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La dédicace universelle

Une causerie d'Éric Rommeluère


Dans notre groupe, nous récitons à la fin de chaque méditation une dédicace en français. Vous la connaissez :

"Que ces vertus qui se répandent en tous lieux tarissent la source des souffrances et nous permettent avec tous les êtres de réaliser la voie de l'éveil."

Tout est dit en quelques mots, mais quel poids! Cette dédicace témoigne à la fois d'un engagement et d'une promesse. Nous nous dédions à l'éveil. Nous voulons vivre une authenticité intérieure. Et nous affirmons que cette authenticité ne peut, non seulement négliger les autres, mais qu'elle se nourrit de leur propre authenticité. Cette pratique n'est pas seulement pour nous-mêmes. Nous contemplons, nous considérons les existences et nous nous éveillons avec elles.

Cette dédicace est traditionnelle. Il s'agit d'une simple adaptation en français de "la dédicace universelle", les Japonais disent fuekô, peut-être la plus belle de toutes les dédicaces du bouddhisme extrême-oriental. Elle est récitée quotidiennement dans tous les temples zen du Japon. Ces quatre vers sont extraits d'une stance qui se trouve dans le Sûtra du Lotus, au chapitre sept intitulé "La ville fantasmagorique". Ce chapitre conte l'éveil d'un bouddha nommé Grands-pouvoirs-Vainqueur-en-sagesse. Dans une longue stance, pas moins de cinq millions de myriades de dieux-brahmâ chantent ses louanges! À la fin de leur hommage, ils s'exclament tous en chœur :

"Notre vœu est que, par ces mérites
Universellement à tous propagés,
Nous-mêmes et les êtres
Réalisions tous ensemble la voie d'Éveillé."

Dans la lecture sino-japonaise, cela donne :

Negawakuwa kono kudoku o motte,
amaneku issai ni oyoboshi,
warera to shujô to
mina tomoni butsudô o jô zen koto o.

Je donne ici la traduction française de Jean-Noël Robert qui a traduit fidèlement le texte chinois (p. 179 de sa traduction du Sûtra du Lotus parue aux Éditions Fayard). Kumârajîva, le traducteur en chinois, a ajouté l'expression "universellement à tous" (amaneku issai), qui n'existe pas dans l'original sanskrit pour garder, je pense, le même nombre de pieds. Depuis, ces quatre vers détachés de la stance sont connus en Extrême-Orient comme "la dédicace universelle". Il s'agit de la formule la plus ramassée pour clore un rituel dans la tradition zen.

Comme on le voit, la version que nous utilisons est une adaptation plus qu'une traduction, il n'y a pas par exemple l'expression "la source des souffrances" dans la version sino-japonaise. Au début de l'existence de notre groupe, nous ne récitions rien à la fin de la méditation. Au Japon, les dédicaces terminent habituellement les récitations de textes et non les méditations. Et puis quelqu'un, qui avait longtemps pratiqué dans un environnement tibétain, a fait une remarque. Il lui paraissait étrange qu'une pratique comme la méditation zen ne se clôt pas par une dédicace. La remarque était pertinente. Car sans rien dire, nous pourrions nous méprendre sur le sens de la méditation. Mais en prononçant ces paroles, nous inscrivons bien la méditation dans un cadre bouddhiste. Mieux, nous nous permettons de vivre la méditation comme inspirée par une vie éveillée. Cet "ami de bien" a écrit la dédicace en français en l'adaptant de l'original et nous la récitons depuis selon sa version.

La récitation de dédicaces est une pratique constante dans les traditions du Grand Véhicule qui ne peuvent jamais séparer le bien d'autrui de son propre bien. Au Japon, on récite des textes sacrés et les mérites accumulés par ces récitations sont transférés à tel ou tel être. Lorsqu'on lit les dédicaces de l'école Zen, on peut être étonné de la liste des êtres auxquels on "transfère" ces mérites. Il existe des dédicaces particulières pour les dieux de la montagne ou pour les dragons par exemple. Il y a souvent une relation explicite d'échange : les moines prient pour telle ou telle catégorie d'êtres. Ceux-ci en retour protégeront le monastère.

Mais il y a un autre sens dans la dédicace que je trouve plus profond encore. Il s'agit de se dédier soi-même. Le terme que l'on traduit par dédicace est en japonais ekô, littéralement "se tourner vers". Il est composé de deux idéogrammes, e qui signifie "tourner le dos, se tourner, revenir en arrière" et , "faire face, s'adresser à".

Dans l'école Tendai, on explique que ce terme possède trois sens :

- Tourner le dos (e) aux phénomènes et faire face () au principe ;
- Tourner le dos (e) au soi et faire face () aux autres ;
- Tourner le dos (e) aux causes et faire face () aux effets.

On pourrait dire regarder l'essentiel, regarder autrui et regarder le futur. Le terme évoque un retournement. Il s'agit d'aller à rebours de nos fonctionnements habituels, de bouleverser nos attitudes, de se détourner de l'égocentrisme pour aller dans le sens de l'ouverture, de ne plus se fourvoyer dans l'erreur mais de s'ouvrir à la clarté.

Ekô a bien dans les textes bouddhistes un double sens, c'est à la fois dédier quelque chose comme la récitation d'un texte mais également se dédier soi-même. Dans cette deuxième attitude, c'est soi-même, tout entier, corps et esprit, qui est l'objet de la dédicace. Plus qu'on donne, on se donne. On trouve les deux sens chez Dôgen qui n'ignore pas le "transfert des mérites" mais qui sait que ekô se confond avec la voie de l'éveil. On trouve par exemple ce passage dans le Shôbôgenzô Zuimonki :

"Dans le bouddhisme, il y a ceux qui sont foncièrement doués d'amour et de compassion, de connaissance et de sagesse. Pour peu qu'ils étudient, ceux qui en sont dépourvus les réaliseront. Ils n'ont qu'à abandonner le corps et l'esprit, se dédier (ekô) dans le grand océan du bouddhisme, se reposer sur les enseignements du bouddhisme et ne pas rester dans les préjugés personnels."
[Buppô ni wa, jihi chie mo yori sonawaru hito mo ari. Tatoi naki hito mo gaku sureba uru nari. Tada shinjin o tomoni hôge shite, buppô no daikai ni ekô shite, buppô no kyô ni makasete, shikiyoku o son zuru koto nakare.]
(Shôbôgenzô Zuimonki, Édition populaire, cinquième cahier, première causerie)

La langue française ne peut véritablement rendre la subtilité du choix des mots de Dôgen qui utilise des figures de style typiquement chinoises comme le chiasme, l'opposition et l'appariement. Il emploie des verbes d'état d'une part : se reposer, rester ; de l'autre des verbes d'action : abandonner (hôge su, lit. "laisser choir"), se dédier (ekô su, lit. "se tourner vers", qui a presque ici le sens de "se jeter"). Réaliser l'amour, la compassion, la connaissance et la sagesse nécessite une transformation, une conversion, un saut dans l'inconnu. Ce dynamisme permet de quitter le soi égocentré pour entrer dans la dimension de l'éveil, ce que Dôgen appelle ici le bouddhisme.

Ce retournement, ekô, possède une double dimension, à la fois interne et externe. D'un point de vue intérieur, nous nous dédions à l'éveil, d'un point de vue extérieur, nous nous dédions aux autres. Mais l'intérieur et l'extérieur sont comme les deux faces d'une même feuille de papier.

Tout est dit dans la dédicace universelle :

"Que ces vertus qui se répandent en tous lieux tarissent la source des souffrances et nous permettent avec tous les êtres de réaliser la voie de l'éveil."

C'est l'essence du bouddhisme.


© Éric Rommeluère, une causerie donnée à Paris le 20 septembre 2004. Reproduction interdite. [Télécharger et imprimer le texte complet au format pdf]


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