche en moi," il lui faudra d'une manière ou d'une autre rationaliser cette impression d'inadéquation. Si la peur de la mort se retourne en peur de la vie, celles-ci deviennent les deux faces d'une même pièce. Alors, la vie authentique ne peut plus être opposée à la mort, mais doit embrasser aussi bien la vie que la mort. "Quiconque comprend correctement et célèbre la mort, magnifie en même temps la vie." (Rilke). La grande ironie, c'est qu'aussi longtemps que nous courrons après l'immortalité, nous sommes morts.
La plupart des psychanalystes ont arrêté qu'il était impossible de mettre fin à l'angoisse, mais une telle conclusion ne va pas forcément de soi. Au contraire, il s'ensuit que mettre fin à l'angoisse de la mort supposerait de mettre fin à l'ego-soi tel qu'on en fait habituellement l'expérience, une possibilité qui a la sympathie de Brown : "Puisque l'angoisse est l'incapacité de l'ego d'accepter la mort, les organisations sexuelles [les stades anal, oral et génital du développement de l'ego selon Freud] ont peut-être été construites par l'ego dans sa fuite de la mort, et pourraient être abolies par un ego assez fort pour mourir." [9]. Un ego assez fort pour mourir : en termes bouddhistes, il s'agit ici d'un sentiment du soi qui soupçonne qu'il s'agit d'une fiction, une construction illusoire, et qui est assez audacieux pour "s'abandonner" lui-même.
L'angoisse de la mort est une réaction au fait de prendre conscience de nous-mêmes et de notre sort inévitable ; il s'agit donc de quelque chose d'appris. Est-ce que le dilemme de la vie-se-confrontant-à-la-mort n'est tout simplement qu'un fait objectif que nous constatons ou s'agit-il également de quelque chose de construit et projeté, davantage comme un jeu inconscient, profondément refoulé, que chacun de nous jouerait avec lui-même ? Selon le bouddhisme, la-vie-contre-la-mort est une façon de penser illusoire parce que dualiste, mais si la négation de la mort est la manière dont l'ego s'affirme comme étant vivant, cela implique également qu'il s'agit de l'acte par lequel l'ego se constitue lui-même. Être conscient, c'est être conscient de soi, se saisir comme vivant. Donc la terreur de la mort n'est pas quelque chose que possède l'ego, il s'agit de l'ego comme tel. L'ironie de la chose, c'est que cette terreur de la mort qu'est l'ego n'est en réalité qu'une défense contre lui-même. Tout ce qu'il y a à l'extérieur terrifie l'ego sans fondement, mais qu'y a-t-il à l'intérieur ? C'est la peur qui est l'intérieur, car c'est elle qui fait de tout une extériorité.
Si l'ego est mentalement constitué par cette façon dualiste de penser, l'ego devrait être en mesure de mourir sans mort physique. C'est précisément là l'affirmation du bouddhisme : le sens de soi peut disparaître, mais il reste autre chose qui ne peut mourir, parce qu'il n'est jamais né. Anâtman est la "voie médiane" entre les extrêmes de l'éternalisme (le soi survit à la mort) et du nihilisme (le soi disparaît à la mort). Le bouddhisme résout le problème de la-vie-et-la-mort en le déconstruisant. La disparition de la pensée dualiste révèle ce qui lui est antérieur, et possède de nombreux noms dont le plus connu est le "non-né".
Dans le canon pâli, les deux descriptions les plus célèbres du nirvâna renvoient toutes deux au "non-né," où "on ne pourra trouver ni ce monde, ni l'autre, ni allée, ni venue, ni demeure, ni mort, ni naissance, ni objets des sens." [10]. On trouve des affirmations comparables dans le mahâyâna. Le terme le plus important dans le mahâyâna est shûnyatâ, "vacuité," et les adjectifs les plus fréquemment utilisés pour l'expliquer sont "non-né," "incréé" et "non-produit." Le laconique Sûtra du Cœur explique que toutes choses sont shûnya parce qu'elles ne sont "ni créées, ni disparues, ni impures, ni pures, ni croissantes ni décroissantes." [11]
Le Chant de l'Éveil de Yongjia, un disciple du sixième patriarche chan, dit : "Depuis que j'ai soudainement réalisé le non-né, je n'ai plus de raison de me réjouir ou de m'attrister pour quelque honneur ou disgrâce que ce soit." [12]. Que "toutes choses sont parfaitement résolues dans le non-né" fut la grande réalisation et l'enseignement central du maître zen japonais Bankei : "Quand on demeure dans le non-né lui-même, on demeure à la tête même des bouddhas et des patriarches." Le non-né est l'esprit-de-bouddha qui est au-delà de la vie et de la mort. [13]
Pour le bouddhisme, la dualité de la vie et de la mort n'est qu'un des aspects de la question plus générale de la pensée dualiste. Nous distinguons entre des opposés tels que la vie et la mort afin d'affirmer un terme et de nier l'autre, et notre tragédie se trouve dans le paradoxe que les deux termes opposés sont interdépendants. Dans le cas qui nous occupe, il n'y a pas de vie sans mort, et – ce que nous sommes plus enclins à négliger – il n'est pas de mort sans vie. Ce qui signifie que notre problème n'est pas la mort, mais la-vie-et-la-mort. Si nous pouvons nous rendre compte qu'il n'y a pas d'ego-soi délimité qui soit vivant en ce moment, le problème de la-vie-et-la-mort sera résolu. Puisque nos esprits ont créé un tel dualisme, ils devraient pouvoir le dé-créer ou le déconstruire. Il ne s'agit pas là d'un tour de passe-passe intellectuel qui résoudrait le problème logiquement en nous laissant en proie à une angoisse tout aussi profonde qu'avant. Les exemples susmentionnés renvoient à une expérience différente, non à une compréhension conceptuelle. Ce n'est pas un hasard si les prajñâparâmitâ sûtra du mahâyâna soulignent de façon aussi répétitive qu'il n'existe pas d'êtres sensibles.
Le Bouddha : "Subhûti, qu'en penses-tu ? Tu ne devrais pas dire que le tathâgata formule cette pensée : « Je dois libérer les êtres vivants. » Subhûti, tu ne dois pas penser ainsi. Et pourquoi ? Parce qu'il n'y a en réalité pas d'être vivants que puisse libérer le tathâgata. S'il y en avait, le tathâgata soutiendrait (le concept d') un ego, d'une personnalité, d'un être et d'une vie. Subhûti, (lorsque) le tathâgata parle d'un ego, il n'y a, en réalité, pas d'ego, même si les gens ordinaires le pensent. Subhûti, le tathâgata dit que les gens ordinaires n'en sont pas, mais qu'on les appelle (par commodité) des gens ordinaires." [14]
Si nul n'est doté de la vie, il n'y a donc aucune raison de craindre la mort. Si l'ego-soi n'est pas quelque chose, mais un processus continu de conscience qui tente de se saisir lui-même et de s'objectiver – ce qui, parce qu'il est en est incapable, conduit à une auto-paralysie – l'expérience directe "du" non-né est le naufrage final de ce projet. Le problème est résolu à sa source. L'ego-soi qui tentait de se rendre réel en s'identifiant avec une chose ou une autre dans le monde objectif s'effondre. Dans la perspective de la-vie-contre-la-mort, l'ego-soi déjoue sa pire angoisse en lâchant prise et en mourant sur le champ. "Meurs avant de mourir, lorsque sera venu le temps de mourir, tu n'auras pas à mourir", comme disent les soufis. Évidemment, si l'ego est réellement une construction – composée de façons automatisées de penser, de sentir et d'agir qui se confortent mutuellement – il ne peut pas réellement mourir, mais il peut se dissoudre, de telle sorte que ces habitudes cessent de se reproduire. Pour autant qu'elles constituent notre défense de base contre le monde (en termes psychanalytiques) ainsi que notre principal espoir de nous rendre réels (en termes bouddhistes), ce lâcher-prise ne va pas être facile. Il revient à abandonner les façons de penser que j'affectionne à mon sujet (remarquez la réflexivité), qui constituent ma vision de moi-même, pour me tenir nu et exposé. Rien d'étonnant à ce que cela soit appelé la Grande Mort.
Cela ne peut pas empêcher le corps de vieillir et de se dégrader. Alors, cette mort-de-l'ego résout-elle vraiment notre problème ? Oui, car l'analyse bouddhiste de l'ego-soi "vide" implique que la mort n'est pas notre peur la plus profonde, que le désir de devenir immortel n'est pas notre plus grand espoir, car même eux ne sont que des symptômes d'autre chose. Ils symbolisent le désir du sentiment du soi de devenir un vrai soi, de transformer son manque d'être angoissé en un être authentique. Même la terreur de la mort refoule quelque chose, car cette terreur est préférable au fait d'affronter maintenant notre manque d'être : la peur de mourir nous permet au moins de reporter notre problème dans l'avenir, nous évitant d'affronter ce que nous sommes (ou ne sommes pas) ici et maintenant.
Une façon d'aborder tout cela serait de se demander si l'immortalité – la réalité d'une existence qui ne prendrait jamais fin – pourrait vraiment nous satisfaire. Si grande soit notre peur de la mort, une vie sans fin serait-elle vraiment la solution ? Nombreux sont ceux qui ont soupçonné, à l'instar de "l'immortel" dans le récit éponyme de Borges, que notre existence finirait par devenir un fardeau faute pour nous de découvrir un système de significations dans lequel la situer, une cosmologie dans laquelle nous aurions à la fois une place et un rôle (alors que l'interminable succession des siècles minerait tous mes projets futiles pour me rendre réel, quelle angoisse s'accumulerait !) L'immortalité pure et simple deviendrait insupportable dès que je cesserai d'en éprouver le désir inassouvi. Tout comme pour les autres jeux symboliques (car refoulés), la victoire sous la forme que je recherche ne peut me satisfaire si c'est autre chose que je cherche vraiment.
Cela implique que notre faim suprême est ontologique : elle ne peut être satisfaite par rien d'autre que de devenir réel, ce qui dans les termes non dualistes du mahâyâna passe par la compréhension que mon esprit ne fait en fait qu'un avec tout l'univers – qu'il n'est rien d'autre que lui. Et c'est possible si le noyau de ma propre conscience de soi n'a pas d'existence propre, mais qu'il est vide, puisque sans fondement : si la conscience n'est pas "à l'intérieur", il n'y a pas d'"extérieur." Alors, même le désir d'immortalité se réduit à un symptôme, la façon habituelle (mais travestie) dont nous prenons conscience de cette soif spirituelle refoulée. La mort aussi se réduit à un symbole, qui représente non seulement l'échec redouté de ce projet de réalité, mais sert également de fourre-tout pour tous les aspects laids, négatifs, tragiques de l'existence auxquels nous ne pouvons faire face et que nous projetons donc comme l'Ombre de la Vie. [15]
Pourquoi avons-nous besoin de nous projeter indéfiniment dans l'avenir, sinon parce que nous ressentons, dans l'instant présent, le manque de quelque chose ? De toute évidence, nous avons peur de perdre quelque chose que nous possédons en ce moment. Nombre d'auteurs, estimant cet argument peu probant, y ont répondu par des variations sur le thème : si la vie n'est pas quelque chose que nous avons, mais quelque chose que nous sommes, il n'y a rien à craindre parce que nous ne serons plus là pour réaliser ce qui nous manque. Épicure affirmait stoïquement que "le pire de tous les maux, la mort, ne nous est rien, car quand nous existons, la mort n'est pas présente, mais quand la mort est présente, alors, nous ne sommes pas." Une formulation plus bouddhiste est que, si rien ne manque en ce moment-même, l'immortalité perd de sa séduction comme façon de résoudre le manque, et survivre ou non à la mort physique n'est plus, sinon pertinent, du moins le problème principal.
Quel est donc alors le problème principal ? Selon la "psychanalyse bouddhiste", notre dualité la plus intime n'est pas la vie par opposition à la mort, mais l'être par opposition au non-être ; et notre refoulement le plus perturbant, n'est pas la vie refoulant la mort, mais le sentiment du soi qui refoule le soupçon de son néant. Au lieu de s'identifier à l'être, l'approche bouddhiste consiste à unir leur dualité en ne rejetant pas le non-être. Cela peut conduire à la découverte de ce qui est antérieur à leur bipolarisation. "Être n'est pas être ; non-être n'est pas non-être. Manquez cette règle d'un cheveu et vous vous égarez de mille lieues." (Yongjia, encore). Les spéculations des théologiens et des métaphysiciens ne sont que la forme la plus abstraite de ce jeu, dont je soupçonne qu'il est notre jeu le plus perturbant, parce que la bifurcation entre être et non-être (ou réalité et néant, existence et vacuité, etc.) n'est pas évidente et naturelle, mais mentalement construite, une séparation qui doit être maintenue. La tension entre eux est au cœur de l'angoisse existentielle, source de notre sensation de manque. Encore une fois, nous voyons pourquoi la sensation de manque accompagne le sentiment du soi comme son ombre. Comme les particules de matière et d'antimatière de la physique quantique, ils sont indissociables dans leur opposition ; et ils disparaissent simultanément en fusionnant l'un avec l'autre – laissant derrière eux, non pas le néant que nous redoutons tant (car il s'agit là de l'un des deux termes) mais... quoi ?
La façon de mettre un terme à cette bifurcation, comme pour tout autre dualisme, consiste à céder au côté que nous avons évité dans ce cas, à s'oublier soi-même et à lâcher prise. Si c'est du néant que nous avons peur, la solution est de devenir rien. La méditation est l'apprentissage de l'oubli de soi par l'absorption dans l'objet de sa méditation (mantra, etc.). Si le sentiment du soi est le résultat de la tentative de la conscience de réfléchir sur elle-même, pour se saisir elle-même, la méditation est un exercice de dé-réflexion. L'éveil ou la libération survient lorsque la réflexivité généralement automatique de la conscience cesse, ce qu'on ressent comme un lâcher-prise et une chute dans le vide. "Les hommes ont peur d'oublier leur esprit, peur de tomber dans le vide sans rien pour arrêter leur chute. Ils ne savent pas que le vide n'est pas réellement vide, mais qu'il s'agit du domaine du vrai dharma." (Huangbo). [16]. Le néant que nous redoutons n'est pas réellement le néant, c'est la perspective d'un sentiment du soi privé de fondement, hanté par la peur de perdre sa prise sur lui-même. La foi religieuse devrait procurer, non pas un rempart contre ce néant, mais le courage de se laisser tomber dedans. Lâcher prise de soi et se fondre dans ce néant mène vers un ailleurs, à savoir l'origine commune de ce dont je fais l'expérience en tant que néant, et de ce dont je fais l'expérience en tant que moi-même. "Lorsque la conscience cesse d'essayer de saisir sa propre queue, je ne deviens rien, et je découvre que je suis tout, ou plus précisément, que je puis être n'importe quoi." [17]
Le complexe de l'argent
S'il doit y avoir une psychanalyse de l'argent, elle doit commencer par l'hypothèse que le complexe de l'argent présente la structure essentielle d'une religion – ou, si l'on veut, de la négation de la religion, le démoniaque. La théorie psychanalytique de l'argent doit commencer par démontrer l'idée que l'argent est, selon les termes de Shakespeare, "le Dieu visible", ou comme l'écrivait Luther, "le Dieu de ce monde." [18]
L'argent est à la fois une religion et la négation de la religion, parce que le complexe de l'argent est motivé par notre besoin religieux de nous racheter (de combler notre sentiment de manque). En termes bouddhistes, le démoniaque provient du sentiment du soi qui tente de se rendre réel (c'est-à-dire de s'objectiver) en s'emparant du spirituel en ce monde. Une telle opération ne peut être effectuer qu'inconsciemment, c'est-à-dire symboliquement. Aujourd'hui, l'argent est notre symbole le plus important.
Schopenhauer a remarqué que l'argent est le bonheur humain in abstracto ; par conséquent celui qui n'est plus capable de bonheur concret s'investit de tout son cœur dans l'argent. On peut douter qu'il y ait réellement quelque chose de tel qu'un bonheur dans l'abstrait, mais la seconde proposition est vraie : dans la mesure où nos aspirations se concentrent sur un bonheur symbolique, nous ne sommes plus disponibles pour le bonheur concret. La difficulté ne réside pas dans l'argent en tant que moyen d'échange pratique, mais dans le "complexe de l'argent" qui surgit lorsque l'argent devient objet de désir – c'est-à-dire désirable par lui-même. Comment cela se produit-il ? Étant donné notre sentiment de manque, comment cela pourrait-il ne pas se produire ?
L'argent est le symbole le plus "pur", "car il n'y a rien en réalité qui y corresponde" [19]. En lui-même, il est sans valeur, on ne peut ni le manger, ni le boire, ni le planter, ni s'en servir comme moyen de transport, ni même dormir dessous. Et pourtant, il a plus de valeur que n'importe quoi d'autre car il est la valeur, l'étalon de la valeur, et donc ce qui permet de le convertir en toute chose. Le problème psychologique surgit lorsque la vie devient motivée par le désir de cette valeur pure. Nous ressentons tous l'aberration d'une telle conduite, mais il est utile de l'expliciter : dans la mesure où la vie se focalise sur le désir d'argent, il se produit un renversement paradoxal entre les moyens et les fins. Tout est ravalé en simple moyen tendant vers ce but sans valeur, tout le reste est dévalué pour maximiser des fins purement symboliques, parce que nos désirs ont été fétichisés en ce pur symbole. Nous finissons par nous réjouir, non pas d'un travail valable bien fait, ou d'avoir rencontré un ami, ou d'entendre le chant d'un oiseau – les éléments authentiques de notre vie – mais d'avoir accumulé des bouts de papier. La genèse d'une telle folie se révèle lorsque nous la relions au sentiment de manque inhérent au sentiment de soi, dont le travail de sape nous empêche d'être pleinement capable de profiter de ce chant d'oiseau (cela seul), etc. Puisque nous ne croyons plus en un péché originel, où peut bien se trouver la faille en nous ? Sans une quelconque expiation religieuse, comment espérer nous remettre ? Aujourd'hui, l'explication approuvée par la société – le péché originel contemporain – est que nous n'avons pas assez d'argent. La solution, c'est donc d'en avoir plus, jusqu'à ce que nous en ayons assez et que nous n'en ressentions plus le manque – ce qui, au bout du compte, ne se produit jamais.
Il est difficile de comprendre comment, à partir du troc, on en est arrivé là. Comment les désirs humains peuvent-ils être fétichisés sous forme de pièces métalliques ? La réponse est élégante car elle révèle non seulement l'origine de l'argent, mais également son caractère, aujourd'hui encore. L'argent était et reste littéralement sacré : "On sait depuis longtemps que les premiers marchés étaient des marchés sacrés, que les premières banques étaient les temples, que les premiers à battre monnaie furent les prêtres ou les rois-prêtres." [20]. Les premières pièces furent frappées et distribuées par les temples parce qu'elles étaient des médailles à l'image de leur dieu et incarnaient son pouvoir protecteur. Imprégnées d'un tel mana, elles étaient naturellement demandées, non parce qu'on pouvait acheter des choses avec elles, au contraire : comme elles étaient très prisées, on pouvait les échanger contre autre chose.
La conséquence en fut que "désormais, les pouvoirs cosmiques pouvaient être propriété de chacun, sans même qu'il soit besoin de visiter les temples : on pouvait désormais s'adonner au trafic d'immortalité sur la place du marché." Ce qui, à la fin, a conduit à l'émergence d'un nouveau type d'individu, "qui fondait la valeur de sa vie – et donc de son immortalité – sur une nouvelle cosmologie monétarocentrée." Un nouveau système de significations est apparu dont notre système économique actuel fait de plus en plus le cadre de référence. "L'argent devient la valeur distillée de toute existence... un unique symbole d'immortalité, une manière toute prête de lier le développement du soi à tous les objets et événements importants de notre propre monde." [21]. Si nous remplaçons "immortalité" par "devenir réel" la problématique devient bouddhiste : au-delà de son utilité en tant que moyen d'échange, l'argent est devenu pour toute l'humanité la façon la plus courante d'accumuler de l'être, de faire face à l'intuition qui nous ronge, à savoir que nous n'existons pas vraiment. Soupçonnant que le sentiment de soi est une construction sans fondement, nous sommes allés au temple et à l'église pour nous fonder en Dieu ; aujourd'hui la fondation de soi est financière.
Le problème, c'est que le sens véritable de ce système de significations est inconscient. Ce qui signifie, comme d'habitude, que nous finissons par le payer très cher. La valeur que nous attribuons à l'argent a un effet karmique retors : plus nous lui accordons de valeur, plus nous nous en servons pour nous évaluer nous-mêmes. Dans L'Homme devant la Mort, sa grande étude historique sur la mort dans la culture occidentale, Philippe Ariès examine l'attitude moderne envers les choses matérielles et prend le contre-pied de la critique habituelle. Nous nous plaignons aujourd'hui du matérialisme, mais l'homme moderne n'est pas vraiment matérialiste, car "les choses sont devenues des moyens de production, ou des objets à consommer ou à dévorer" :
"Peut-on dire d'une civilisation qui a ainsi vidé les choses qu'elle est matérialiste ? C'est le second Moyen-Âge, jusqu'au début des temps modernes, qui était matérialiste!... [Aujourd'hui] L'homme quelconque dans sa vie quotidienne ne croit pas plus à la matière qu'à Dieu. L'homme du Moyen-Âge croyait à la fois à la matière et à Dieu, à la vie et à la mort, à la jouissance des choses et à leur renoncement." [22]
Notre problème aujourd'hui, c'est que nous ne croyons plus aux choses, mais aux symboles, avec pour conséquence que notre vie est oblitérée par ces symboles et leur manipulation, et que nous nous retrouvons manipulés par ces symboles que nous prenons tellement au sérieux. Nous ne sommes pas tant préoccupés par ce que l'argent peut nous procurer, mais par le pouvoir et le statut qu'il procure, non pas tant par la Mercedes en elle-même, mais par ce que sa possession dit de nous. L'humanité moderne ne pourrait pas supporter la véritable égalité économique, "car elle n'a nullement foi dans les symboles d'immortalité auto-transcendants, détachés de ce monde ; la valeur physique visible est tout ce dont elle dispose pour s'assurer la vie éternelle..." [23]. Ou l'Être réel. Notre faim spirituelle de devenir réel, ou du moins d'occuper une place spéciale dans le cosmos, s'est réduite au fait d'avoir une voiture plus grosse que celle du voisin ! On dirait que nous ne pouvons pas nous débarrasser du sacré, parce que nous ne pouvons pas nous débarrasser de nos préoccupations ultimes, si ce n'est par le refoulement, devenant par là-même "encore plus incontrôlablement gouvernés par elles." [23]
Le chapitre le plus brillant de Life Against Death, "Lucre immonde", lie argent et culpabilité : "Quelle que soit l'explication ultime de la culpabilité, nous avançons l'hypothèse que tout le complexe de l'argent est enraciné dans la psychologie de la culpabilité. L'avantage psychologique de la société archaïque résidait dans le fait qu'elle "savait" ce qu'était le problème et par conséquent comment le surmonter. La croyance dans le péché offrait la possibilité d'une expiation avec les rituels et sacrifices saisonniers. Ce qui ouvre une perspective différente sur l'origine des dieux : les dieux existent pour recevoir des cadeaux, c'est-à-dire des sacrifices ; les dieux existent afin de structurer le besoin humain d'auto-sacrifice." [24]. Pour le christianisme, ce sacrifice s'incarne dans le Christ, qui est censé "ôter" nos péchés. La religion nous donne l'occasion d'expier notre sentiment de manque au moyen de symboles – par exemple le crucifix, l'eucharistie, la messe – dont la validité est acceptée et maintenue socialement. C'est ainsi que nous nous sentons purifiés et plus près de Dieu après avoir pris la Sainte Communion.
Qu'en est-il du "type névrotique" moderne, qui "se sent pécheur sans croyance religieuse au péché, état pour lequel il a donc besoin d'une nouvelle explication rationnelle" [25] ? Que faites-vous de votre sentiment de manque, lorsqu'il n'existe pas d'explication religieuse de celui-ci, et donc pas de façon socialement admise de l'expier ? La principale alternative séculière aujourd'hui, c'est de ressentir notre manque comme "n'étant pas encore suffisant". Ce qui convertit le temps cyclique (entretenu par des rituels saisonniers d'expiation) en temps linéaire (dans lequel l'expiation du manque est visée mais perpétuellement reportée, car jamais accomplie). Le sentiment de manque demeure une constante, mais notre réaction collective a pris la forme du besoin de croissance : la "bonne vie" du consumérisme (le manque signifie pourtant que le consommateur n'en a jamais assez) et l'évangile de la croissance économique soutenue (parce que les entreprises ne sont jamais assez grosses et le PNB jamais assez élevé). Le cœur (ou plutôt le sang) des deux, c'est le complexe de l'argent. "Un dollar est... une psychose codifiée, normale dans une sous-espèce de cet animal, un rêve institutionnalisé que tout le monde fait en même temps." [26]
Le résultat de ce processus est "une économie gouvernée par un pur sentiment de culpabilité, en rien mêlé d'un quelconque sentiment de rédemption," "d'autant plus irrésistiblement mue par le sentiment de culpabilité que le problème de la culpabilité est refoulé dans l'inconscient par le déni." [27]. À cet égard, la forme particulière de cette démence aujourd'hui est représentée par le culte de la croissance économique qui est devenu notre principal mythe religieux. "Nous ne donnons plus notre surplus à Dieu. Le processus consistant à produire un excédent qui croît sans cesse est en soi notre Dieu... Pour citer Schumpeter : « La rationalité capitaliste ne se débarrasse pas des élans infra- ou supra-rationnels. Elle se contente de les rendre totalement incontrôlables en supprimant la limitation d'une tradition sacrée ou semi-sacrée. »" [28]
L'argent (le sang) et la croissance économique (le corps) constituent un mythe imparfait car ils ne peuvent fournir aucune expiation à la culpabilité – en termes bouddhistes, aucune résolution du manque. Notre nouveau Sanctuaire, le véritable temple de l'humanité moderne, c'est la Bourse, et notre rite d'adoration, c'est la communion avec l'indice Dow Jones. En retour, nous recevons le baiser des profits et la promesse d'autres profits à venir, mais il n'y a aucune expiation là-dedans. Évidemment, pour autant que nous ne croyons plus dans le péché, nous ne voyons plus rien à expier. Ce qui veut dire que nous finissons par expier inconsciemment de la seule façon que nous connaissons, en travaillant dur pour acquérir toutes ces choses dont la société nous dit qu'elles sont importantes et qu'elles nous rendront heureux. Nous ne pouvons dès lors pas comprendre pourquoi elles ne nous rendent pas heureux, pourquoi elles ne résolvent pas notre sentiment de manque. Il ne peut y avoir qu'une raison à cela : nous n'en avons pas encore assez. "Mais le fait est que l'animal humain se caractérise de façon spécifique, en tant qu'espèce et depuis l'origine, par le besoin de produire des excédents.... Quelque chose dans la psyché humaine condamne l'homme à la non-jouissance, au travail." Où allons-nous tous avec tant d'empressement ? Comme l'a dit justement Aristote : "L'acquisition commerciale n'a pas même pour fin le but qu'elle poursuit puisque son but est précisément une opulence et un enrichissement indéfinis." (Politique, I, 3). Nous n'allons pas quelque part, mais nous nous éloignons de quelque chose, c'est la raison même pour laquelle il ne peut y avoir de fin à ce processus tant que ce quelque chose est l'ombre de notre propre manque. "Les économies, archaïques et civilisées, sont au bout du compte emportées par cette fuite devant la mort qui réduit la vie à une mort-dans-la-vie." [29]. Ou par cette fuite devant la vacuité, une fuite qui vide la vie : par une intuition du néant qui, lorsqu'on la refoule, ne fait qu'approfondir mon sentiment que quelque chose ne tourne vraiment pas rond en moi.
En termes bouddhistes, donc, l'argent symbolise le devenir-réel, mais comme nous ne devenons jamais vraiment réels, nous ne faisons que rendre plus réel encore notre sentiment du manque. Nous finissons dans un ajournement perpétuel, car tous ces jetons que nous avons accumulés ne pourront jamais être encaissés. Au moment où nous le faisons, l'illusion que l'argent peut résoudre le manque se dissipe. Nous nous retrouvons plus vides et minés par le manque qu'avant, privés que nous sommes du fantasme de lui échapper. Nous soupçonnons et craignons inconsciemment un tel dénouement. La seule réponse est de fuir encore plus vite dans le futur. Ici, on met le doigt sur le défaut fondamental de tout système économique qui requiert une croissance continue pour survivre : il est fondé, non sur des besoins, mais sur la peur, car il se nourrit de notre sentiment de manque et l'alimente. En somme, notre préoccupation de manipuler le symbole le plus pur, que nous imaginons être le moyen de résoudre le problème de la vie, se révèle être un symptôme du problème.
Si cette critique du complexe de l'argent est valide, quelle est la solution ? C'est la même solution qu'a toujours offerte le bouddhisme : il ne s'agit nullement d'une cure express qui nous reconditionnerait, mais de la transformation personnelle qui advient lorsqu'on fait l'effort de suivre le chemin bouddhiste, c'est-à-dire apprendre à lâcher prise de nous-mêmes et à mourir. Une fois que nous sommes morts, une fois que nous sommes devenus rien du tout, et prenons conscience que nous pouvons être n'importe quoi, nous voyons l'argent pour ce qu'il est : non pas une façon symbolique de nous rendre réels, l'étalon de mesure qui nous définit, mais un outil socialement institué qui augmente notre liberté et notre puissance. Alors, nous devenons vraiment libres de déterminer notre attitude envers lui, envers son obtention et son usage. Si nous sommes morts, l'argent n'est en rien coupable ; ce n'est pas l'argent, mais l'amour de l'argent qui est à la racine du mal. Cependant, nous savons aussi que notre nature essentielle ne devient ni meilleure ni pire ; de même qu'elle ne vient ni ne s'en va, de même n'a-t-elle rien à gagner ou à perdre. Pour ceux qui ne se vivent pas eux-mêmes comme séparés du monde – comme différents du monde – la valeur de l'argent est étroitement associée à sa capacité de soulager la souffrance. Les bodhisattvas n'y étant pas attachés, ne le craignent pas. Ils savent donc quel usage en faire.
© David R. Loy, 1991. Traduction française Daniel Roche, avril 2008. La version originale anglaise est parue dans Buddhist Ethics and Modern Society, 1991, n° 31, pp. 297-312. [Télécharger et imprimer le texte complet au format pdf]
Notes
1. Murray's Johnsonia. [Retour].
2. Rollo May et alt., Existence, New York, Basic Books, 1958 ; Irvin D. Yalom, Existential Psychotherapy, New York, Basic Books, 1980 ; Norman O. Brown, Life Against Death: The Psychoanalytic Meaning of History, New York, Vintage, 1961 ; Ernest Becker, The Denial of Death, New York, Free Press, 1973, Escape from Evil, New York, Free Press, 1975. [Retour].
3. Becker, Denial of Death, pp. 11-18. [Retour].
4. Becker, Denial of Death, pp. 27, 66, 60, 29. Becker, Escape from Evil, p. 163. Pascal's Pensées, n° 414. [Retour].
5. Becker, Denial of Death, pp. 54-55. [Retour].
6. Becker, Escape from Evil, p. 158. [Retour].
7. Becker, Denial of Death, pp. 181-82 (citant Roy D. Waldman), et p. 66 (je souligne). [Retour].
8. Brown, p. 268. [Retour].
9. Brown, p. 113. [Retour].
10. Udana 6, 7:1-3 (c'est moi qui souligne dans la première sélection). [Retour].
11. Heart Sutra (Sûtra du Cœur) [Le Sûtra du cœur]. [Retour].
12.Toutes les citations de Yongjia proviennent d'un ouvrage inédit de Robert Aitken, directeur du Diamond Sangha à Honolulu, Hawaii. [Retour].
13. Norman Waddell, The Unborn: The Life and Teachings of Zen Master Bankei, San Francisco, North Point Press, 1984, pp. 47, 52, 55. Bien d'autres exemples bouddhistes du "non-né" et de "l'incréé" pourraient être cités. [Retour].
14. Vajracchedika-Prajna-Paramita Sutra (Diamond Sutra) (Sûtra du Diamant), traduit par Charles Luk, Hong Kong, Hong Kong Buddhist Book Distributor, sans date, p. 20. Les parenthèses sont de Luk. [Retour].
15. Pour une analyse de la non-dualité, en particulier la non-dualité sujet-objet, voir David Loy, Nonduality: A Study in Comparative Philosophy, New Haven, Yale University Press, 1988. [Retour].
16. The Zen Teaching of Huang Po, traduit par John Blofeld, London, The Buddhist Society, 1958, p. 41. [Retour].
17. Pour une exposition plus détaillée de l'argument condensé dans la première partie, voir David Loy, "The Nonduality of Life and Death," in Philosophy East and West, Vol. XL, no. 2, April, 1990. [Retour].
18. Brown, pp. 240-41. [Retour].
19. Brown, p. 271. [Retour].
20. Brown, p. 246. [Retour].
21. Becker, Escape from Evil, pp. 76-79, réf. Geza Roheim, pp. 80-81. [Retour].
22. Philippe Ariès, The Hour of Our Death, Harmondsworth, England, Penguin, 1981, pp. 136-37. Version originale française L'Homme devant la Mort, Éditions du Seuil, p. 138. [Retour].
23. Becker, Escape from Evil, p. 85 (réf. Rank).
Rilke : "Pour nos grands-parents encore, une « maison », une « fontaine », une tour familière, et même leurs habits, leur manteau, étaient infiniment plus, infiniment plus familiers ; chaque chose ou presque un réceptacle dans lequel ils trouvaient de l'humain et en épargnaient. Aujourd'hui, l'Amérique nous inonde de choses vides, indifférentes, de pseudo-choses, d'attrapes de vie... Une maison, au sens américain, une pomme ou une grappe de raisin américaines, n'ont rien de commun avec la maison, le fruit, la grappe qu'avaient imprégnées les pensives espérances de nos aïeux... Les choses douées de vie, les choses vécues conscientes de nous sont sur leur déclin et ne seront pas remplacées. Nous sommes peut-être les derniers qui auront connu encore de telles choses." Rainer Maria Rilke, Lettre à Witold von Hulewicz, 1925, in Correspondance, traduction P. Jacottet, B. Briod, P. Klossowski, Éditions du Seuil, p. 590. [Retour].
24. Brown, p. 265. [Retour].
25. Otto Rank, Beyond Psychology, New York, Dover, 1958, p. 194. [Retour].
26. Weston Labarre, The Human Animal, Chicago, University of Chicago Press, 1954, p. 173. [Retour].
27. Brown, p. 272. [Retour].
28. Brown, p. 261. [Retour].
29. Brown, pp. 256, 258, 285. [Retour].
Bibliographie sélective
Becker, Ernest, The Denial of Death, New York, Free Press, 1973.
Becker, Ernest, Escape from Evil, New York, Free Press, 1975.
Brown, Norman O., Life Against Death: The Psychoanalytic Meaning of History, New York, Vintage, 1961.
Huang Po, The Zen Teaching of Huang Po, traduit par John Blofeld, London, The Buddhist Society, 1958.
Loy, David, Nonduality: A Study in Comparative Philosophy, New Haven, Connecticut, Yale University Press, 1988.
Loy, David, "The Nonduality of Life and Death", Philosophy East and West, Vol. XL, no. 2, April, 1990.
Luk, Charles, Vajracchedika-Prajna-Paramita Sutra (Diamond Sutra), Hong Kong, Hong Kong Buddhist Book Distributor, sans date.
May, Rollo et alt., Existence, New York, Basic Books, 1958.
Waddell, Norman, The Unborn: The Life and Teachings of Zen Master Bankei, San Francisco, North Point Press, 1984.
Yalom, Irvin D., Existential Psychotherapy, New York, Basic Books, 1980.
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