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La spiritualité engagée de Bernard Glassman

Une interview d'Ursula Gauthier


Bernard Glassman est un enseignant zen américain. Personnage atypique méconnu en Europe, premier successeur de Taizan Maezumi rôshi (1931-1995), Glassman ne conçoit la compassion bouddhiste que dans le cadre d'un engagement social. À la fin des années 80, il avait ainsi conçu des programmes sociaux pour les populations défavorisées de New York. Dans un souci d'adaptation du bouddhisme et d'élargissement de son travail, Bernard Glassman a, par la suite, créé la Peacemaker Community, une communauté interreligieuse dont les membres s'engagent à œuvrer pour la paix, qu'elle soit intérieure ou... globale.

Ursula Gauthier est journaliste au Nouvel Observateur. Cette interview a été réalisée le 16 juin 1999.



Ursula Gauthier : Quel sens a pour vous le bouddhisme engagé ?

Bernard Glassman : Je ne suis pas sûr d'aimer l'expression. Elle impliquerait des bouddhismes qui ne seraient pas engagés. Plutôt que de parler de bouddhisme engagé, je préfère dire "spiritualité engagée", ou "action sociale bouddhiste". L'expression est assez étrange pour moi. S'exercer dans la pratique de l'éveil ou dans celle de "l'élargissement" de son être, n'est-ce pas également de l'engagement ?


Bernard GlassmanQuestion : Parlons donc de spiritualité engagée. On n'a pas l'habitude de voir la spiritualité orientale comme engagée...

Bernard Glassman : Je ne suis pas un Oriental. Mon maître était japonais [1]. Il m'a demandé de réaliser et d'actualiser l'essence du bouddhisme zen et de l'exprimer comme je suis. Il disait que c'était la seule façon de le pratiquer. On ne doit pas essayer de copier, ou de reproduire. Même lorsqu'on dit qu'en Orient la spiritualité n'est pas engagée, tout dépend de qui il s'agit. Voyez Gandhi, et je peux en citer plusieurs comme lui dans le zen. Bien sûr, il y a ceux qui méditent dans les grottes. Mais les monastères bouddhistes, à l'origine, en Asie, étaient les seuls endroits où il y avait des écoles, des hôpitaux ou des asiles pour les vieillards. Mais il y a une question qui ne m'intéresse pas, c'est de savoir si les asiatiques sont capables d'être engagés...


Question : Ce n'est pas ma question. Ma question est : Comment aujourd'hui, aux États-Unis, conciliez-vous spiritualité et action sociale ?

Bernard Glassman : L'intérêt est énorme. Quand le bouddhisme est arrivé en Occident, d'abord aux États-Unis puis quelques années après en Europe, l'intérêt des gens s'est d'abord porté sur comment être plus éveillé ou comment expérimenter la vie bouddhiste. C'est toujours comme ça, les gens sont d'abord intéressés par eux-mêmes. Quelques années plus tard, lorsque le bouddhisme a trouvé son assise, l'action sociale, le travail au sein de la société, dans le monde au sens large, deviennent une chose naturelle, un développement normal.


Question : Cette spiritualité engagée a-t-elle à voir avec l'importante tradition sociale des communautés religieuses américaines ?

Bernard Glassman : Si vous pratiquez le bouddhisme, que vous pénétrez dans l'Unité de la vie, vous ferez naturellement attention à ce travail. Quand vous pensez à vous-même comme vous-même, vous êtes Ursula, vous pensez à Ursula comme étant Ursula, vous êtes intéressée à rendre les choses meilleures pour vous. Mais au fur et à mesure qu'Ursula grandit, qu'elle apprend l'unité de la vie, elle se voit elle-même comme sa famille. Elle s'intéresse et travaille pour sa famille. Elle approfondit encore, et Ursula se voit elle-même comme sa communauté. Ursula ne cesse pas de faire des choses pour elle-même, mais son idée d'elle-même a grandi. Maintenant, elle les fait pour sa communauté, puis elle les fera pour son pays, puis pour le monde...


Question : Ca rappelle assez le mysticisme...

Bernard Glassman : Si vous appelez mysticisme la réalisation du soi comme corps unique... Le bouddhisme consiste à être soi-même comme une partie du grand corps unique de la vie, et de ne rien voir comme différent de soi.


Question : En France, l'engagement revêt un aspect de lutte politique. Cela découle d'une vision du monde qui sépare les opprimés et les oppresseurs. Y a-t-il un aspect politique dans votre approche ?

Bernard Glassman : Bien sûr. Il n'y a rien qu'on puisse laisser de côté. En me voyant comme un seul corps, pour lutter contre les divisions, je peux avoir recours à tous les moyens : l'art, la politique, l'économie, la médecine. D'un point de vue bouddhiste, je dois utiliser toutes ces choses dans une perspective libérée de l'ego. Nous disons que tout est poison lorsqu'on est centré sur l'ego. Et que tout est vertu, si l'on agit sans ego.


Question : Alors il faut lutter, mais sans ego ?

Bernard Glassman : Si j'enlève l'ego, je ne lutte pas. J'agis. Si j'enlève l'ego, ce ne sera pas une lutte. La colère aura disparu...


Question : Que pensez-vous de l'article de Tikkun reproduit dans votre site Web [2] ; il fait une critique radicale de la société capitaliste et de son injuste répartition des biens ? Etes-vous d'accord avec les arguments développés ? Dans ce cas, seriez-vous prêt à vous battre contre un système injuste ?

Bernard Glassman : Plutôt que d'utiliser le mot "se battre", je préfère dire "travailler contre". Bien entendu, je partage cette analyse. Une division de notre Peacemaker Community est le Peacemaker Movement. Il s'agit d'un mouvement politique, pour tous ceux qui veulent mettre leur énergie dans un travail politique ou économique. J'ai seulement changé la terminologie. Quand j'ai commencé à travailler avec les SDF, beaucoup m'ont conseillé de rester à l'écart de la politique. J'ai refusé de les écouter. En tant que bouddhiste, je veux travailler avec tous les aspects de la société. Plutôt que de dire "je n'aime pas tel ou tel élément, je veux lutter contre eux", je les rapproche, je les intègre dans un même cercle. J'ai invité des politiciens, toutes sortes de gens dans notre comité de direction. Comment passer de l'idée d'ennemi à l'idée d'allié, comment travailler positivement avec toutes ces énergies ? Pour moi, la façon positive, ce n'est pas de les combattre, mais de les utiliser comme des ingrédients. C'est de les voir comme des ingrédients de ma vie, de ma société. Comment dois-je les travailler pour en faire un "repas" ? Dans Instructions for a Cook [3], c'est ce que je dis. Ne pas combattre, mais les prendre tous, comprendre leur genre d'énergie, et les associer ensemble pour que ça fasse comme un "repas".


Question : Votre action à la Greyston Foundation [4] a été couronnée de succès. Maintenant, je crois comprendre que vous voulez élargir votre action. Ai-je raison ?

Bernard Glassman : Oui, ce qui m'intéresse, c'est d'avancer, indépendamment du fait que ça marche ou non. Je ne suis pas un optimiste, je ne pense pas qu'il suffit de croire à ce qu'on fait pour que ça marche. Est-ce que la situation est mûre ? Ça, c'est avancer.


Question : Comment définiriez-vous votre action après avoir arrêté l'expérience de Greyston ?

Bernard Glassman : C'est comme de tisser une toile, un réseau. Je tisse des liens entre des groupes comme celui de Greyston. Je sais qu'il en existe partout dans le monde, des gens merveilleux qui sont isolés. On ne connaît pas leur histoire, ils ne se connaissent pas entre eux. Je suis en train de créer un espace afin que les gens puissent partager leurs expériences.


Question : En utilisant votre notoriété ?

Bernard Glassman : En utilisant de nouveaux moyens. Nous créons des rencontres, maintenant un journal [5]. Le premier numéro est prévu pour cet automne. Nous créons des événements comme celui d'Auschwitz [6]. Nous réunissons des gens qui viennent de partout. Notre travail à Auschwitz est devenu un modèle. C'est un lieu qui contient une énorme énergie négative. Et pourtant nous y amenons tant de gens différents : des survivants, des tziganes, des enfants d'officiers SS, des gens de tous les pays, de toutes les religions. Il est difficile de se comprendre, tous ces gens sont si différents. Mais à la fin de la retraite, ils ne font plus qu'Un, malgré toutes leurs différences. En s'écoutant, en partageant dans des groupes de paroles, en témoignant de l'horreur d'Auschwitz, d'une certaine façon ils forment une seule communauté (One People).


Question : Est-ce un modèle pour les autres actions que vous voulez mener ?

Bernard Glassman : Je le pense. Peacemaker en hébreu, c'est oseh shalom. Oseh signifie "faire", et shalom, "la paix". Shalom provient de shalem, qui signifie intégralité, unicité. Dire oseh shalom, c'est dire "devenir Un". Dans presque toutes les traditions mystiques, le travail du religieux consiste à devenir Un, prendre les morceaux et les faire Un. C'est ce que nous voulons faire : unifier tous les morceaux. Beaucoup de ces morceaux sont des groupes merveilleux qui travaillent de par le monde. Nous voulons qu'ils se rencontrent, ou tout au moins faire savoir qu'ils existent, qu'ils comprennent mutuellement leurs méthodes, et qu'ils partagent leurs expériences. En ce moment, ce sont des Allemands et des Polonais qui organisent la prochaine retraite d'Auschwitz. Nous réunissons des gens différents qui resteraient normalement éloignés et nous essayons de trouver un moyen afin qu'ils travaillent ensemble.


Question : Comment le monde juif traditionnel réagit-il aux retraites interreligieuses que vous organisez à Auschwitz ?

Bernard Glassman : La Peacemaker Community est constituée d'un ordre bouddhiste mais aussi d'un ordre interreligieux. Je suis proche d'un rabbin bien connu aux États-Unis, Zalman Schachter, le fondateur du Mouvement du Renouveau Juif (Jewish Renewal Movement). Il est d'origine polonaise et il a perdu beaucoup de ses proches à Auschwitz. Quand j'ai décidé de faire ce travail dans le camp, je suis d'abord allé le voir. Il m'a dit que c'était une chose qu'il voulait faire depuis longtemps, mais comme il est âgé, et il m'a demandé de le faire. C'est l'un des doyens du Peacemaker Interfaith Order. Les leaders du mouvement juif polonais sont venus, et nous ont apporté leur soutien.


Question : Il s'agit de guérir les blessures de tous ces gens ?

Bernard Glassman : Oui, c'est le travail des peacemakers. Auschwitz a été un tel succès que c'est devenu une sorte de modèle. On envisage de semblables rencontres en Irlande. On nous appelle pour faire le même genre de chose dans beaucoup d'endroits, mais nous n'avons pas assez de ressources. Ce n'est pas simplement une réunion. Quand j'ai fait la première retraite à Auschwitz, j'ai travaillé deux ans et demi à rapprocher des groupes très différents, de telle façon qu'ils puissent continuer ce travail après notre départ. C'est ce que nous commençons à faire en Irlande. On a déjà fait une retraite l'année dernière à Belfast. C'est l'un de mes disciples de dharma (je n'ai pas donné la transmission du dharma qu'à des bouddhistes), un jésuite, le père Robert Kennedy, qui l'a dirigée. Aux États-Unis, on nous a demandé de faire la même chose avec des Indiens, et avec des Japonais qui ont été internés pendant la seconde guerre mondiale.


Question : Qui vous le demande ?

Bernard Glassman : Ça dépend. Parfois, ce sont des membres de notre organisation qui sont actifs dans ces communautés. Certains travaillent avec des Indiens. Ils leur ont parlé des retraites d'Auschwitz et ils leur ont proposé d'en faire une. Des anciens se sont réunis et ils nous ont demandé de les aider à en organiser une. Ils seraient bien entendu l'un des pôles actifs, cela aurait lieu dans une prison fédérale où est détenu l'un de leurs leaders. C'est lui qui l'a demandé. Pour que ça marche, il faut que ça vienne des gens eux-mêmes.


Question : Et en Israël ?

Bernard Glassman : J'en reviens. Nous avons été contactés par des militants pacifistes israéliens, qui avaient entendu parler de nous. Je vais d'abord faire un atelier sur notre méthode : comment écouter, comment inclure tout le monde. Ils sont très intéressés. Mon amie, Eve Marko, qui est aussi une enseignante zen, est née en Israël. Elle souhaite que son travail se fasse là-bas dans le rapprochement entre Israéliens et Palestiniens mais aussi dans le mouvement féministe. Les demandes n'arrêtent pas d'affluer. Mais on ne peut pas répondre à toutes les demandes. Nous espérons attirer l'attention sur des groupes qui font ce genre de travail, afin de les réunir. On a créé un programme d'études et de stages pour ceux qui veulent apprendre à travailler dans les prisons, ou avec les SDF ou à faire de la politique... Nous sommes en train de créer des liens entre les groupes qui partagent cette même philosophie.


Question : Pourquoi mettre ces groupes en rapport ? À quoi ça sert ?

Bernard Glassman : Quand j'ai voulu arrêter, passer à l'étape suivante après Greyston, j'ai ressenti qu'il y avait des tas de gens formidables qui faisaient un travail formidable et qui étaient seuls. Ils le font, mais ils ne trouvent pas leurs homologues avec qui partager leurs expériences. Ils sont isolés, ils ne peuvent apprendre les uns des autres. J'ai médité au Capitole pendant cinq jours pour savoir ce que j'allais faire, et j'ai vu qu'il s'agissait d'essayer de rapprocher ces gens merveilleux afin qu'ils ne soient plus si seuls.


Question : Dans un souci d'efficacité ?

Bernard Glassman : Bien sûr. On apprend des autres. C'est comme les Organisations Non Gouvernementales et l'ONU. Les ONG ne sont pas organisées. S'il y avait un meilleur maillage, et si elles pouvaient travailler ensemble, elles seraient bien plus efficaces.


Question : Vous avez écrit que vous préfériez être appelé business manager plutôt que spiritual director. Avez-vous changé ?

Bernard Glassman : Oui. En ce temps-là, je m'investissais plus dans le business. En fait, je suis tout cela à la fois, il ne faut pas séparer...


Question : Mais vous ne faites plus de business, vous tissez un réseau...

Bernard Glassman : Oh, c'est pareil. C'est toujours du travail d'organisation. Quand j'étais dans le business, je faisait la même chose, je n'étais pas le responsable financier, j'étais celui qui imaginait la structure, le fondateur. J'avais plutôt un rôle d'entrepreneur.


Question : C'est toujours ce que vous faites ?

Bernard Glassman : Oui, je suis un entrepreneur spirituel. Celui qui crée, qui met en forme. J'ai besoin de managers qui sachent comment diriger. Je suis le visionnaire.


Question : Comment êtes-vous passé à ce que vous faites maintenant ?

Bernard Glassman : Pour mon cinquante-cinquième anniversaire, je suis allé m'asseoir sur les marches du Capitole dans la neige. C'est comme ça que ça s'est passé.


Question : Parce que vous sentiez que ce n'était plus assez ?

Bernard Glassman : Oui. Le travail que j'ai fait à Greyston, d'autres le continuent. Maintenant j'ai besoin de voir ce que je peux faire d'autre.


Question : Vous êtes toujours à la recherche de quelque chose d'autre ?

Bernard Glassman : Oui, c'est le sort des visionnaires! Ils ne sont jamais heureux de ce qu'ils ont fait.


Question : Qu'attribuez-vous à votre origine juive ?

Bernard Glassman : Dans mon cas particulier, j'ai non seulement été élevé dans un milieu juif, mais dans un milieu socialiste juif. C'est probablement l'un des moteurs essentiels de mon investissement dans l'action sociale. Depuis que je suis enfant, j'ai baigné dans un environnement de lutte contre la discrimination, contre la pauvreté. Pas tant la pauvreté que l'injustice d'ailleurs. C'est comme ça que j'ai été élevé, c'était mon biberon. Bien sûr, j'ai également étudié le judaïsme.


Question : J'ai lu que vous aviez étudié le mysticisme juif.

Bernard Glassman : Oui, j'ai étudié toutes les traditions mystiques. Bien sûr, le judaïsme a été ce que j'ai étudié de plus, après le bouddhisme. Mais j'ai également étudié toutes sortes de traditions.


Question : Vous n'avez pas été impressionné par cette étude dans votre enfance ?

Bernard Glassman : Je l'ai été. Quand j'ai commencé à approfondir la spiritualité, j'ai d'abord étudié le judaïsme mais je n'ai pas rencontré les bonnes personnes. Les lieux d'enseignement étaient réservés aux hommes seuls, et seulement aux juifs. Avec mon éducation socialiste, je ne pouvais l'accepter. Puis j'ai trouvé le bouddhisme qui était ouvert à tous. Si j'avais trouvé Zalman, j'aurais pu... Peut-être que je n'aurais pas été bouddhiste...


Question : Parce qu'il y a le même mysticisme partout ?

Bernard Glassman : Les formes sont différentes, les mots aussi. Mais quand on étudie les différentes traditions mystiques, on voit qu'elles se ressemblent. Il s'agit de trouver l'Unité.


Question : Vous ne voyez pas de véritable différence entre les religions ?

Bernard Glassman : Les différences sont dans les formes, et elles sont nécessaires. Toutes les religions sont nécessaires comme les athées. C'est ce qui fait l'Un, le tout de la vie. C'est comme votre corps : votre rein n'est pas votre cœur, ni votre jambe. Mais ils sont vous. Mais si on vous enlève le cœur, vous ne pouvez plus vivre.


Question : C'est la raison pour laquelle vous tenez à l'interreligieux ?

Bernard Glassman : Oui, on ne peut pas faire de syncrétisme et créer une religion unique. Ca ne marche pas. On doit apprendre comment conserver toutes les différences. On ne peut pas changer le cœur en rein, ou en foie. On ne peut pas changer un bras en une tête. Ils ont des rôles différents. Mais tous ensemble, ils forment un seul corps. C'est la même chose pour le monde.


Question : Pourtant les religions ont été à l'origine de beaucoup de malheurs.

Bernard Glassman : Exactement, et j'appelle ça une maladie. Les gens qui veulent s'engager dans le travail interreligieux travaillent justement sur cette question : comment tout cela arrive ? Et pourquoi ?


Question : Que pensez-vous des sectes ?

Bernard Glassman : Ce sont des aberrations. Comme un cancer. Quand la main se gangrène, il s'agit de décider s'il faut couper le bras ou laisser la gangrène détruire le corps. La gangrène se produit, c'est dans la nature des choses. Mais comment la traiter ? Parfois il faut couper le bras. L'action doit êtes considérée du point de vue du corps : est-ce un cancer ? est-ce sain ? Les aberrations sont inévitables mais on doit y faire face.


Bernard GlassmanQuestion : Comment faites-vous pour éviter le danger du sectarisme ?

Bernard Glassman : C'est une question importante. La réponse facile est de dire que si vous vous entraînez à vous libérer de l'ego, vous n'aurez plus ce danger. Mais ce danger se produit toujours, on le voit partout. Mon point de vue est qu'il faut apprendre à ne pas être naïf, à ne pas tout accepter que cela vienne du Pape, du Président, du patron d'une banque ou d'un journal. Quelle que soit la tradition, on doit d'abord regarder les actions des personnes.


Question : Il ne faut pas renoncer à la critique ?

Bernard Glassman : Exactement. Nous disons qu'il faut juger les choses selon plusieurs angles : le temps, le lieu et les personnes. On doit juger si les actions créent plus d'harmonie et de paix ou le contraire. Donc, on doit être critique. On ne peut être dans une foi complète envers une seule personne, quelle qu'elle soit.


Question : J'ai lu que le Peacemaker Movement vise à un activisme politique dans la vision d'une communauté mondiale démocratique et fédérative.

Bernard Glassman : Ce n'est pas exclusif. Les membres de notre organisation qui font ça sont en Suisse. Il s'agit de Niklaus Brantschen et de Pia Gyger, Niklaus est jésuite [7]. Ils veulent maintenant travailler plus dans le champ politique. Ils tendent au fédéralisme.


Question : Ce n'est pas chez vous un intérêt fort ?

Bernard Glassman : Je les soutiens. Je vais aussi dans ce sens, mais je n'ai pas assez étudié la question. Dans la Peacemaking Community, beaucoup de personnes travaillent sur nombre d'aspects. Mais comme vous savez, le fédéralisme est aussi un corollaire de l'idée d'Unité.


Question : Quelle est votre position politique ?

Bernard Glassman : Je n'ai pas réfléchi autant qu'eux. Ils ont fondé une ONG à l'ONU, qui cherche à organiser les ONG et à soutenir le fédéralisme. Ils y vont chaque année un mois ou deux. Mon propre travail ne porte pas là-dessus.


Question : Que pensez-vous de la guerre au Kosovo ?

Bernard Glassman : J'en ai beaucoup parlé avec Reb Zalman. Peut-il y avoir des peacemakers sans armes ? Comment faire ? On a comparé ces événements à ce qui se passait à l'époque d'Hitler, que Zalman a vécue. On espérait qu'il y aurait un moyen de faire les choses sans toutes ces destructions, sans les bombardements. La question est comment ? Dire seulement que ça ne doit pas arriver, ça ne suffit pas. Je n'ai pas la réponse. Mais je la cherche. Parce que le Kosovo n'est pas la dernière guerre de la liste. Il y a beaucoup de Kosovo dans le monde. C'est ma grande question en ce moment, et j'aimerais bien trouver quelque chose de constructif là-dessus. Ce n'est pas facile. Des gens de notre organisation y travaillent. Claude Thomas, un ancien vétéran du Viêt Nam [8], a essayé d'entrer au Kosovo, mais la guerre avait commencé, et il n'a pu y entrer. Il a sa façon de travailler avec les gens. Zalman et moi-même sommes en train de chercher un modèle. Je ne crois pas que les bombardements soient la réponse. Mais parfois il faut que les choses soient faites, comme pour la gangrène. Il faut mettre un terme à tout cela, mais en trouvant les personnes adéquates...


Question : De votre point de vue, il doit être important de comprendre pourquoi les Serbes orthodoxes s'autorisent de telles horreurs...

Bernard Glassman : La religion est porteuse d'une telle énergie. Quand j'ai commencé à travailler avec les SDF dans les rues de New York, il y avait des groupes d'aide qui mettaient l'accent sur la religion. Je ne les appréciais pas, tout le monde m'avait dit que ces groupes religieux étaient épouvantables. Puis, quand j'ai vécu dans les rues, je les ai beaucoup appréciés. J'ai compris que la religion agissait comme l'opium, l'opium du peuple comme disent les marxistes. Elle peut vous mettre dans un état second, exactement comme les drogues. Chez les SDF, il y avait beaucoup de drogués, la drogue était leur religion. Ces groupes religieux qui cherchaient à les sortir de leur drogue faisaient appel à quelque chose d'aussi fort. Elle possède un effet puissant et si une mauvaise personne s'en empare, elle peut s'en servir pour provoquer la guerre, les massacres. La religion n'est pas nécessairement un problème, c'est les personnes qui s'en servent pour manipuler les gens. Si elles n'avaient pas la religion à leur disposition, elles pourraient utiliser autre chose. Il y a toujours quelque chose qu'une personne mauvaise et forte peut utiliser, le nationalisme par exemple...


Question : Le travail interreligieux cherche à faire ressortir l'énergie positive des religions ?

Bernard Glassman : Oui, mais il sert également à faire ressortir le négatif. Une partie du travail de notre Peacemaker Community est de montrer l'ombre, de faire ressortir l'aspect négatif. Toute ombre n'est pas négative, mais il faut en parler, ne pas la laisser dans le non-dit. Ce sont les aspects sombres qui existent partout, dans les religions comme ailleurs. Ils sont souvent cachés, on ne les laisse sortir qu'à certaines occasions, comme au carnaval. Nous voulons parler de ces choses.


Question : Quels seraient les aspects sombres de votre organisation ?

Bernard Glassman : Dès qu'on prononce le mot d'organisation on les voit. C'est les gens qui n'assument pas leurs responsabilités et disent que l'organisation doit le faire. Les aspects de contrôle. Aux groupes qui veulent rejoindre le Peacemaker Community, nous demandons quelle est la part d'ombre qu'ils voient dans cette affiliation. Les problèmes potentiels. On met l'accent dessus, et on veut que les gens y réfléchissent.


Question : Travaillez-vous encore avec les SDF ou les malades du sida ?

Bernard Glassman : Mon travail est surtout d'organiser des groupes. Greyston continue, comme d'autres groupes que j'ai aidé dans le passé. Mais chaque année je retourne un peu dans les rues pour apprendre encore.


Question : Discutez-vous avec le Dalaï-Lama ?

Bernard Glassman : On s'est rencontré plusieurs fois. Je suis allé à Dharamsala, il a organisé une conférence d'une semaine à San Francisco sur le peacemaking. Sa Sainteté est en fait une sorte de porte-parole comme nous sommes une sorte d'exemple de ce genre de travail. Il n'y a pas beaucoup de groupes comme le nôtre dans le monde bouddhiste. Il voudrait qu'il y en ait plus. Lui-même ne peut le faire, avec tout ce qu'il a à faire pour le Tibet.


Question : Vous dites qu'il y a une spiritualité au-delà de toutes les religions particulières et que nous sommes en train d'avancer vers elle. Comment la définir ?

Bernard Glassman : Il y a des gens, et j'inclus le Dalaï-Lama parmi eux, qui ressentent l'univers entier comme un seul corps. Et que ce corps unique a beaucoup d'aspects. Toutes les religions doivent coexister. La spiritualité dont je parle est la vision du corps unique qui voit la nécessité de toutes les religions. Dans une telle spiritualité, il ne peut y avoir de guerre interreligieuse. Un célèbre rabbin, Rabbi Kook, le premier rabbin d'Israël, qui était très orthodoxe, l'a dit. On venait se plaindre à lui des athées et des musulmans en Israël. Et il a répondu : "Si vous les enlevez, nous mourrons tous. Nous sommes tous ces gens, ils font partie de nous." Sa Sainteté ressent la même chose, et moi aussi, et je connais un groupe aux États-Unis qui essaie de former un United Religious Group. L'idée fait son chemin...


Question : Est-ce une conséquence de l'histoire récente ?

Bernard Glassman : Je ne sais pas, j'aimerais faire des recherches. Mais je pense que ça remonte à plus loin. Je crois que ceux qui partageaient cette conviction n'appartenaient pas tous à une même religion. Prenez Gandhi, il l'avait. Son successeur n'est pas forcément un Indien, c'est peut-être Martin Luther King. Je crois qu'on peut associer toutes ces personnes, comme le Dalaï-Lama. Il y a quelques années, j'ai vu une pièce de théâtre jouée par des comédiens d'une vingtaine d'années, des enfants de la guerre, qui avaient grandi dans un conflit. L'une des actrices était la propre fille de Martin Luther King, il y avait également des Cambodgiens. La pièce a été jouée à Dharamsala. C'est là que la fille de Martin Luther King a rencontré le Dalaï-Lama. Comme tout le monde, elle savait très peu de choses sur lui. Et quand elle l'a rencontré, elle a pleuré, et elle a pensé qu'elle rencontrait son père. À son retour, elle a appelé sa mère et lui a raconté cette chose incroyable : Le Dalaï-Lama, c'était son père. Sa Sainteté devait aller un mois après à la Bibliothèque du Mémorial Martin Luther King. Loretta King l'a vue. Elle a appelé sa fille et lui a dit : "Tu as raison. Je crois que la religion dont nous parlons existe déjà." La transmission continue mais je ne sais pas à quand cela remonte.


Question : Lisez-vous les œuvres des autres grandes traditions spirituelles ?

Bernard Glassman : Oui, j'ai beaucoup lu les classiques, et je continue à lire beaucoup de choses qui paraissent. J'ai aussi vécu dans toutes sortes de monastères, des catholiques aussi. J'ai des amis qui me sont très proches dans l'ordre cistercien.


Question : Pourquoi ne voulez-vous plus utiliser tous vos titres, abbé, rôshi, etc. ?

Bernard Glassman : Je suis né Bernie... Ca me semble plus confortable, intime. J'aime la familiarité. Je préfère que les gens m'appellent Bernie, plutôt que Bernard Glassman. Au maximum, rôshi Bernie.


Notes :

[1] Taizan Maezumi rôshi (1931-1995), fondateur du Zen Center of Los Angeles. [Retour]

[2] "À House of One People" in Tikkun, Une vision juive de la société. [Retour]

[3] Bernard Glassman & Rick Fields, Instructions for a Cook: A Zen master's lessons in living a life that matters (1996). [Retour]

[4] La Greyston Foundation est le nom de l'organisation sociale que développa Bernard Glassman à Yonkers, un quartier de New York. [Retour]

[5] Bearing Witness. [Retour]

[6] Depuis 1996, Bernard Glassman et le Peacemaker Order organisent des retraites interreligieuses dans le camp d'Auschwitz-Birkenau en Pologne. [Retour]

[7] Niklaus Brantschen et Pia Gyger enseignent en Suisse à la Maison Lasalle (Lassalle-Haus) dans le canton de Zoug. [Retour]

[8] Claude Thomas est un ancien vétéran du Viêt Nam, membre du Zen Peacemaker Order et fondateur de la Zaltho Foundation. [Retour]


© Ursula Gauthier. Photographies Peter Cunningham. Reproduction interdite. [Télécharger et imprimer le texte complet au format pdf]


Sur le site on lira également :

Le bouddhisme engagé, un panorama du mouvement
Une rencontre avec Bernard Glassman, "clochard céleste", un texte de Fabienne Delpy
Ils ont prié ensemble à Auschwitz, un témoignage d'Éric Rommeluère
Les trois purs préceptes et Bodhidharma, une causerie de Bernard Glassman
Le déni, un extrait de l'ouvrage de Bernard Glassman, L'Art de la paix


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