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Qu'y a-t-il de bouddhiste dans le bouddhisme socialement engagé ?

David R. Loy


David LoyUne synthèse des réflexions de David R. Loy, l'un des penseurs bouddhistes les plus féconds à l'heure actuelle. Ses travaux portent notamment sur la philosophie et la religion comparées, particulièrement les rapports entre le bouddhisme et la pensée occidentale.

Il est l'auteur de Lacks and Transcendence (Atlantic Highlands, NJ, Humanities Press, 1996). David Loy a pratiqué le Zen au sein de l'école Sambô Kyôdan où il est qualifié comme enseignant. Il est actuellement professeur à l'Université Xavier de Cincinnati après avoir longtemps enseigné à la Faculté des Études Internationales de l'Université de Bunkyô (Chigasaki, Japon).

Traduction française de Georges Toullat avec l'aimable autorisation de David Loy.

Télécharger et imprimer le texte complet au format pdf.

Lire également sur le site le texte original anglais What's Buddhist about Socially Engaged Buddhism?



En quoi le "bouddhisme socialement engagé" serait-il bouddhiste ? Suffirait-il de dire : "le bouddhisme prône la compassion, j'essaie donc de vivre de façon compatissante" ? Certes, la compassion est fondamentale dans le bouddhisme, mais ce sentiment ne permet pas par lui-même de distinguer un bouddhisme socialement engagé d'un christianisme socialement engagé ou de tout autre forme de spiritualité engagée. Si chaque grande religion prône la compassion, au moins en principe, la question est : pouvons-nous dire quelque chose de plus précis sur le type d'engagement social que favorise le bouddhisme ?

La première réponse (et la plus importante) est non. Quand nous répondons à des problèmes sociaux, il est inutile de penser que nous sommes engagés dans de telles activités parce que nous sommes bouddhistes. Nous le faisons en répondant à la situation avec compassion, comme devrait le faire toute personne, qu'elle soit bouddhiste ou non, sensible à ce que cette situation exige.

La question resurgit pourtant quand se posent, par exemple, les questions de priorité. Il y a tant de problèmes sociaux, et chacun d'entre nous ne peut en traiter qu'un petit nombre. Alors, sur quoi devrions-nous agir en premier ? Tôt ou tard, nous sommes amenés à distinguer un problème précis du contexte social plus large dont il fait partie ou qui en est la cause. Comment répondre à ce contexte plus large ? Elargir la perspective risquant vite de devenir une activité purement spéculative, les bouddhistes n'en font pas un thème de réflexion permanent, d'autant qu'il pourrait affecter la concentration sur l'ici et maintenant que favorisent les pratiques de méditation. Mais nous devons parfois réfléchir à de telles questions, comme de savoir si notre engagement social est réellement cohérent avec nos convictions bouddhistes.

Par exemple, les sans-abri aux États-Unis sont un problème grave, auquel nous sommes la plupart confrontés quotidiennement en arpentant les rues des villes où nous vivons et travaillons. Ce n'est pas en tant que bouddhistes que nous venons en aide aux sans-abri. Nous les aidons parce qu'ils ne sont pas différents de nous, et qu'ils ont besoin d'aide. Et au fond, en aidant, nous aidons sans justification aucune. Malgré tout, nous ne pouvons faire l'économie d'aborder des questions plus larges, que nous soyons bouddhistes ou non. Pourquoi y a t-il autant de sans-abri dans un pays qui est de loin le plus riche qui n'ait jamais existé sur terre ? Pourquoi y a-t-il donc des sans-abri dans une société si fabuleusement opulente ? Que penser des politiques conduites au niveau local, des États fédéraux ou au niveau national ? Et, puisque le gouvernement est l'expression de notre volonté collective, que penser de nous-mêmes ?

Poser de telles questions revient à approfondir des problèmes difficiles, sur le choix d'un modèle de société et des moyens appropriés pour y parvenir, autant de questions théoriques qui nous semblent comme une distraction de notre concentration bouddhiste au "juste cela". Mais éluder toujours ces questions et limiter notre engagement social pour les sans-abri à faire du bénévolat dans les soupes populaires – et je ne veux pas dire que je nie que ce soit un travail considérable – revient à poser un pansement sur une plaie en train de s'aggraver, au lieu de traiter la racine du mal. Parfois, il faut se demander : Quelle est la racine ? Quel est le mal-être social qu'il faut soulager et, si possible, traiter ? Qu'est-ce que le bouddhisme dit ou laisse entendre, sur ce type de mal-être ?

Cette dernière interrogation laisse entrevoir une autre raison du peu d'enthousiasme des bouddhistes à envisager ces questions plus générales. Le bouddhisme traditionnel avait peu de choses à dire sur ces sujets de société, et ce qu'il disait s'appliquait à des sociétés pré-modernes bien différentes de la nôtre. En définitive, il paraît difficile de nier que le bouddhisme asiatique ne se soit guère préoccupé de réforme sociale. Le monde social fait partie du samsâra, le domaine de la souffrance et de la convoitise, auquel le chemin bouddhiste offre une alternative individuelle et non une solution politique aux maux sociaux.

Que cette vision décrive précisément ou non le bouddhisme traditionnel, il ne peut en être de même pour le bouddhisme moderne, qu'il soit occidental ou asiatique. Demandons-nous, tout d'abord, si ce point de vue reflète moins les enseignements bouddhistes eux-mêmes, que les conditions sociales limitées dans lesquelles devait évoluer le bouddhisme asiatique. Pour survivre dans le monde souvent sans pitié des rois et des empereurs, le bouddhisme devait souligner son caractère d'être en-dehors du monde. Les institutions et les enseignements bouddhistes (particulièrement ceux concernant le karma et les mérites) furent incités à se développer de telle façon qu'ils ne remettent pas en cause l'ordre social. La démocratie moderne et le respect, bien qu'imparfaitement accompli, des droits de l'homme, offrent de nouvelles occasions de comprendre les implications plus larges des enseignements bouddhistes. En outre, bien que le monde (post-) moderne soit à l'évidence complètement différent de celui du Bouddha, le bouddhisme continue de prospérer parce que ses principes fondamentaux restent aussi vrais aujourd'hui qu'à l'époque où le Bouddha les enseignât. Tenter de trouver dans les enseignements bouddhistes asiatiques des réponses claires aux problèmes sociaux d'aujourd'hui nous décevra, car ces enseignements étaient destinés à des hommes d'époques et de lieux bien différents. Par contre, en nous interrogeant sur ce que peuvent dire les principes fondamentaux du bouddhisme aux hommes et aux sociétés (post-) modernes d'aujourd'hui, nous pouvons découvrir ce qu'une perspective bouddhiste peut nous offrir d'important.

De toute façon, nous n'avons pas d'autre choix. A l'époque si peu technologique de l'âge de fer où vivait le Bouddha, les conséquences des problèmes sociaux étaient fort limitées. Un roi pouvait opprimer ses sujets, ses mercenaires pouvaient tuer ou trouver la mort dans une guerre, la famine pouvait décimer le peuple, mais tôt ou tard, la société et la nature finissaient par s'en remettre, la plupart du temps assez vite. Nous sommes aujourd'hui dans une situation autrement dangereuse, en raison des armes de destruction massives et de l'impact écologique à grande échelle des technologies modernes (et des économies modernes qui les emploient). Qu'on le veuille ou non, George W. Bush est l'homme le plus puissant dans l'histoire de l'humanité. Et pour ceux d'entre-nous qui ne l'estiment pas, il est également le plus dangereux de l'histoire humaine. Son action, ainsi que l'action de ceux qui le suivent ou le combattent, peuvent avoir d'énormes conséquences et affecter non seulement l'espèce humaine tout entière, mais également, et pour des milliers d'années, toute la biosphère. Ceux d'entre nous qui se considèrent comme bouddhistes ne peuvent plus se permettre comme d'autres d'ignorer cette réalité. Les trois racines du mal restent les mêmes : L'avidité, l'aversion et l'illusion (ou l'ignorance). Mais l'incroyable puissance de nos technologies fait qu'elles opèrent et interagissent aujourd'hui à une échelle beaucoup plus grande qu'au temps du Bouddha. Les bouddhistes qui veulent ignorer cette réalité, tout en se vouant entièrement à leur propre libération, méconnaissent leur responsabilité envers le monde. S'éveiller, c'est aussi réaliser que nous faisons partie d'un monde sans dualité aucune, et aujourd'hui, notre monde a besoin de toute l'aide possible.


La non-dualité de la pratique personnelle et sociale

Revenons maintenant, sous cet angle nouveau, à notre question initiale : Quelle relation y a-t-il entre notre pratique bouddhiste et notre engagement social ? Comment se tiennent-ils ou s'influencent-ils mutuellement ? Ma thèse principale est qu'ils sont, il faut en prendre conscience, des aspects différents d'un même processus d'évolution. A l'inverse, les considérer comme des questions différentes est une illusion, du même type que celles que nous cherchons à surmonter dans notre pratique spirituelle, démontrant que notre compréhension spirituelle est encore immature. Croire qu'ils sont distincts, et agir en conséquence – c'est-à-dire tenter de me libérer et de m'éveiller tout en laissant le reste du monde prendre soin de lui-même – est un autre avatar de la dualité sujet/objet ou moi/autrui. Cette dualité traduit l'ignorance fondamentale à dépasser.

En d'autres termes, notre pratique bouddhiste et notre engagement social ont besoin l'un de l'autre. Sans un engagement responsable des personnes engagées dans une pratique spirituelle, la situation des États-Unis comme celle du monde continueront à se dégrader, faisant souffrir encore plus de gens et toute la biosphère avec. Qui plus est, notre pratique spirituelle ne peut qu'être faussée par une préoccupation égotique vouée à l'échec, car une pratique centrée sur soi-même aboutit à renforcer le sens de soi, alors même qu'on tente de s'en affranchir. Nous pouvons bien nous croire spirituellement transformés, mais si ce changement renforce notre égocentrisme, le remède est pire que le mal.

La pratique bouddhiste et l'engagement social ont bien d'autres raisons de se nourrir mutuellement. Sans une pratique spirituelle, on sait à quel point l'engagement social peut consumer, car il est fort émotionnellement et épuisant. D'un autre côté, il faut également souligner un point : si nos vies sont privées de toute dimension spirituelle, nous ne pouvons pas vraiment comprendre où se trouve le problème fondamental. Je reconnais que c'est une exigence forte, à laquelle beaucoup auront tendance à résister. Mais nous sommes au cœur du problème, comme on va le voir. Et bien sûr, sans comprendre le problème fondamental, il paraît difficile de pouvoir le résoudre pleinement. Au lieu de cela, nos réponses seront la plupart inadéquates, et nous aggraverons probablement la situation sociale de départ. Pourquoi la révolution française a-t-elle produit la terreur et favorisé l'avènement d'un dictateur comme Napoléon ? Pourquoi le mouvement marxiste est-il devenu le léninisme, puis le stalinisme, le maoïsme, jusqu'à donner les Khmers Rouges ? Parce que la question essentielle n'était pas simplement les privilèges ou le capital (même s'ils sont largement partie prenante du problème). En quoi consiste donc le problème fondamental ? Et que nous révèle à ce sujet une perspective bouddhiste ?

Pour y répondre, remettons en lumière quelques principes essentiels du bouddhisme, généralement considérés comme de prime importance dans la pratique personnelle, mais dont les implications sociales sont tout aussi significatives. Je pense que les principes suivants sont les plus importants. Le premier est la relation entre notre dukkha (un mot habituellement traduit par "souffrance") et notre sens du soi. D'un point de vue bouddhiste, il ne suffit pas de dire que le problème fondamental de l'existence (l'insatisfaction, la frustration) naît de la convoitise et de l'illusion, le bouddhisme fait découler spécifiquement notre dukkha d'une conception illusoire du soi. Autrement dit, notre incapacité à vivre heureux est fortement liée à notre conception illusoire de la dualité soi/autrui, car l'illusion d'un moi "interne" est aussi celle d'un monde "externe". Un sens imaginaire (car construit) d'un soi "interne" ne peut jamais s'échapper de dukkha, parce qu'il ne peut échapper à son insécurité intrinsèque. Se percevant comme dépourvu de tout fondement, le sens du soi cherche à se fonder lui-même, ce qui ne peut-être accompli – de par son absence de fondement! Beaucoup d'entre nous consacrent leur vie à la recherche de réalités symboliques comme l'argent, la célébrité ou le pouvoir, sans qu'elles puissent nous rendre réels ni nous servir à échapper à notre condition mortelle.

En-dehors de ces conséquences personnelles, que nous connaissons assez bien grâce aux enseignements traditionnels bouddhistes, cette relation entre dukkha et le sens du soi a aussi des conséquences importantes dans notre façon d'appréhender des réalités sociales plus larges. Plus nous les examinons et plus nous nous apercevons que même les problèmes sociaux les plus rebelles peuvent être compris à partir d'un sens illusoire du soi – dans ce cas un sens du soi collectif, "un soi collectif" tel que notre race, notre classe sociale, notre sexe, notre nation (le premier dieu séculaire du monde moderne), notre religion ou un quelconque mélange de tout cela (au Moyen-Orient, par exemple, où le nationalisme et le sentiment religieux sont devenus presque impossibles à distinguer). L'essentiel est que, dans chaque cas de figure, l'identité collective se définit par la démarcation de son propre groupe par rapport à un autre. A nouveau, l'"intérieur" s'oppose à l'"extérieur". Le conflit est dès lors inévitable, non seulement en raison de la compétition avec d'autres groupes, mais aussi parce que la nature socialement construite de l'identité de tout groupe ne permet pas à un groupe de se sentir pleinement en sécurité (je développerai ce point plus loin).

Il est ironique, sinon tragique, que les religions instituées contribuent à renforcer ce sens d'un soi collectif, alors que le meilleur de toute religion nous encourage à réaliser, et finalement abolir le caractère destructeur de ce processus dualiste. Selon les enseignements du bouddhisme, par exemple, il n'est pas très important en soi que nous nous considérions comme bouddhistes ou non, cette étiquette n'étant nullement porteuse de salut, pas plus que le fait de croire simplement aux enseignements du bouddhisme. Ce qui compte est la façon dont nous vivons et incarnons ces enseignements. Un bodhisattva ne fait pas le vœu de sauver tous les autres bouddhistes, mais le vœu d'aider à libérer tous les êtres vivants.

Je propose de poser comme base de l'action sociale bouddhiste ce style d'universalisme sans moi, qui refuse de distinguer "nous" et "eux" (et d'en faire le fondement de toute "théorie sociale bouddhiste"). Le nœud du problème passe d'une souffrance personnelle à une souffrance collective, cette question de fonder et renforcer l'identité d'un groupe donné au détriment des autres. De même que le sens artificiel d'être un soi individuel emporte le sentiment d'un manque impossible à combler, le sens d'un soi collectif est obsédé par un sentiment de manque collectif qui a eu tendance, au cours de l'histoire, à s'exprimer par l'agression envers d'autres. Dans les deux cas, l'identité construite est une illusion, qui masque notre interdépendance avec autrui ; et dans les deux cas, la solution consiste à réaliser notre non-dualité avec les autres, et d'intégrer cette réalisation dans notre façon de vivre.

Pourrions-nous aller un peu plus loin, en suggérant que cette perspective de dukkha comme facteur dynamique d'un soi collectif serait un concept fondamental qui pourrait jouer le même rôle explicatif que celui du capital ou de la classe sociale dans le marxisme ? Si tel était le cas, il serait important néanmoins que cette approche ne soit pas unilatérale, en voulant ramener tous les problèmes à l'illusoire distinction moi/autrui. Plutôt que de fournir une solution à chaque tension sociale, ce principe nous fournit mieux une clé : Voyons-nous cette dynamique à l'œuvre ? La réponse sera le plus souvent positive.

A cet égard également, notre situation est bien différente de celle du Bouddha Shâkyamuni. Aujourd'hui, nous disposons non seulement de technologies plus puissantes, mais également de formes plus efficaces d'organisation bureaucratique, capables de coordonner un grand nombre de personnes en les subordonnant à leur rôle au sein de l'organisation. Ceux qui sont hors de l'institution sont contrôlés par ceux qui en font partie, eux-mêmes contrôlés par les règles de fonctionnement de l'institution. On peut prendre comme exemple nos commissions scolaires modernes, nos systèmes modernes de protection sociale ou nos machines militaires modernes. J'insiste sur le mot "moderne" parce que l'échelle et l'efficacité de ces bureaucraties sont indéniablement modernes, les nouvelles technologies de l'information les ont récemment démultipliées.

De telles institutions œuvrent à institutionnaliser ce sens d'un soi collectif, à ce qu'il prenne vie sous de nouvelles formes d'ego collectif. Les exemples les plus conséquents et les plus dangereux sont les États-nations, les grandes compagnies et les complexes militaro-industriels. Observons par exemple comment fonctionne une grande entreprise. Pour survivre dans un marché compétitif, elle doit s'adapter aux contraintes du marché. Même si le PDG d'une multinationale cherche à être socialement responsable, il est limité par les attentes des actionnaires et les analystes de Wall Street. Ses profits sont menacés par sa fibre sociale et il risque son poste. Cela signifie que nous sommes désormais confrontés à des formes nouvelles et impersonnelles d'ego collectif, très habiles à se préserver et à renforcer leur pouvoir, indépendamment des motivations des individus qui les servent. Cela donne à penser que la réponse d'un bouddhisme socialement engagé – ou de tout autre spiritualité engagée – doit se transformer totalement. Nous sommes mis au défi de trouver de nouvelles façons d'aborder les formes institutionnalisées de dukkha qu'elles créent et renforcent désormais.

Voilà pour le premier principe de base du bouddhisme socialement engagé. Un autre principe du bouddhisme peut nous aider à dénouer ce lien entre dukkha et soi collectif : Les trois racines du mal, aussi appelés les trois poisons. Curieusement, le bouddhisme parle peu du mal lui-même, et ne postule certainement pas une dualité entre le bien et le mal comme un principe métaphysique de base, comme l'on fait le manichéisme et certaines formes du christianisme primitif (on en trouve la résurgence récente dans certains types de discours politiques américains). Au lieu de cette dualité, le bouddhisme distingue des tendances bienfaisantes et malfaisantes (kusala/akusalamula), et place la source essentielle des comportements malfaisants dans l'avidité, l'aversion et l'illusion. Il n'est pas difficile de voir comment elles œuvrent ensemble : mon avidité renforce mon aversion à l'égard de ceux qui l'entravent, et les deux renforcent mon sentiment d'être séparé d'autrui. Mon illusion d'être séparé renforce également mon avidité et donc mon aversion, etc. Leur interaction produit la souffrance d'un mauvais karma, m'affectant non seulement moi mais ceux qui m'entourent. Pour mettre fin à dukkha, ces trois poisons doivent être transformés en leur contraire : l'avidité en générosité, l'aversion en bonté et amour, l'illusion en sagesse.

La question essentielle pour un bouddhisme socialement engagé est : ce second principe est-il aussi à l'œuvre de façon impersonnelle et structurelle dans les institutions modernes ? Ces trois racines du mal opèrent-elles collectivement aujourd'hui ?

Surévaluer les conséquences sociales de l'avidité et du ressentiment individuels paraît difficile. Malgré tout, notre situation actuelle est radicalement différente de celle de l'époque du Bouddha, car les trois poisons se sont institutionnalisés eux aussi et ont acquis une vie propre très préoccupante, indépendante des motivations des hommes qui les servent. Les "meilleurs" exemples en sont évidents.


L'avidité institutionnalisée

Malgré certains avantages, notre système économique institutionnalise l'avidité de deux façons au moins : les entreprises ne font jamais assez de profit, et les individus ne consomment jamais assez. Pour augmenter les profits, nous devons être conditionnés à nous représenter comme des consommateurs, de telle façon qu'acheter et consommer soit le sens de nos vies. Cependant, et contrairement à ce qu'on nous répète, un tel système économique n'est ni naturel, ni inévitable. Il se fonde sur une vision du monde historiquement conditionnée qui considère la terre en termes de ressources, les êtres humains comme une force de travail, et l'argent comme du capital qui doit produire encore plus de capital. Tout le reste est relégué au rang de moyens en vue du profit, et qui ne peut avoir de limite autre que la fuite en avant. L'avidité a acquis sa vie propre.


L'aversion institutionnalisée

Citons ici le système judiciaire américain qui emprisonne une proportion de sa population plus grande que tout autre pays, la plupart pour des "crimes" sans violence et souvent sans victime, comme les infractions mineures aux législations sur les stupéfiants. Pourquoi mettre sous les verrous tant de gens ? Une raison est que les prisonniers sont devenus pour nous comme notre "ombre" socialement réprimée – au sens jungien : ensemble, ils représentent les défauts de la société américaine moderne, et notre aversion collective cherche à les exclure et faire en sorte que notre regard ne les croise plus. Ainsi, nous pouvons les oublier, et oublier aussi ce que toutes ces prisons ont à nous dire sur ce que nos sociétés sont devenues...

Le militarisme est cependant le meilleur exemple d'aversion institutionnalisée. Malheureusement, les horribles crimes du 11 septembre 2001 ont accentué les dispositions militaristes déjà fortes (même en 2000, Les États-Unis fournissaient plus de la moitié des armes vendues dans le monde, selon une étude du Congrès). Le budget militaire officiel pour 2004 dépasse les 400 milliards de dollars, à peu près autant que le budget militaire de l'ensemble du reste du monde. Et encore, ce montant astronomique ne prend-il pas en compte le budget des armes nucléaires du Ministère de l'Energie, la part militaire du budget de la NASA, l'aide militaire à l'étranger, les pensions d'anciens combattants, ce qui augmenterait le total de plus de 50 %. Contrairement à ce qu'on nous affirme, le système de défense antimissile baptisé "Guerre des étoiles" est un autre exemple de notre militarisme. Il ne sera jamais assez efficace pour défendre les États-Unis contre une attaque massive de missiles, mais ce n'est pas très grave, car le véritable objectif est la militarisation de l'espace, par l'installation d'un réseau d'armes satellitaires utilisables pour contrôler tout ce qui peut se produire à la surface de la Terre. Les avertissements d'adieux du Président Eisenhower, sur "le complexe militaro-industriel" n'ont pas seulement été ignorés, mais la situation a empiré au-delà de ce qu'il avait pu imaginer. L'extraordinaire influence du Pentagone et de ses sociétés alliées aux profits démesurés (à nouveau l'avidité et l'aversion se renforcent mutuellement) révèle que l'aversion a, elle aussi, acquis sa vie propre.


L'illusion institutionnalisée

Comme je l'ai déjà mentionné plus haut, l'illusion la plus fondamentale, tant individuelle que collective est notre sens de la dualité soi/autrui : que le "je" est intérieur et que tout le reste est à l'extérieur. Le nationalisme est une version institutionnelle puissante d'un tel ego collectif. De même la dualité première entre l'homo sapiens et le reste de la biosphère, au nom de laquelle nous nous autorisons à user et abuser de la nature avec nos technologies, sans prêter guère d'attention aux conséquences de ces abus pour les autres espèces.

Cette illusion institutionnalisée peut revêtir plusieurs aspects. L'un d'entre eux est un niveau extraordinaire d'ignorance des notions les plus élémentaires de l'histoire, de la géographie et de la science. Existe-t-il un autre pays "avancé" où trois fois plus de personnes croient à Satan et la naissance virginale qu'à la théorie de l'évolution ? La conclusion s'impose presque d'elle-même : la fonction de l'école n'est plus l'éducation (au sens le plus large du terme) mais l'apprentissage de compétences professionnelles et l'inculcation des valeurs consuméristes, accompagnés de mythes patriotiques sur la supériorité des vertus américaines. Comme les grands médias sont des institutions commerciales, avec un résultat fait de recettes publicitaires, leur préoccupation est de maximiser leur profit : infospectacles à la place des journaux et conformation de l'opinion publique dans une étroite bande de vues acceptables. Leur intérêt n'est jamais de mettre en question l'emprise du consumérisme. Leurs programmes sont l'appât, la publicité, l'hameçon et nous sommes le poisson.

Si nous comprenons ce troisième problème collectif comme une forme institutionnalisée d'illusion, on voit mieux à quel point les sociétés développées (ou "économisées") sont organisées de façon à camoufler la souffrance qu'elles provoquent. Le système nous inflige à tous des souffrances, mais surtout à ceux que nous ne voyons pas, et auxquels nous n'avons donc pas à penser, comme les personnes incarcérées. Grâce à une publicité bien conçue et la pression de ses camarades, mon fils peut réclamer des chaussures Nike et des chemises Gap sans même se demander dans quelles conditions elles sont produites. Je peux satisfaire mes envies de café et de chocolat sans la moindre conscience des conditions sociales des agriculteurs qui les produisent. En fait, sans un effort réel de ma part, je peux tout à fait ne jamais penser à la relation entre mes envies et la monoculture souvent destructive qui les rend réalisables. Mon fils et moi somme incités à vivre dans un cocon refermé sur lui-même de consommation hédoniste.

Cette ignorance s'est perpétuée également du côté de la production. La bourse fonctionne comme un "trou noir" éthique : Il y a d'un côté les actionnaires, personnes ou institutions qui exercent conjointement une pression générale pour un meilleur retour sur investissement. De l'autre côté, on trouve les PDG des entreprises qui sont évalués selon la façon dont ils répondent à cette pression, sans se préoccuper des conséquences sociales ou écologiques. Les investisseurs peuvent lire les données financières fournies par les analystes boursiers sans jamais réfléchir aux impacts non économiques des sociétés dans lesquelles ils investissent.

La même ignorance est également maintenue dans le domaine militaire : L'ignorance institutionnalisée signifie que nous ne réalisons pas les conséquences des ingérences américaines, officielles et secrètes, dans des pays tels que le Chili, l'Iran, l'Indonésie, la Colombie, l'Afghanistan et aujourd'hui l'Irak (parmi tant d'autres). La télévision a fait entrer la guerre du Vietnam dans nos salons, nous révoltant et favorisant un mouvement pacifiste, mais la puissance militaire a retenu la leçon, et la seconde guerre d'Irak avait ses journalistes intégrés à l'armée pour nous montrer la guerre "en réel", ou ce que nous devions en croire.

L'effet cumulatif de cette ignorance produit un ego collectif massivement ignorant et indifférent à ce qui se passe dans le reste du monde. Et pourquoi, nous autres Américains, devrions-nous nous intéresser à ce qui se passe ailleurs dans le monde ? Notre société est à la pointe du progrès et de la civilisation, le centre de l'univers, notre culture (ou plutôt notre industrie des loisirs) réussit mieux que tout autre. Cette autosatisfaction serait seulement amusante si elle ne participait pas à tant de souffrance sociale. Le problème est tout simplement que notre mode de vie consumériste repose sur un réseau global de relations sociales iniques et de conséquences écologiques désastreuses. L'ironie ultime de tout cela est une constat dérangeant : malgré tout l'argent que l'on peut avoir, le consumérisme est profondément ennuyeux et désespérant.

Réaliser la nature de ces poisons institutionnels est tout aussi spirituel et tout aussi important que n'importe quelle réalisation personnelle que nous pourrions avoir par notre pratique bouddhiste. En fait, tout éveil individuel que nous pourrions avoir sur nos coussins de méditation demeurera incomplet tant qu'il ne sera pas complété par un tel "éveil social". Dans les deux situations, il s'agit d'élargir notre conscience au-delà des limites de la conscience d'un "moi" ou d'un "nous". D'habitude, c'est en termes individuels que nous parlons d'élargissement de la conscience, mais nous devons aujourd'hui traverser le voile de l'illusion sociale, et atteindre une plus grande compréhension des réalités sociales, économiques et écologiques.

Peut-on en dire plus sur la façon dont ces deux principes de base du bouddhisme socialement engagé – la souffrance d'un ego collectif et l'institutionnalisation des trois poisons – sont reliés ? Pourquoi nos egos individuels et nos egos collectifs génèrent-ils de la souffrance ? Le problème inhérent à l'ego individuel a déjà été mentionné : le sens imaginaire (mentalement construit) d'un ego à l'"intérieur" ne parvient jamais à échapper à la souffrance, car il se sent en insécurité et sans fondement, et il se sent ainsi parce qu'il est ainsi. Notre sens du soi cherche naturellement à se fonder, mais il ne le peut, du moins pas de la façon dont il cherche à se fonder, en tant qu'un soi. Le sens du soi est alors tourmenté par un sentiment de manque, le sentiment lancinant que "quelque chose ne va pas chez moi", que nous interprétons de diverses façons selon les circonstances et notre personnalité. Habituellement, nous essayons de nous rassurer en nous cramponnant à quelque chose d'extérieur (par exemple l'argent ou d'autres biens, ou la renommée ou un être aimé). Mais je ne peux jamais être assez prospère, assez connu, ou assez aimé pour combler mon manque, car le problème est en réalité à l'intérieur de moi-même : l'insécurité inhérente au sentiment d'un soi sans fondement. C'est une façon d'exprimer le problème spirituel fondamental.

Si l'on admet l'existence d'un ego collectif, trouve-t-on également quelque chose qui s'apparenterait à un sentiment collectif du manque ? Comment pourrait-il se manifester ? D'habitude, je perçois mon manque comme quelque chose de spécifique et d'extérieur qui manque à ma situation. Par exemple, je pense que le problème est que je ne suis pas assez riche, une façon de penser encouragée par la culture américaine actuelle. On peut s'attendre à voir le sentiment collectif du manque fonctionner de la même manière : nous ne sommes pas assez "quelque chose". Par exemple notre PNB n'est pas assez élevé, notre pays pas assez puissant (ou en "sécurité"), ou notre technologie pas assez développée. S'il s'agit là d'avatars du sens collectif du manque, notre PNB ne sera jamais assez élevé, notre armée jamais assez puissante, et notre technologie jamais assez développée. Par conséquent, cela veut dire que la tentative de résoudre nos problèmes économiques, politiques et écologiques par la fuite en avant est une réponse qui relève de l'illusion. Localiser la source du problème à l'extérieur, comme un mal qui doit être détruit, est particulièrement erroné et dangereux, l'ignorance fondamentale de notre interrelation et de notre interdépendance avec ce qui nous est extérieur en est renforcée.

Si ce parallèle entre ego individuel et ego collectif est valide, une conclusion s'impose : les grandes crises sociales, économiques et écologiques actuelles sont d'abord et avant tout des défis spirituels, dont la réponse doit donc être aussi (au moins en partie) spirituelle.


Une solution bouddhiste ?

Voilà pour les problèmes dans une perspective bouddhiste. Qu'est ce que le bouddhisme peut nous dire des solutions ? S'en tenir aux premières nobles vérités, la souffrance sociale et ses causes sociales, ne suffit pas. Nous avons également besoin des troisième et quatrième vérités : une vision alternative de la société et un chemin pour réaliser – c'est-à-dire rendre réelle – cette vision.

Le fait est qu'il y a quelque chose de peu clair, et même d'intentionnellement vague, sur la nature du nirvâna : Pouvons-nous en apprendre quelque chose concernant la réponse bouddhiste à l'institutionnalisation de dukkha ? Les premiers sûtras définissent d'habitude le nirvâna en termes négatifs, comme la fin de la convoitise et de la souffrance. De même, nous pouvons envisager la solution à la souffrance sociale sous la forme d'une société qui n'institutionnaliserait pas l'avidité, l'aversion et l'illusion. A la place, nous pourrions appeler "dharmique" une société dont les institutions encourageraient leur contraire : la générosité et la compassion, ancrées dans une sagesse qui reconnaitrait notre interrelation.

Très bien. Mais cette approche ne nous mène pas bien loin. Un capitalisme réformé est-il compatible avec une société dharmique, ou avons nous entièrement besoin d'autres modèles économiques ? La démocratie représentative peut-elle être revitalisée, en contrôlant plus étroitement les campagnes électorales et le lobbying, ou avons-nous besoin d'un système politique plus participatif et décentralisé ? L'ONU peut-elle être transformée en une organisation conforme aux besoins du monde, ou une forme émergeante de communauté globale réclame-t-elle quelque chose de différent ?

Je ne pense pas que le bouddhisme ait les réponses. Non pas qu'il lui manquerait quelque chose pour cela : aucune autre religion ou idéologie ne les connaît. Il n'y a aucune formule magique à invoquer. Il ne s'agit pas de trouver des solutions toutes prêtes, mais de les résoudre ensemble. Que des hommes et des femmes de bonne volonté trouvent un moyen de travailler ensemble est un défi, pas forcément insurmontable, sans qu'il soit altéré par des groupes de pression qui défendent des privilèges particuliers. Inutile de dire, cependant, qu'atteindre cette condition n'est pas facile, et cela nous renvoie au rôle transformateur d'une spiritualité personnelle, qui contribue à former des hommes et des femmes de bonne volonté.

De telles personnes n'appartiennent pas toujours à des institutions religieuses, et beaucoup d'entre elles ne se considèrent même pas comme religieuses. Cela n'a rien de surprenant quand on connaît l'histoire des institutions religieuses, les bouddhistes incluses. Il existe toujours une tension entre le message spirituel d'une religion établie (le chemin de transformation que nous sommes engagés à suivre) et ses institutions qui développent rapidement un programme différent : établir et défendre leur statut à l'intérieur de la société. En protégeant leur position privilégiée, les institutions religieuses se font les complices d'autres élites ou structures de pouvoir au statut privilégié.

Il n'est donc guère surprenant que nombre de personnes parmi les plus impliquées dans la transformation sociale soient réservées sur le rôle de la religion. A ce point crucial de l'histoire, il ne s'agit plus pour un bouddhisme socialement engagé de les persuader que la religion peut jouer un rôle positif mais de leur montrer. En outre, je pense que cette démonstration ne passe pas par le développement d'un mouvement social bouddhiste déclaré. Le bouddhisme a plutôt un rôle à jouer dans le foisonnement du mouvement anti-mondialisation (ou de "justice sociale"). Bien qu'il se soit formé comme conscience de lui-même en 1999 lors des manifestations anti-OMC de Seattle, et que nombre de ses représentants se soient rassemblés lors des Forums Sociaux Mondiaux de Porto Allegre et de Mumbai, ce mouvement reste faiblement structuré. C'est à la fois sa force et sa faiblesse. Comme la théorie sociale bouddhiste, il a été jusqu'à présent plus prolixe en diagnostics qu'en traitements.

La mondialisation implique beaucoup d'éléments, en particulier une interaction entre les développements économiques, technologiques, culturels et politiques. Mais dans sa forme actuelle, elle prend surtout la forme d'une marchandisation de toutes les ressources "naturelles", y compris le travail, dans tous les points du globe, et de la conversion de tous les peuples aux refrains de la production-consommation, accélérant ainsi la destruction écologique de la biosphère. Certains aspects de ce processus sont particulièrement embarrassants pour ceux qui en bénéficient et ne doivent pas être rendus publics. La Banque Mondiale et le FMI créditent la mondialisation de l'euphémisme de la "réduction de la pauvreté", malgré l'évidence gênante qu'elle aggrave en réalité le fossé entre riches et pauvres à l'échelle mondiale. Cela indique que cette mondialisation sert les intérêts privés des élites économiques et politiques (sans qu'il y ait de réelles différences entre elles) et qui n'hésitent pas au besoin à utiliser la police et l'armée pour réduire toute résistance. En résumé, la mondialisation telle qu'elle se pratique actuellement peut être considérée comme l'extension de l'avidité, de l'aversion et de l'illusion institutionnalisées déjà vues par l'agrandissement de son champ d'opération.

Les deux principes du bouddhisme socialement engagé déjà présentés (la relation entre l'ego collectif et la souffrance sociale et la forme institutionnalisées des trois "racines du mal") ajoutent une dimension importante à la critique anti-mondialiste. Mais le bouddhisme est-il en mesure de contribuer à développer des solutions ? Je propose trois corollaires bouddhistes.

L'importance de la pratique personnelle. La base d'une pratique sociale bouddhiste est le besoin évident (pour nous!) d'un travail sur soi autant que sur le système social. Si nous n'avons pas commencé à transformer en nous-mêmes l'avidité, l'aversion et l'illusion, nos efforts pour agir sur leurs formes institutionnalisées seront probablement inutiles sinon pire. Nous pouvons contester l'ordre sociopolitique avec un certain succès, mais cela ne conduira pas à une société éveillée. L'histoire récente fournit nombre d'exemples de dirigeants révolutionnaires, souvent bien intentionnés, qui ont finalement reproduit les maux qu'ils combattaient. A la fin, une bande de voyous en a remplacé une autre.

D'un point de vue spirituel, cela n'a rien de surprenant. Si je ne lutte pas contre ma propre avidité, moi aussi au pouvoir, je serais tenté de profiter de la situation pour servir mes propres intérêts. Si je n'ai pas reconnu l'aversion en mon cœur, je risque de projeter ma colère contre ceux qui contrecarrent mes objectifs. Si je n'ai pas conscience du caractère dangereux de l'illusion que représente mon sens de la dualité, je répondrai au problème du changement social par le désir de dominer l'ordre sociopolitique. Ajoutons-y ma conviction d'être animé de bonnes intentions, ainsi que ma compréhension supérieure de la situation, et nous obtenons la recette du désastre personnel et social. On en lira un bon exemple dans La vie privée du président Mao : Les mémoires du médecin personnel de Mao de Zhisu Li.

L'engagement à la non-violence. Lutter d'abord contre nous-mêmes conduit naturellement à ce second principe social. Une attitude non-violente découle de la non-dualité avec tous les "autres", y compris ceux que nous combattons. L'importance de l'impermanence dans le bouddhisme conduit à une autre manière d'exprimer cette non-dualité : le caractère inséparable des moyens et des fins. La paix n'est pas seulement le but, c'est aussi le chemin, ou comme le dit Thich Nhat Hanh, la paix est dans chacun de nos pas. Nous devons être nous-mêmes la paix que nous voulons créer. Une solution imposée par la force n'est pas une solution satisfaisante même si elle arrête temporairement la lutte. Si nous avons tendance à agir sous l'effet de la colère, le bouddhisme tibétain nous propose une métaphore inspirante : vouloir blesser quelqu'un revient à se poignarder soi-même. Une compréhension plus profonde réduit notre sens de la dualité avec autrui, y compris ceux qui sont en position d'autorité vis-à-vis de nous-mêmes. Gandhi, par exemple, a toujours traité les autorités britanniques en Inde avec respect. Il n'a jamais cherché à les déshumaniser, ce qui est l'une des raisons de son succès. L'accent mis par le bouddhisme sur l'illusion nous donne une ligne de conduite : plus une autre personne est méchante envers nous, plus elle manifeste d'illusion et de souffrance. Qu'elle ait ou non une intuition de cette vérité ne fait aucune différence. Pour le bouddhisme, une telle ignorance ne peut être un bonheur. Le problème fondamental n'est pas le mal mais l'illusion.

Gandhi nous rappelle une autre bonne raison de s'abstenir de la violence : la non-violence a plus de chances d'être efficace. Ceux qui gèrent nos institutions économiques et politiques, et qui bénéficient le plus (au sens propre) de ces organisations, contrôlent l'impressionnante puissance militaire dévastatrice et les moyens de contrôle policier. Le fantasme d'une révolution violente visant à les renverser pour un ordre social plus juste, doit laisser place à la prise de conscience révolutionnaire que la lutte pour le changement social est moins une lutte pour le pouvoir qu'un combat spirituel, un choc entre des visions du monde et des visions morales. La réussite des révolutions non-violentes contre le communisme dans les pays de l'Est montre que les élites disparaissent dès qu'elles perdent l'affection et le soutien de leur peuple. Il est important de s'abstenir de réagir à la violence par la violence, et encore plus par la réaction morale quand la violence devient la seule réaction à une position morale devenue intenable. A la fin des années 60 et au début des années 70, l'attitude des groupes radicaux comme les Weathermen ou les Black Panthers étaient aussi stupides que suicidaires.

S'éveiller ensemble. Un troisième principe fondamental, d'un point de vue bouddhiste, est que notre engagement social ne consiste pas à sacrifier notre propre bonheur pour aider les malheureux qui souffrent. Cela ne fait que renforcer le sentiment de dualisme auto-destructeur (car auto-consumant) entre eux et nous. Au lieu de cela, nous devons travailler ensemble à l'amélioration de la situation de tous. Dans un courrier électronique reçu récemment, une aborigène me faisait une remarque qui illustre parfaitement ce point : "Si vous êtes venu ici pour m'aider, vous perdez votre temps. Mais si vous êtes venu parce que votre libération et la mienne sont liées, alors travaillons ensemble." Il faut insister sur ce point, car la voie du bodhisattva est souvent mal comprise. Un bodhisattva ne sacrifie ou ne diffère pas son propre éveil pour aider les autres. Les bodhisattvas approfondissent et intègrent plutôt leur éveil par l'apprentissage d'une vie sans soi. Ils se vouent à alléger la souffrance du monde car la libération spirituelle contient la réalisation de la non-dualité de chacun d'entre nous avec le monde. Plutôt qu'un toi et un moi opposés l'un à l'autre, nous sommes ensemble à notre façon des manifestations de l'univers entier : ce que le monde entier accomplit juste ici et maintenant. En ce sens, aucun d'entre nous ne peut être pleinement éveillé si chacun ne l'est pas. D'un point de vue bouddhiste, la situation critique du monde appelle aujourd'hui de nouveaux types de bodhisattvas. Ou, plus précisément que les bodhisattvas ont parfois besoin de manifester leur compassion d'une façon plus engagée socialement. Les "bodhisattvas", c'est vous, c'est moi.

Un autre point essentiel – bien que souvent oublié – et que les bouddhistes pourront facilement admettre, est que les organisations sociales actuelles ne rendent en réalité personne heureux, même pas ceux qui en "bénéficient" le plus. La raison en est que les efforts agressifs et compétitifs pour attraper le bonheur, auxquels incitent les sociétés économisées, reposent sur une fausse compréhension de dukkha et de sa cessation. Parmi ceux qui ont le mieux réussi, certains se trouvent intelligents pour s'être affranchis des règles morales que d'autres suivent, mais ils font fausse route. Les préceptes bouddhistes, en particulier, ne sont pas des commandements qu'on nous demande de suivre. Il s'agit de vœux que nous prenons avec nous-mêmes, et non pour quelqu'un, pour transformer notre façon de vivre, dans la conscience que ne pas suivre ces principes revient surtout à s'endommager soi-même. (Des travaux récents en sciences sociales ont montré qu'une fois atteint un niveau de vie minimum, ce qui rend les gens heureux n'est pas un accroissement de richesse mais de meilleures relations avec autrui).

Une autre manière de développer une critique bouddhiste des formes institutionnalisées de l'avidité, de l'aversion et de l'illusion peut être trouvée dans les cinq premiers préceptes. En peu de mots, le vœu de ne pas tuer est incompatible avec la militarisation et le mythe de la "violence rédemptrice" qui lui donne une assise rationnelle. La violence des groupes terroristes clandestins est peu de chose comparée à la violence à grande échelle (souvent dirigée contre des innocents) qu'emploient les États modernes pour asseoir leur contrôle et étendre leur influence. Dans le bouddhisme, la portée de ce précepte a toujours été comprise d'une façon large pour inclure également les êtres vivants. Aujourd'hui, l'effondrement imminent de nombreux écosystèmes, et l'extinction accélérée de tant d'espèces animales et végétales, exigent un engagement écologique pour l'incarner.

De la même façon, ne pas voler, traditionnellement défini comme "ne pas prendre ce qui ne vous est pas donné", est incompatible avec un système économique qui marchandise la terre entière et ses créatures sous la forme de "ressources naturelles" qui tendent à se concentrer entre les mains d'une élite mondiale largement indifférente à la souffrance qu'elle provoque.

Ne pas mentir est incompatible avec la tromperie organisée des groupes des médias toujours plus concentrés qui utilisent leur puissante influence pour manipuler au lieu d'informer et engranger des recettes publicitaires. On nous distrait, on nous divertit d'infospectacles. Notre système nerveux collectif est à vendre au plus offrant.

Ne pas avoir de comportement sexuel nuisible, parfois défini comme "les relations sexuelles qui génèrent de la souffrance à autrui", peut être interprété non seulement comme désignant l'autonomie des femmes mais également l'opposition à toute forme de discrimination sexuelle. Est-il également compatible avec l'utilisation largement répandu des images de sexe dans la publicité et le spectacle ? En exploitant la sexualité pour retenir notre attention, les médias n'encouragent-ils pas une attitude grossière et profiteuse à l'encontre de nos désirs sexuels ?

Enfin, nous devrions nous abstenir de toute substance toxique qui obscurcit la conscience, ce qui désigne traditionnellement l'alcool, mais peut aussi s'appliquer à bien d'autres drogues légales ou illégales. Le maître vietnamien Thich Nhat Hanh interprète du reste ce précepte comme "ne pas abuser de substances génératrices d'illusion", ce qui peut inclure (selon l'usage qu'on en fait) la télévision, les baladeurs, les téléphones portables, Internet et d'autres inventions technologiques dont beaucoup d'entre nous sont dépendants. La miniaturisation des puces au silicium procure toujours plus d'opportunités de nous divertir et de nous distraire toujours et partout.

En résumé, qu'y a-t-il de spécifiquement bouddhiste dans le bouddhisme socialement engagé ? L'insistance sur la souffrance sociale développée par l'ego individuel et l'ego collectif. Les trois poisons collectifs que sont les formes institutionnalisées de l'avidité, de l'aversion et de l'illusion. L'importance de la pratique spirituelle individuelle, l'engagement à la non-violence et la prise de conscience que la cessation de notre propre souffrance implique de prendre en compte celle des autres. Les cinq préceptes traditionnels, entendus dans un sens plus social, nous donnent une ligne de conduite plus précise, nous désignent le type de société que nous cherchons à créer, et nous donnent un cadre pour chercher les moyens de récuser l'ordre social actuel.

Bien que ces principes bouddhistes favorisent ce que Stephen Batchelor appelle une "culture de l'éveil", ils ne forment pas un programme social identifiable. Cependant, pris tous ensemble, ils ajoutent une dimension plus spirituelle au mouvement de paix et de justice mondiales qui vient d'émerger ces dernières années. Les élites sociales en place et les structures du pouvoir se sont montrées incapables de résoudre les crises de toute nature qui ont commencé à menacer l'humanité et le futur de la biosphère. Il est à présent évident que ces élites forment elles-mêmes une grande part du problème et que la solution ne peut venir que d'ailleurs. Le mouvement anti-mondialiste a un rôle de plus en plus croissant à jouer, et un bouddhisme socialement conscient peut jouer un rôle important en lui donnant plus de conscience spirituelle.


© David Loy, 2004 – Traduction française Georges Toullat. Reproduction interdite. [Télécharger et imprimer le texte complet au format pdf]


Sur le site :

What's Buddhist about Socially Engaged Buddhism? (version originale anglaise)
D'autres textes de David Loy ? (en anglais, en français et en espagnol)


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