L'expérience du bouddhisme est un élan intérieur. Dans le Zen, l'ordination ou la prise des préceptes (jap. jukai) matérialise cet élan et lui donne une nouvelle impulsion. En recevant ces préceptes, on devient également et formellement un bouddhiste inscrit dans la famille des bouddhas et des bodhisattvas. On reçoit à cette occasion un nouveau nom et un certificat. Même s'ils se déclinent sous la forme de règles, ces préceptes ne sont pas des commandements moraux. Cet engagement témoigne fondamentalement de la volonté de vivre sa vie avec élan, tendresse et fraîcheur. Ultimement, ils sont l'expression de notre vision éveillée.
Dans la plupart des écoles bouddhistes, les préceptes canalisent les impulsions et orientent les comportements. Il s'agit de défenses : cinq ou huit pour les laïcs, dix pour les novices, deux cent cinquante pour les moines, encore un peu plus pour les moniales. À mesure que l'on se rapproche de l'état de moine, la discipline se fait plus pressante. Dans l'école Zen, nous ne prenons aucune de ces règles mais simplement les vœux du Grand Véhicule que nous considérons comme parfaits et complets en eux-mêmes. Rien ne manque, rien n'est à enlever. Il s'agit des préceptes de bodhisattva (jap. bosatsukai) que l'on appelle encore les grands préceptes (jap. daikai). Sous leur forme développée, ces préceptes ne sont autres que les 84.000 merveilleuses actions du bodhisattva. Sous leur forme ramassée, ils ne forment que le seul précepte de l'éveil.
La discipline est loin d'être inutile, mais elle ne saurait fonder à elle seule une éthique. Le Grand Véhicule appréhende la question de l'acte juste d'une tout autre manière que dans le bouddhisme ancien. Avec grandeur, largesse et intrépidité. Au Japon, il y eut de grands débats pour savoir si la discipline du Petit Véhicule (les défenses de laïc, de novice et de moine) était compatible ou non avec la vision du Grand Véhicule. Un Dôgen, lui, tranche en faveur de l'incompatibilité ajoutant qu'on ne peut juger "de la conduite des bodhisattvas du Grand Véhicule selon les normes des auditeurs du Petit Véhicule" (Shôbôgenzô sanjûshichihon bodai bumpô, "Les trente-sept rubriques de l'éveil").
On présente habituellement les préceptes de bodhisattva sous la forme des trois groupes de purs préceptes (jap. sanjû shôjôkai) :
- Les préceptes formés des abstentions
- Les préceptes formés des bonnes pratiques
- Les préceptes qui œuvrent au bien de tous les êtres
Il ne s'agit pas de préceptes définis ou de listes closes mais de groupes d'actes que l'on classe sous trois rubriques : l'abstention, la vertu et la compassion.
Il y a des actes dans lesquels nous ne pouvons ni ne voulons nous engager. Ne pas tuer est évidemment le premier et le plus essentiel de ces refus. Mais il ne s'agit pas simplement d'actes physiques, ceux-ci peuvent également être vocaux ou mentaux puisque le bouddhisme reconnaît que l'acte peut engager séparément ou simultanément le corps, la bouche et le mental. S'abstenir ne se limite pas au mal que l'on pourrait faire à autrui. Cela vaut également pour le mal que l'on pourrait commettre envers soi-même. Il ne s'agit pas forcément même d'une action directement pernicieuse. La liste des dix actes de bien (jap. jûzengyôdô) commune à la plupart des traditions bouddhistes entre dans cette catégorie :
- Ne pas prendre la vie
- Ne pas voler
- Ne pas commettre d’inconduite sexuelle
- Ne pas tenir de propos mensongers
- Ne pas tenir de propos futiles
- Ne pas tenir de propos blessants
- Ne pas tenir de propos qui sèment la discorde
- Ne pas convoiter
- Ne pas se mettre en colère
- Ne pas avoir de vues erronées
Mais dire un non ne suffit pas, il faut un engagement positif. S'exercer à de bonnes pratiques. Il s'agit là de la moralité au sens large, toutes les pratiques du corps, de la bouche et du mental qui sont orientées vers un bien, que ce soit l'amitié, la sincérité ou même la méditation. Toutes ces actions ne sont autres que les préceptes formés des bonnes pratiques.
Enfin, il y a plus directement toutes les actions bénéfiques à autrui inspirées par l'amour et la compassion et qui forment le troisième groupe de ces préceptes.
Un ancien commentaire dit que chacune des actions du bodhisattva, condense en elle ces trois aspects. Même les gestes les plus anodins devraient témoigner du refus de s'engager dans des actions malveillantes ou préjudiciables, d'aller dans la direction du bien et d'être profitable à autrui.
Ultimement, prendre ces préceptes ne représente qu'un engagement de soi vis-à-vis de soi-même. Qu'on les garde et nul ne viendra vous féliciter. Qu'on les transgresse et nul ne viendra vous réprimander. C'est juste une manière de se proposer à soi-même un chemin spirituel. De faire de sa vie un chemin éthique. Pourtant à cette dimension personnelle et intérieure est associée une dimension collective extérieure : nous entrons en bouddhisme. Cette tradition de prise des préceptes est restée ininterrompue depuis l'époque du Bouddha. Avec, bien entendu, des variations. Mais chaque personne qui reçoit les préceptes les reçoit d'une personne qui les a également reçus tout pareillement et ainsi de suite jusqu'à remonter au Bouddha Shâkyamuni. Les recevoir, c'est directement les recevoir du Bouddha lui-même. Nous disons traditionnellement que l'ordonné(e) devient un fils ou une fille du Bouddha.
Cette dimension collective s'actualise concrètement dans le rituel, puisque la cérémonie nécessite généralement la présence de trois maîtres d'ordination, le précepteur (jap. kaishi) qui confère les préceptes, un instructeur (jap. kyôju ajari) qui en explique le sens et un ordonnateur (jap. komma ajari) qui s'assure du bon déroulement du rituel. Ce nombre de trois est symbolique, il représente le nombre minimal de personnes nécessaires pour former un sangha. Selon les époques, ou les écoles, la place des uns et des autres a pu être plus ou moins importante. Dans les procédures de Dôgen par exemple, le rôle de l'instructeur est fondamental. La cérémonie est divisée en deux grandes parties : dans la première, l'ordonné reçoit de l'instructeur seul et dans un lieu séparé des instructions secrètes sur les préceptes. Puis dans un second temps, l'instructeur accompagne l'ordonné dans une autre pièce où il reçoit alors les préceptes du précepteur. Par contre, la fonction de l'ordonnateur est quasi-inexistante dans le rituel de Dôgen. Le rôle est dévolu à l'assistant préposé à l'encens qui n'est, en fait, qu'un témoin. Ce rituel, assez complexe, n'est plus utilisé tel quel, dans l'école Sôtô actuelle.
Dans la tradition Zen, le précepteur, l'instructeur et l'ordonnateur représentent le Bouddha Shâkyamuni accompagné des bodhisattvas Maitreya (jap. Miroku bosatsu) et Mañjusrî (jap. Monju bosatsu). C'est symboliquement toute la communauté des bouddhas et des bodhisattvas qui accueillent un nouveau bodhisattva.
© Éric Rommeluère, une causerie donnée à Paris le 17 novembre 2003. Reproduction interdite. [Télécharger et imprimer le texte complet au format pdf]
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