Dans notre tradition Zen, la relation maître-disciple est essentielle. Le maître a une fonction d'accoucheur. Il doit débusquer les faux-semblants, pointer les égarements. Il n'enseigne jamais, sinon par convention, mais doit bien plutôt donner à désapprendre : comment se dégager de ses schémas habituels et accéder à une autre dimension de soi ? Car seul, on ne fait que rajouter, selon l'expression zen, une tête sur sa propre tête. Le chemin nécessite le détour de la rencontre. Dans son "Recueil des points à observer dans la pratique de la voie" (Gakudô yôjin shû), Dôgen consacre une section entière au rôle de l'enseignant, "l'ami de bien", selon l'expression traditionnelle. Son introduction est vigoureuse :
"La pratique de la voie ne dépend que de l'authenticité ou de la fausseté du guide. Le disciple est comme du bois de bonne qualité et le maître semblable à un artisan. Même si le bois est de bonne qualité, sa beauté ne transparaît pas tant qu'il ne trouve un habile artisan. Et s'il trouve une main habile, même tordu, sa splendeur aura tôt fait d'apparaître."
La transformation de soi s'opère dans cette interaction même. C'est dans ce jeu de miroirs qui ne renvoie pas des images mais au contraire les font éclater en pièces que le bouleversement intérieur est rendu possible. C'est une relation exigeante qui prendra du temps et qui mûrira jour après jour, mois après mois, année après année. Elle n'est pas forcément aussi grandiloquente que dans les histoires édifiantes du passé. C'est aussi, et peut-être même surtout, dans l'ordinaire de la rencontre, lorsque le maître se dévoile en tant qu'être humain, que se noue cette amitié pour l'éveil.
La confiance mutuelle est nécessaire. Le disciple a confiance dans la bonté du maître. Le maître, lui, a confiance dans la capacité du disciple à toucher son propre cœur. L'un et l'autre font un pari intérieur sur l'avenir : qu'une vie authentique et éveillée est possible. Chacun s'y jettera totalement, sans a priori ni jugement. Tous deux se mettent à nu, se dévoilent, s'exposent, se mettent en danger. Il y aura parfois des difficultés, des renoncements et des épuisements. Toute transformation a son prix. Les remises en cause sont parfois douloureuses - il y a tant de choses que l'on ne voudrait pas remettre en cause. Et puis il y aura des joies et des bonheurs. Le souci constant de l'enseignant est de trouver le mot juste, l'attitude qui va bouleverser son ami.
Comment le disciple reconnaîtra-t-il le maître ? Dôgen donne la réponse : "Il ne met pas avant les mots, pas plus sa compréhension, il a des ressources illimitées et une volonté sans borne. Il ne s'attache pas à la vue d'un moi. Il n'est pas bloqué par ses sentiments et sa conduite se conforme à sa compréhension." Des ressources illimitées et une volonté sans borne. Il ne retient rien, il donne tout.
© Éric Rommeluère, une causerie donnée à Paris en mai 2006. Reproduction interdite. [Télécharger et imprimer le texte complet au format pdf]
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