Ils étaient cinq français, pratiquants zen partis au Japon fin août 2005, voir ou revoir Nishijima rôshi, et puis aussi découvrir la vie ordinaire des temples zen. Éric Rommeluère et Jean-Louis Duclos nous font part de leurs impressions japonaises.
Voir une sélection des photographies du voyage (par série de vingt-cinq vignettes).
D'Éric Rommeluère. Que retenir d'un tel voyage ? Beaucoup d'émotion bien sûr et puis l'extraordinaire accueil de tous ces chefs de temple rencontrés, prêts à tout pour satisfaire leurs visiteurs d'un jour. Leur simplicité et leur tranquillité aussi. Nous arrivons en milieu de journée à Raigakuji, l'un des plus grands temples de l'école sôtô dans la partie méridionale de la préfecture de Nagano.
Malgré un emploi du temps apparemment bien chargé, Misawa rôshi, qui le dirige (photographie ci-contre), nous reçoit avec beaucoup d'attention une après-midi durant. Le soir, après la méditation nocturne dans une salle de méditation aux dimensions gigantesques (quatre cents mètres carrés environ...), nous le retrouvons à la cuisine pour trinquer – un rite de passage obligé au Japon. On apprendra au cours de la conversation qu'il a plus de quatre-vingts ans (il en paraît quinze de moins) et qu'il est fan de Brigitte Bardot et d'Alain Delon (mais oui !). Le lendemain matin, il nous préparera lui-même notre petit-déjeuner avec les toasts grillés, pour filer très vite à l'Anglaise pour participer à des cérémonies dans un temple voisin. Il avait néanmoins pris soin de nous appeler auparavant un taxi pour nous reconduire à la gare réglant d'avance la course. Ça se passe comme ça au Japon : service compris ! Il n'avait rien dit de ses fonctions, restant d'une grande discrétion. Misawa rôshi occupe pourtant une très haute fonction dans la hiérarchie japonaise sôtô - il fut le responsable de la méditation (godô) de l'un des deux principaux monastères de l'école. C'était un peu comme si des inconnus se retrouvaient un soir dans une cathédrale invités sur le pouce à dîner dans les appartements privés de l'archevêque puis qu'ils finissent par boire ensemble une petite bouteille sortie de derrière les fagots... La soirée avait un côté légèrement surréaliste.
Au fil de ces différentes rencontres, la pesanteur de la vie de tous ces chefs de temples devient particulièrement évidente. Ils semblent pourtant tous l'assumer avec bonhomie. Mais pour comprendre leur style de vie, quelques explications s'imposent.
Depuis l'avènement du gouvernement des Tokugawa au début du XVIIe siècle, l'ensemble du bouddhisme japonais a connu de profonds bouleversements institutionnels. À la fin du XIXe siècle, les bonzes furent autorisés à se marier et d'une manière générale la charge du temple se transmet aujourd'hui par voie héréditaire. De nos jours, le parcours classique d'un chef de temple de l'école sôtô est le suivant : dans plus de 90 % des cas, fils d'un chef de temple lui-même, il reçoit l'ordination très jeune de son père. Il fait quelques années d'études bouddhiques puis se rend dans l'un des deux grands monastères de l'école pour deux ou trois années de formation. Il revient ensuite dans son temple familial où il reprendra la charge de son père. Plutôt que chef de temple, on pourrait mieux utiliser le terme de prêtre pour traduire le titre de jûshoku (lit. "qui a la charge de demeurer") donné à ces religieux, tant leur fonction ressemble fort à celle que nous connaissons, nous, des prêtres. En définitive, seule une poignée de pratiquants méditent et perpétuent le style ancien du zen.
Le prêtre demeure. Gardien de la mémoire, il est attaché, au sens le plus fort du terme, à un lieu : son temple. Chaque temple a une longue histoire séculaire, souvent empreinte de merveilleux, soit qu'il fut construit à l'emplacement d'un ancien sanctuaire, soit que quelque kami n'est là été apprivoisé par un moine aux pouvoirs surnaturels. Le prêtre se doit de préserver l'histoire et la mémoire.
Les bâtiments dessinent et délimitent une enceinte sacrée avec une disposition quasi-identique de temple en temple. Au centre, le pavillon principal (hondô) où le prêtre en exercice accomplit les cérémonies rituelles. Dans ce pavillon, on honore la figure tutélaire du temple communément nommée le "vénéré principal" (gohonzon). Il s'agit généralement dans l'école sôtô du Bouddha Shâkyamuni ou d'une forme du bodhisattva Kannon (le plus souvent Shô Kannon, "le saint Kannon", Senju Kannon, "Kannon aux mille bras" ou Baige Kannon, "Kannon à la fleur de prunier").
Le temple a ses hôtes, non seulement les bouddhas, mais également une multitude de kamis, de divinités indiennes, chinoises, japonaises, bouddhiques ou non, et d'autres bodhisattvas, comme Hakusan Myôgongen, "le mystérieux avatar du mont blanc", une divinité de la région du nord du Japon devenue protectrice de l'école sôtô ou Daigenshuri, un dieu du sol chinois associé à la diffusion du zen au Japon. Ou bien encore les divinités tantriques aux airs courroucés, Aizen Myôô, le dieu de l'amour, ou Fudô Myôô, "l'Inébranlable", que l'on représente avec un glaive et un collet. Cette nombreuse population d'êtres surnaturels a ses propres sanctuaires ou chapelles ou au minimum ses alcôves.
Un tel monde crée une religiosité ambiante. À Shôrinji comme à Raigakuji, des statues de l'arhat Pindola (Binzuru sonja) trônent à l'entrée du pavillon principal (hondô). Elles brillent à force d'être frottées. On prête à Pindola, un disciple du Bouddha, le pouvoir de guérir des maladies. Si on mal quelque part, il suffit de frotter la partie de la statue correspondant à celle de son corps malade.
La ferveur religieuse est encore plus palpable dans le pavillon des tablettes funéraires (ihaidô) (photographie ci-contre). Généralement situé à l'arrière du pavillon principal, on range dans cette salle spécialement aménagée les tablettes funéraires des familles affiliées au temple. Les tablettes sont richement décorées et portent le nom bouddhique (donné post-mortem par le prêtre) des membres de la famille. Le dépôt de ces tablettes dans les temples ne se généralisa au Japon que tardivement (à l'époque Tokugawa), lorsque chaque famille dû s'affilier héréditairement à un temple. Aujourd'hui, le commerce de ces tablettes représente la principale source de revenus des temples avec les cérémonies funéraires. La mémoire des ancêtres fait l'objet de soins attentifs. À Raigakuji, des milliers de tablettes sont alignées en rangs serrés sur des étagères et au à mesure que l'on avance dans le pavillon, des faisceaux détectent les mouvements et les différentes parties de la salle s'allument au fur et à mesure des déplacements. Même si le pavillon principal avec sa statue du vénéré principal représente le centre symbolique du temple, le véritable centre (social et économique) se trouve bien dans cette salle des tablettes funéraires.
La fonction de jûshoku consiste finalement à entretenir tous ces lieux de mémoire et à accomplir les nombreux rites commémoratifs. Guère plus. Il est difficile de savoir si tous ces prêtres croient à ce qu'ils font, s'ils agissent en gardien de musée ou par réelle conviction. Peut-être qu'ils ne se posent tout simplement pas la question. Ils font ce qu'ils doivent faire, comme leur père et leur grand-père auparavant. Et le soir se délassent en regardant un match de base-ball à la télévision.
La plupart des 15.000 prêtres de l'école sôtô sont nés et mourront dans leur temple. Pas la peine de leur téléphoner pour savoir s'ils sont là : Ils sont toujours là ! Chaque jour voit d'ailleurs son défilé de paroissiens – ou plutôt de paroissiennes – qui viennent au temple aider à l'entretien, donner de leur temps ou simplement prier.
Cette totale disponibilité, cette obligation de demeurer oblige constamment. Nous nous rendons à Shinj'un au nord de la ville de Shimizu, où nous sommes accueillis par le fils du chef de temple. Après le thé traditionnel, il nous fait visiter les lieux. À midi moins trois, son téléphone portable sonne, la sonnerie programmée lui rappelle que dans exactement trois minutes il doit sonner la cloche du temple. Il s'excuse, se prépare et va sonner la cloche à l'heure dite. Trois fois par jour, 365 jours par an, la cloche doit sonner. Et si le téléphone sonne à midi moins trois, c'est bien qu'il n'est jamais bien loin.
Le carcan est réel. En même temps, les temples sont riches et les prêtres mènent une vie relativement aisée – bien que l'essentiel des fonds soit versé à l'entretien des différents pavillons que l'on imagine très lourd tant ces bâtiments sont imposants et richement décorés. Plus les temples sont importants, plus les revenus le sont mais les devoirs aussi.
Pour ces prêtres, il est rarement question de vocation spirituelle. Seuls cinq pour cent des temples zen sôtô proposent une pratique régulière de la méditation. Les prêtres n'ont ni le temps, ni même l'intérêt. Rares sont ceux qui ont une véritable vocation dans cet environnement. Nous arrivons à Hôsenji, un petit temple des quartiers nord de la ville de Shizuoka. À peine est-on entré dans le pavillon central que l'on sent une atmosphère bien différente de celle des autres temples. Quelques signes ne trompent pas. Le maître des lieux, le révérend Oshima (photographie ci-contre), vient apparemment de terminer sa méditation matinale en solitaire. Et puis, en discutant avec lui, on apprend qu'il a vécu plusieurs années au temple de Tôkei'in, occupant la fonction de préposé au riz (faire cuire le riz est une charge dévolue aux pratiquants les plus aguerris dans les grands temples zen). Puis il déballe pour nous avec émotion le coussin qu'il a usé au grand temple de Sôjiji à force de méditer des années durant. Il arrive toujours à faire le lotus complet sans l'aide de ses mains. Il y a une lueur et une douceur dans son regard. Il sait ce qu'est le zen. Mais il a aussi sa charge, ses paroissiens. En ce moment, il est occupé, plusieurs bâtiments de son temple sont en train d'être reconstruits.
Concilier une vie intérieure et une charge de temple est toujours difficile dans ce contexte. Au temple de Tôkei'in, les abbés ont une solide pratique de la méditation. Ils s'appellent tous Niwa mais ne sont pas fils l'un de l'autre – ce qui est déjà une exception notoire. Les Niwa ont une tradition de célibat et simplement par tradition, à chaque génération, le successeur reprend le nom de famille de son prédécesseur. En 1980, l'avant-dernier abbé, Rempô Niwa, expliquait dans une interview sa pratique à Tôkei'in : "Je me lève tous les matins à quatre heures, après m'être lavé et frictionné le corps, j'allume quatre-vingts bâtons d'encens que je vais planter dans les différents sanctuaires et chapelles du temple. Puis, je me rends dans la salle de méditation, où je m'assieds une heure. Après, je frappe dans mes mains pour chasser les mauvais esprits." Ou comment concilier le devoir et la force intérieure.
La plupart des rénovateurs, des passeurs du zen sôtô moderne n'étaient pas fils de prêtres. Et ce n'est sûrement pas un hasard. Qu'ils s'appellent Kôdô Sawaki, Kôshô Uchiyama, Taisen Deshimaru, Ryôtan Tokuda, Gudô Nishijima, leur vocation n'était pas d'accomplir des rites mais bien de s'éveiller. Ils sont venus au zen dans ce seul but. Le surnom de Kôdô Sawaki (1880-1965), yadonashi, "sans domicile", résonne d'une façon toute particulière dans ce contexte institutionnel. Toute sa vie, il a refusé de diriger un temple et même le temple d'Antaiji qu'il a repris après la seconde guerre mondiale n'était pas un temple ordinaire mais un temple d'étude sans paroissiens. C'était la seule manière de pouvoir garder sa liberté. Gudô Nishijima a toujours également refusé la charge d'un temple. Finalement, pour beaucoup, l'exil représentait une façon élégante de s'échapper de ces obligations venues d'un âge ancien. Ryôtan Tokuda, au Brésil, Taisen Deshimaru, en France, d'autres encore, ont trouvé leur liberté en vivant en dehors du carcan de l'univers des temples japonais.
Éric Rommeluère (novembre 2005)
Voir une sélection des photographies du voyage (par série de vingt-cinq vignettes).
De Jean-Louis Duclos. Les rencontres, programmées ou fortuites, nous interrogent sur notre propre pratique. Au bout de quelques jours de ce périple, nous nous demandons si nous ne sommes pas plus royalistes que le roi (plus zen que les maîtres zen !) quand nous voyons que, finalement, peu de personnes semblent vraiment pratiquer et que les temples ne sont que de grands (et magnifiques) funérariums.
La méditation que nous pratiquons ici en Europe ne serait-elle finalement au Japon qu'un lointain vestige du passé ? Bien sûr, nous avons également rencontré des gens sincères et authentiques, dans des temples isolés, plus simples, moins riches, où l'ambiance est bien différente des grands temples : les coussins de méditation dans un coin, le kimono qui sèche dans un courant d'air, les jouets des enfants qui traînent dans la salle des cérémonies, l'abbé rieur qui raconte la vie de ses ancêtres pirates et naufrageurs, le coussin de méditation bien usé que l'on nous fait essayer, à nous, drôles de créatures qui prétendons aussi pratiquer la méditation zen en France (quelle idée incongrue !), la vie, la chaleur, un certain désordre rassurant. En un mot, la pratique, la vie et non plus le musée, les rites, aussi beaux soient-ils. La spontanéité, la surprise, parfois à la limite de l'incrédulité : "Je peux voir votre rakusu d'ordination que vous portez autour du cou ? Vous êtes sûr de la date qui est écrite ? Vous 1979, et vous 1981 ?? Oh !" La découverte est réciproque, pleine de surprises et de complicité, malgré l'obstacle de la langue.
Et puis, il y a eu la rencontre avec Nishijima rôshi, toute d'émotion et de délicatesse, mais aussi de force et de détermination. Quel homme, au vrai sens du terme ! Quelle énergie dans ce corps minuscule, cassé, visiblement douloureux, quel évident et urgent désir de transmettre l'essentiel, de s'assurer "qu'après" nous ferons ce qu'il faut, à notre manière. Quel calme et quelle sérénité devant sa propre fin, prévue et acceptée. J'avoue avoir été profondément retourné par son attitude et sa présence. J'y repense très souvent et je crois que j'y penserai longtemps.
Quelques semaines sont passées depuis notre retour du Japon, mais je n'ai pas encore vraiment digéré tout ce que j'ai vu là-bas ; il faudra sans doute du temps, en reparler, confronter les souvenirs et les impressions, mettre un peu d'ordre dans ce gros sac d'émotions et d'images.
Mais je suis quand même à peu près sûr d'une chose : ce que nous essayons de faire ici, notre "zen occidental", est indispensable et urgent. Au Japon, le pratiquant semble devenir une espèce en voie de disparition et je crois qu'il faut faire vite pour recueillir l'expérience accumulée depuis des siècles, en retenir la moelle et la pérenniser en l'actualisant dans notre propre contexte. Sinon, je crains que cette pratique de vie – de la vie – ne devienne une curiosité culturelle d'une autre époque, qui va se momifier doucement avant de disparaître. Mais tout est possible : le bouddhisme en général et le zen en particulier possèdent cette faculté d'adaptation et de synthèse des valeurs des pays dans lesquels ils s'installent.
La question qui se pose maintenant à nous n'est pas "Qu'est ce que le zen peut nous apporter, à nous Occidentaux, aujourd'hui ?", mais bien plutôt : "Qu'est ce que nous, Occidentaux aujourd'hui, pouvons (devons ?) apporter au zen ?" Il va nous falloir continuer à être actifs, proposer, innover, inventer une nouvelle relation avec la tradition et ses dépositaires authentiques (ou que nous jugeons tels, avec nos propres conceptions). Mais il faut faire vite car aurons-nous souvent encore la chance de rencontrer des gens comme Nishijima rôshi ? Beaucoup de travail en perspective, mais au bout, tout au bout, un nouveau printemps zen ?
Jean-Louis Duclos (octobre 2005)
Voir une sélection des photographies du voyage (par série de vingt-cinq vignettes).