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Dharma et consommation

Un article de Jean-Louis Duclos


L’économie est un domaine qui semble bien éloigné de la pensée du Bouddha. Autant se réfère-t-on couramment aujourd’hui à la pensée bouddhique en matière de droits de l’Homme, d’environnement ou de santé mentale, autant la sphère économique paraît pour beaucoup lui être totalement étrangère. L’économie véhicule des concepts et des valeurs qui semblent incompatibles avec la "pureté" mentale et le "détachement" incarnés par des sages aux pieds nus vivant d’aumônes. Deux mondes semblent s’ignorer ou, au mieux, ne pas avoir grand chose à se dire. Au demeurant, une telle situation semble aller de soi pour nombre de pratiquants ou de sympathisants bouddhistes : au-dessus de la mêlée, l’air est pur et l’on est prié de ne pas déranger la méditation ! Pourtant notre vie quotidienne et sociale possède d’emblée une dimension économique qui s’applique à tous, qu’ils recherchent ou non l’éveil. Le nier ou le refuser serait une erreur.

Les spécialistes débattent pour savoir si la science économique serait une "vraie" science. Le propos n’est pas d’entrer ici dans ce débat. Soulignons simplement que l’économie, avec ses outils et modèles mathématiques, qui n’affirme que le quantifiable et le mesurable (le "réel" comme disent les économistes), a une nature profondément "scientiste". Pour l’économie, tout ce qui ne peut se ramener (et tout doit s’y ramener) à du quantifiable et du matériel doit rester hors champ et n’a pas de valeur réelle. L’économie a pour vocation de rationaliser les comportements humains, de les mettre en équation et de les anticiper. Le marketing en est une application pratique.

La vision économique prévaut aujourd’hui comme mode d’explication universelle. L’homme n’est que la somme de ses appétits et sa valeur n’est que sa capacité à échanger son travail contre un medium, en l’occurrence l’argent, qui lui permet d’acheter des biens ou des services et d’entrer dans un processus de production et de consommation. Les débats qui accompagnent actuellement le projet de "relance de l’économie par la consommation" illustrent l’impossibilité pour la plupart des économistes d’échapper à leur approche mécanique des comportements humains et d’intégrer des réflexions différentes sur d’autres aspirations de l’homme.

L’économie a son éthique : le progrès et la croissance qui structurent nos pensées sociales. Dans cette vision du monde, tout résistant à la consommation est contre-productif et donc anti-social. On verra en lui un anarchiste, au mieux un doux poète ou un irresponsable. L’individu utile, et donc éthiquement correct, se doit d’être "performant". En bref cela signifie qu’il doit échanger un maximum de son temps de vie contre un maximum de biens (la médiation par le travail et l’argent).

Le modèle dominant du consommateur épanoui (le "bonheur" par la consommation) sert de référence mondiale. Il se mesure en termes d’équipement qu’il soit automobile ou télévisuel. Les "sous-développés" ne sont en fait que des sous-consommateurs qu’il faut convertir le plus vite possible au "vrai bonheur". L’ensemble des facteurs favorisant la consommation (publicité, modes, fantasmes sociaux, etc.) devient plus important que l’individu unique dont les aspirations sont réduites aux préconisations des "producteurs". Ce concept particulier du "bonheur" est d’autant plus facile à imposer qu’il véhicule également une "morale" : apporter le progrès et la démocratie à tous, combattre la "misère" et extirper les racines des fondamentalismes et des dictatures….

Contrairement au scientisme économique qui tend à vouloir organiser la réalité, le bouddhisme observe les systèmes de fonctionnement qui régissent l’univers, les hommes et les phénomènes. Il observe en profondeur l’ensemble de leurs propriétés physiques, psychiques et émotionnelles. Il met un accent particulier sur l’interaction et la dynamique entre ces différentes composantes, conséquence directe de son approche de l’impermanence et de la causalité. On est là assez proche d’une méthode scientifique (et non pas scientiste).

La non-dualité, l’interdépendance et l’impermanence sont au cœur de la conception bouddhiste de la vie et, sans doute aussi, du bonheur de vivre : elles participent à sa définition et en constituent également les éléments moteurs. L’appréciation du bonheur ne peut être quantitative mais résulte de la valeur des actes (et de leurs fruits) à un moment donné, pour l’ensemble des êtres et de l’univers. Dans cette vision, la sensibilité et la qualité globale de la vie sont privilégiées plutôt que le fonctionnement mécanique et la quantité. Le mouvement, la dynamique sont les moteurs : il n’y a pas de véritable "norme" universelle, tout est en devenir et en équilibre instable, comme la marche, qui n’est que la gestion dynamique d’un déséquilibre.

La notion même de bonheur doit être maniée avec précaution dans un contexte bouddhiste : le bonheur n’y est pas compris comme un état à atteindre mais la découverte d’une liberté perdue, enfouie et reconquise par la connaissance. Il s’agit, fondamentalement de voir enfin les choses comme elles sont, à la suite d’un patient travail de décapage pour les débarrasser des émotions et des représentations dont nous les avons recouvertes. En tant que tel, le bonheur n’est pas un concept très bouddhiste… La notion d’éveil est plus appropriée et plus illustrative de la démarche : il s’agit bien en effet de se réveiller et de se libérer des mauvais rêves !

L’objectif des "créateurs de richesse" est d’intervenir le plus possible et chaque fois que possible, entre le producteur, le produit et le consommateur, qu’il s’agisse de biens matériels, de services, d’idées, etc. L’intervention, l’intermédiation est créatrice de valeur et une nouvelle source de profit.  Souvent, les "bénéfices" réalisés par cette intermédiation n’ont aucune utilité directement productive (la spéculation et les divers phénomènes de bulle en sont des exemples criants). L’objectif est de toujours marchandiser, c’est-à-dire de transformer n’importe quelle chose en un bien susceptible d’être acheté, puis de le commercialiser, de mettre ce bien à la portée physique et psychologique de l’acheteur. Ce processus conduit à la coupure généralisée de la réalité, celle constituée de nos vrais besoins, de la valeur de notre temps et de nos aspirations profondes. Cette intermédiation peut toucher jusqu’à la personnalité, le caractère, les compétences et les aspirations intimes des individus, qui sont eux aussi marchandisés. On exploite aujourd’hui l’image des sportifs ou d’autres people. Le salaire, c’est-à-dire le prix de l’échange d’un temps de vie contre du travail, n’est, au fond, que la marchandisation des compétences et du temps (qu’a-t-on de plus précieux ? Que peut-il y avoir de plus "cher" que notre temps de vie ?) contre un moyen standard, l’argent, qui permettra d’acquérir ce que l’on nous propose ou nous demande d’acheter.

Ce mouvement de déconnexion et d’intermédiation s’est accentué à la faveur du développement économique : le développement des transports (coupure de l’habitat, des liens sociaux et du temps), la division du travail, la production de masse (coupure de la personne) et la globalisation (coupure des cultures propres des groupes humains). La distinction entre les besoins (réels) et les désirs (plus ou moins fabriqués) a été effacée pour créer du profit ou l’augmenter. Produits universels pour des clients universels, fabriqués par des entreprises universelles, qui ont besoin d’un marché universel et libre pour leur expansion universelle, le tout dans un contexte de croissance illimitée : tel est l’environnement où nous devons trouver le fameux "bonheur".

La vision bouddhiste se situe radicalement à l’opposé, puisque fondée sur la liaison, l’interdépendance et non sur la rupture et l’intermédiation. Cette vision nous offre la compréhension du processus sans fin de la consommation sous ses multiples aspects (l’impermanence, les désirs, l’insatisfaction…). Elle met en lumière le système de "l’espace-temps de la consommation" qui crée le manque et la souffrance :

-       Le temps comme la période qui sépare le désir de sa satisfaction
-       L’espace comme la distance entre soi et l’objet désiré

PretaLe consommateur moderne ressemble de plus en plus à un preta, un fantôme affamé, qui ne peut jamais assouvir sa soif. Il souffre en permanence de ne pas avoir et de la peur de ne plus avoir. L’accumulation et l’avidité sont au cœur du système de la société de consommation. Ces principes devenus la règle de la consommation rendent aveugles aux besoins réels. La convoitise et la dispersion créent l’illusion et l’engourdissement béat dans le frelaté : trop de choses à faire, de biens à acheter, de films à voir... pour avoir un peu de temps pour s’évaluer soi-même, s’occuper de son entourage ou de la nature (une coupure de plus…). De ce point de vue, la crise que nous sommes en train de vivre est, plus qu’une crise financière, une véritable crise existentielle qui révèle l’avidité toujours grandissante des individus et des entreprises.

La voie de sortie proposée par le bouddhisme est expérimentale et contingente, fondée sur trois principes interdépendants :

-       L’action juste : la modération, la simplicité volontaire.
-       La conscience : la restauration des liaisons, les pratiques méditatives, l’art.
-       La sagesse, la connaissance : la dissipation des illusions, la compréhension des interconnexions, l’appréciation des causes et de leurs fruits.

S’ils considèrent qu’une des causes principales de notre mal-être réside dans la perte de contact avec le réel et l’environnement, il est évident que les bouddhistes devront se frotter, et le plus concrètement, possible à toutes les "déconnexions" et autres "intermédiations" qui obscurcissent notre vision des choses et nous aliènent. Identifier, prendre conscience, démonter, proposer une solution : tels sont les objectifs.

Il s’agira d’agir dans le concret : en premier se former, se doter d’outils pratiques pour retrouver suffisamment d’autonomie et de liberté d’action dans la vie de tous les jours et dans tous les domaines, pour pouvoir mener une vie pleinement consciente. Les chantiers à ouvrir sont nombreux, car ce qui a été déformé dans nos vies doit être reformé, avant, peut-être, d’être réformé ! Apprendre à retrouver son autonomie de décision, apprendre à décoder la publicité ou le discours politique, identifier et évaluer ses vrais besoins. Apprendre à utiliser son argent, à simplifier sa vie, à évaluer clairement sa propre valeur, à boycotter les produits inutiles ou nuisibles. Apprendre à organiser des actions de manière efficace et à les partager. Apprendre à réduire son empreinte environnementale. Apprendre à traiter son propre corps comme un temple. La tâche est immense et urgente. C’est aussi cela le bouddhisme.

Juin 2009. Reproduction interdite.

Jean-Louis Duclos pratique la méditation depuis trente ans. Il est le responsable du groupe de méditation de Cannes.