Accueil - Sommaire
La méditation
Activités - Groupes
L'enseignant
Toucher le cœur
Les rendez-vous
Qu'est-ce que le Zen ?
Orient-Occident
Essais
Causeries
Enseignements
Textes classiques
Télécharger
Le réseau BASE
Le blog zen
Bodhidharma
Dôgen
Gudô
Jiun sonja
Album photos
Expériences
Digressions
Humour
Bouquins
FAQ
Poésie
Section membres
Mises à jour
Plan du site
Nous soutenir
Mentions légales


Une recherche rapide par mot-clé sur le site ?



Recevoir la lettre d'information ainsi que la liste des mises à jour mensuelles :







Ils ont prié ensemble à Auschwitz


Bernard Glassman, enseignant zen américain, organise depuis 1996 des retraites de méditation et de prière dans les camps d'Auschwitz. Éric Rommeluère a participé à celles de 1996 et 1998. Ce texte rédigé au retour de la première retraite a été publié dans une version abrégée par le magazine Actualités Religieuses.


 

© Peter CunninghamDu 24 au 28 novembre 1996, s'est tenue en Pologne, dans l'enceinte des camps de concentration d'Auschwitz I et d'Auschwitz II-Birkenau, une retraite œcuménique de souvenir, de prière, de méditation et de réflexion qui réunissait cent cinquante personnes, laïcs et religieux, de toutes confessions. Cette retraite était organisée par un moine bouddhiste américain, Bernard Glassman. Quasi-inconnu en France, celui-ci est, aux États-Unis, l'une des figures d'un mouvement connu sous le nom de "bouddhisme engagé" (engaged buddhism) qui veut appliquer les principes d'altruisme et de compassion de cette tradition à la vie sociale, civile voire politique. Ses membres se réfèrent notamment aux actions du Dalaï-Lama et du moine vietnamien Thich Nhât Hanh qui, l'un et l'autre confrontés à la guerre et à la violence dans leur propre pays, y répondirent en puisant dans la sagesse de leur tradition. Dans cet esprit, Bernard Glassman a créé au cours de ces quinze dernières années, plusieurs organisations qui viennent en aide aux sans-abri new-yorkais. Lui-même enseigne le bouddhisme zen après avoir été de nombreuses années l'élève d'un maître japonais, Taizan Maezumi (1931-1995), venu s'installer en Californie à la fin des années 50. D'origine juive, Bernard Glassman est également impliqué dans le dialogue interreligieux. Des offices chrétiens, juifs et bouddhistes sont ainsi proposés dans son centre new-yorkais. Des moines chrétiens comme des rabbins s'y sont même initiés à la pratique de la méditation zen.

Dans sa lettre d'invitation, Bernard Glassman avait placé en exergue cette citation d'un auteur juif contemporain :

Alors que j'étais absorbé dans une profonde contemplation, je crus entendre un terrible appel venu d'un futur catastrophique qui nous demandait de nous réveiller et de corriger notre course. Il me sembla que c'était presque trop tard. La technologie de la destruction est devenue si sophistiquée comparée à celle de la pacification. L'écart entre ce qui est et ce qui doit être évité est trop grand. Qui peut continuer sa vie de tous les jours et rester conscient avec un tel poids ?

Il n'y avait pas d'autre raison que celles du cœur et d'une impérieuse nécessité à vouloir cette retraite. En appelant des hommes et des femmes de diverses confessions à venir à Auschwitz, Glassman voulait non seulement témoigner avec eux mais aussi aiguiser leur conscience de la souffrance et les interpeller : que devient l'éthique dans ce monde où l'homme est encore et toujours meurtri, bafoué et écrasé ? Quelles œuvres accomplir pour affirmer plutôt que nier dans un monde où les technologies de la destruction peuvent effectivement nous échapper, nous submerger et nous anéantir ? Où les hommes et les femmes de paix paraissent si démunis.


Dans un même élan

26 novembre 1996. Comme chaque jour depuis le début de cette retraite, les cent cinquante participants se sont levés tôt. Logés dans une maison d'accueil catholique et dans les chambres d'hôtes du Musée d'Auschwitz I, ils ont pris leur petit-déjeuner puis ont parcouru à pied les quelques kilomètres qui séparent le premier camp d'Auschwitz du camp de Birkenau. Là, dans cet immense champ de désolation, ils ont prié et médité pendant plusieurs heures. Ils ont arpenté les rails et n'ont vu qu'un horizon de miradors et de baraquements. Cet après-midi-là, ils sont arrivés, graves et silencieux, près des fours crématoires. Le mercure ne dépassait guère quelques degrés. L'image était saisissante : emmenés par un rabbin, des dizaines et des dizaines d'hommes et de femmes descendaient l'une après l'autre les marches qui mènent aux décombres dynamités de l'un des fours. L'air paraissait trop dense, comme s'il bruissait encore des âmes des disparus. Puis du silence s'éleva une clameur : le kaddish, la prière aux morts. Dans un même élan, des religieux catholiques, des moines bouddhistes, un imam, des laïcs de toutes confessions, tous se joignaient à la prière des rabbins et chantaient la gloire de Dieu. Beaucoup pleuraient. Ici même, dans ces quelques mètres carrés, des centaines de milliers de personnes moururent dans le dénuement et la peur.

Tous étaient emportés par le même mouvement du cœur. Leurs motivations devaient cependant être des plus variées. Nombreux étaient les juifs qui avaient ici perdu leur famille et leurs propres parents. Lorsque, le premier jour de cette retraite, deux rabbins entonnèrent une prière en hébreu devant le mur des fusillés d'Auschwitz I, les rouleaux de la Torah serrés dans leurs bras, plusieurs personnes revêtues du châle de prière s'effondrèrent de douleur. Qui peut imaginer ce qu'elles supportaient-là ? Mais il y avait également des Polonais, des Allemands, des Américains, des représentants d'une association qui réunit des enfants de déportés et de nazis ainsi qu'un vétéran de la guerre du Vietnam qui milite pour la paix (celui-ci se présenta à tous comme un ex-"tueur" lors des échanges qui avaient lieu le soir entre les participants). Un autre participant, un moine bénédictin polonais, resta silencieux durant les cinq jours. Il mentionna juste un soir que tous les frères de son monastère avaient été déportés et tués dans un camp lors de la seconde guerre mondiale.

Tous, qu'ils aient été directement concernés ou non par l'holocauste, semblaient être là pour toucher leur propre souffrance comme la souffrance de l'humanité. Une religieuse suisse, venue comme représentante d'un institut catholique engagé dans le dialogue interreligieux, parla de sa démarche en ces termes :

J'ai hésité un moment à entrer dans les décombres du four crématoire. N'étant pas juive, je ne me sentais pas autorisée à le faire. Mais je me sens si proche de mes amis juifs. Je leur avais parlé de cette retraite avant de venir. C'est en pleurant qu'ils m'ont dit : Tu y vas pour nous. En fait, je ne me suis pas sentie exclue de ce lieu. Mais je n'y prie pas simplement pour ceux qui y sont morts mais pour l'humanité tout entière. Pour ceux qui sont morts en Bosnie et ceux qui continuent à mourir au Rwanda.

Comment pouvons-nous transformer la violence ? Je cherche à travailler avec ceux qui essayent de transformer cette énergie négative. Je connais mes propres tendances à la violence. Je me sens pas seulement proche des victimes mais aussi des bourreaux. Si ne nous les aidons pas, cette violence se répétera encore et toujours.

Malgré les obstacles, malgré les distances, malgré le froid prévisible, tous avaient senti la nécessité de se mettre en route vers ce lieu. Certains eurent à subir les critiques, les réticences, les réactions mêlées de fascination et d'hésitation. Dans la mémoire collective, non seulement des juifs mais de l'humanité toute entière, Auschwitz est devenu le lieu de l'angoisse absolue, le lieu de la fracture où le cœur de l'homme – notre cœur – s'est fait obscurité. D'une certaine manière, nous avons tous rendez-vous avec Auschwitz. Et ceux-là étaient non seulement venus pour eux-mêmes mais également pour tous ceux qui n'avaient pas pu ou voulu venir.

Pendant cinq jours, ces cent cinquante personnes se sont recueillies dans l'enceinte du camp de Birkenau, près des fours, près des fosses, près des rails. En plein air, parfois sous la neige, elles récitaient des prières dans les quatre traditions juive, chrétienne, musulmane et bouddhiste. Ces paroles semblaient emportées par le vent aux quatre coins de l'univers. Plusieurs heures par jour, sur le site même de sélection où le Docteur Mengele et ses acolytes décidaient de la mort ou du sursis, les gens faisaient cercle et se taisaient. Certains bouddhistes méditaient formellement les jambes croisées, d'autres priaient, sans doute. Seuls quatre récitants égrenaient pendant ce temps d'une voix lourde et au son du shofar, la corne qui sert à rythmer les prières juives, les noms de milliers et de milliers d'hommes, de femmes, de vieillards et d'enfants disparus dans les camps. Dans cet espace soudainement devenu sacré, leur absence éternelle se faisait un moment présence, comme si la récitation de leur nom revivifiait un instant leur âme.

Même si elle était organisée par un moine bouddhiste, cette retraite n'était pas plus bouddhiste que chrétienne, juive ou musulmane car on n'y parlait en fait, au travers du souvenir et de la réflexion, que d'amour et de respect. Bernard Glassman avait invité tous les participants à méditer silencieusement dans l'enceinte du camp. Tous se joignirent à cette méditation car chaque tradition connaît la richesse de la contemplation. Comment mieux accueillir l'autre ou le Tout-Autre que certains appellent Dieu qu'en faisant le silence en son propre cœur ?


Et au-delà ?

Bernard Glassman est habité par le désir d'œuvrer pour la paix. Pour lui, aller à Auschwitz était comme faire un pas supplémentaire pour réconcilier l'homme avec lui-même. Un tel travail n'est en rien une spécialité bouddhiste et Glassman cherche à réunir tous ceux qui sont animés par cette même volonté, indépendamment de leurs attaches religieuses ou nationales. Il a ainsi créé en octobre 1996 une organisation interconfessionnelle, le Zen Peacemaker Order. Son nom reste provisoire, car même si son fondateur est un moine bouddhiste de l'école Zen, elle se veut résolument ouverte aux religieux comme aux laïcs de toutes traditions. Elle sera un espace où les hommes de paix et de spiritualité pourront se rassembler, partager leur expérience, prier et travailler ensemble. Dans l'esprit du bouddhisme engagé qui ne conçoit pas une transformation personnelle sans une transformation de la société, l'action sociale sera l'un des axes de travail de ce Zen Peacemaker Order. Le souhait de Glassman est que cette organisation soit à l'origine de centres où l'on se consacre avec une vision spirituelle à l'un des domaines suivants : le travail dans les prisons, l'accompagnement des mourants, l'aide aux malades, aux femmes violées et aux enfants abusés (la liste n'est, hélas, pas exhaustive). Le premier de ces centres en Europe pourrait bientôt être créé en Suisse à l'initiative du Père Niklaus Brantschen, un père jésuite ouvert au dialogue interreligieux qui maintient des relations étroites avec Bernard Glassman. Le Père Niklaus Brantschen a étudié la méditation zen au Japon et dirige dans le canton de Zoug, le Zentrum für Spiritualität und soziales Bewusstsein, un centre contemplatif où se côtoient les traditions jésuite, hésychaste et zen.


On ne s'enrichit que de la différence

À la fin de cette retraite, Bernard Glassman disait en guise de conclusion :

Il y a deux ans j'étais déjà venu à Auschwitz. Depuis, j'avais ressenti le besoin d'y revenir. Je vous ai invité mais je n'avais pas d'idée préconçue sur ce que nous y expérimenterions. J'y ai appris une chose. J'ai vu beaucoup de différences, des personnes de plusieurs religions et de nombreux pays. À chaque instant, il se passait quelque chose de différent. Certains trouvaient ça excitant, d'autres n'aimaient pas. Pendant les périodes de silence, certains méditaient et d'autres priaient. Et il devenu pour moi évident que la différence est notre seul point commun. Nous avons tous ici essayé de trouver ce qui nous unissait. Et c'est la différence. Nous devons savoir l'apprécier. Si on comprend la différence nous pourrons alors mieux travailler ensemble.

Une rencontre œcuménique ne propose pas d'amalgame, elle offre un enrichissement mutuel. La leçon de cette retraite qui réunissait des hommes et des femmes si différents était sans nul doute, en effet, que la diversité fait l'unité de l'homme.

Obsédés par l'uniformité, les nazis ont exterminé les juifs, les gitans, les homosexuels, les opposants comme les déviants. Les camps étaient des usines à unifier. L'architecture du camp de Birkenau est à elle seule effrayante : baraques soigneusement alignées au cordeau sur des hectares, fils de fer barbelés habilement tirés sur des milliers de mètres. Comme si la pureté des lignes révélaient la volonté de purification qui régnaient en ces lieux. Les rails y semblent encore plus rectilignes qu'ailleurs. Comme s'il fallait aller plus vite, plus vite encore vers le "feu purificateur".

Chaque jour apporte son lot de violence. L'homme se fait loup pour son prochain. Les guerres continuent à se faire au nom de Dieu. Comme hier, les tortionnaires veulent unifier par la destruction. Mais il reste une grande tâche aux hommes de paix : unir en bâtissant, construire en s'alliant. Car on ne s'enrichit que de la différence.

Éric Rommeluère, novembre 1996. Photographie : Peter Cunningham. Reproduction interdite. [Télécharger et imprimer le texte complet au format pdf].


Pour en savoir plus :

Le bouddhisme engagé, un panorama de ce mouvement
La spiritualité engagée de Bernard Glassman, une interview de Bernard Glassman réalisée par Ursula Gauthier
Une rencontre avec Bernie Glassman, clochard céleste par Fabienne Delpy


Vous êtes ici : Sommaire général >>> Expériences >>> Ils ont prié ensemble à Auschwitz



| Accueil - Sommaire | La méditation | Activités - Groupes | L'enseignant | Toucher le cœur | Les rendez-vous | Qu'est-ce que le Zen ? | Orient-Occident | Essais | Causeries | Enseignements | Textes classiques | Télécharger | Le réseau BASE | Le blog zen | Bodhidharma | Dôgen | Gudô | Jiun sonja | Album photos | Expériences | Les digressions | Humour | Les bouquins | La foire aux questions | Poésie | Section membres | Les mises à jour | Le plan du site | Nous soutenir | Mentions légales |