Après avoir étudié et pratiqué avec plusieurs maîtres zen au Japon et être devenu moine au sein de l'école sôtô, Ryôtan Tokuda-Igarashi se rendit en 1968 au Brésil où il devint missionnaire de cette école pour l’Amérique du Sud. Dans ce pays, il a créé plusieurs monastères et centres de méditation zen. Ryôtan Tokuda-Igarashi a longtemps enseigné en France où il a fondé le monastère d'Eitaiji dans les Alpes de Haute-Provence. Il commente souvent Maître Eckhart, le mystique allemand, à la lumière des écrits du maître zen Eihei Dôgen (1200-1253), notamment son "Trésor de l'œil de la vraie loi" ou Shôbôgenzô.
L'enseignement "Shikantaza : Juste s'asseoir" a été donné à Paris le 28 novembre 1993. Reproduit avec l'aimable autorisation du Centre Maha Muni - Paris. Photographie © Didier Airvault.
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Dans son Shôbôgenzô Bendôwa, maître Dôgen écrivit : "Selon la tradition authentique de notre école, cette loi bouddhique, transmise directement, est suprême au suprême degré. À partir du moment où vous consultez un ami de bien, nul besoin de brûler de l'encens, de vénérer [les Bouddhas], d'invoquer [Amitâbha], de cultiver le repentir ou de lire les sûtras. Il vous suffit de vous asseoir et de dépouiller corps et esprit." (Traduction Bernard Faure, La vision immédiate, Éditions Le Mail).
Ce célèbre passage traite de shikantaza ("il vous suffit de vous asseoir") et de shinjin datsuraku ("et de dépouiller corps et esprit"). Le sens de shikantaza est difficile à comprendre. Taza : ta est un préfixe emphatique et za est "s'asseoir", taza signifie donc "s'asseoir fermement". En japonais, shikan peut avoir deux sens. Le premier, qui est son acceptation usuelle, signifie "seulement". Le deuxième, itasura en japonais, signifie "prendre le plus grand soin". Donc shikantaza peut se paraphraser par "mettre totalement son énergie dans l'assise".
Lorsque maître Dôgen se rendit en Chine à l'âge de vingt-trois ans, il s'absorba totalement dans cette assise. Il s'y concentra, jour et nuit, coupant totalement toutes relations, jusqu'à perdre toute notion de temps. Le Hôkyôki rapporte que maître Nyojô lui dit à ce moment-là : "En vous asseyant ainsi, jour et nuit, vous sentirez bientôt comme un parfum." Un tel signe signifiait que sa pratique était celle d'une sesshin constante.
Ce passage du Bendôwa dit que nous n'avons pas besoin de chanter, de nous repentir, de nous prosterner, ou de réciter le nom du Bouddha. Dans les monastères zen on utilise traditionnellement les shingi, les règles pures des monastères. Elles remontent à maître Hyakujô qui écrivit un Hyakujô shingi. Il y a ainsi le Zennen shingi, "Les règles des monastères zen", le Eihei Shingi, "Les règles de maître Dôgen" et le Keizan Shingi, "Les règles de maître Keizan". Toutes ces règles préconisent quatre périodes de zazen et trois cérémonies par jour. Soit deux zazen le matin après le lever, deux zazen en fin de matinée, deux zazen avant le dîner et encore deux zazen avant le coucher. Soit en tout huit zazen par jour. Comme une sesshin perpétuelle. Tous les jours, sans varier. Que ce soit maintenant ou dans dix ans, la vie d'un monastère zen ne change et ne changera jamais. Un jour y est pour l'éternité. Et on chante les sûtras trois fois par jour. Pourtant il est dit qu'il n'ait pas besoin de faire brûler de l'encens et qu'il n'ait pas besoin de réciter des sûtras. Alors ?
C'est vrai que d'un côté on a "juste s'asseoir". Spécialement pendant les sesshin, les moines ne se rendent pas dans le hattô, la salle des cérémonies, et ils s'assoient, ils mangent, ils dorment et ils récitent les sûtras à la même place, juste sur un seul tatami.
Cependant, d'un autre côté on récite les sûtras et le maître brûle de l'encens. Comment le comprendre ? Cela signifie qu'en pénétrant ce fonds par zazen, toute chose devient zazen. Dans le Shôdôka de Yôka daishi, il y une phrase au sujet de laquelle beaucoup se trompent. Cette phrase est : "S'asseoir est le zen ; marcher est le zen." Certains l'interprètent en disant que toute activité est le zazen lui-même et qu'il n'ait pas besoin de s'asseoir. En fait, la plupart lutilisent pour ne plus faire zazen. Certains même pratiquent les arts martiaux et en parlent comme du vrai zazen. Mais ils en ignorent le sens véritable.
Ne pas brûler de l'encens. Pourtant brûler de l'encens devient zazen. Après le zazen du matin, nous faisons la cérémonie. On place le bâton dans l'encensoir, de telle façon que les yeux de la statue du Bouddha, la pointe supérieure du bâton et nous-mêmes soyons sur une même ligne. Si l'encensoir est de côté, la ligne est brisée et ce n'est plus le zazen. Comme il est dit dans le Zazengi : le nez doit être dans le même plan que le nombril. Sur l'autel, il y a deux vases. La distance entre le Bouddha et chacun des vases doit être égale de chaque côté. Si ça ne l'est pas, ce n'est pas le zazen. Comme il est dit dans le Zazengi : les oreilles doivent être dans le même plan que les épaules, sans pencher ni d'un côté ni d'un autre. Verticalement ou horizontalement, vous êtes au centre de l'univers. Vous êtes l'univers et l'univers est vous. Et c'est précisément cet univers qui devient mouvement. C'est le grand silence qui se réincarne dans votre corps. La personnification de ce silence, voilà ce que j'appelle la réincarnation. Je ne parle pas de réincarnation comme de la vie après la mort. Tout le monde parle de la réincarnation en ce sens. Mais s'il vous plaît, ne rabâchez pas de telles âneries.
Il y a un kôan qui dit que le Bouddha Shâkyamuni et le Bouddha Maitreya sont ses suivants. La question est : de qui sont-ils les suivants ? Il s'agit du dharmakâya, notre nature originelle.
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Il y a aussi cette fameuse question de maître Dôgen qui se demandait : "Notre nature originelle est pure et parfaite, pourquoi faut-il pratiquer ?" À cette question, je réponds qu'il faut enlever le pourquoi et dire : Notre nature originelle est pure et donc il faut pratiquer. C'est à ce moment précis que toute activité devient la pratique de zazen.
Dans l'un de ses traités, Maître Eckhart parle d'un homme noble qui s'en alla et revint dans son pays plus noble qu'avant. Il s'agit d'une histoire biblique. Maître Eckhart l'interprète ainsi : originellement notre nature est pure et noble, pourtant il nous faut sortir de nous-même et dépasser notre propre soi. Comme maître Dôgen a dit :
"Étudier la voie du Bouddha, c'est s'étudier soi-même. S'étudier soi-même, c'est s'oublier soi-même. S'oublier soi-même, c'est être éveillé par toutes les existences. Être éveillé par toutes les existences, c'est dépouiller son propre corps et son propre esprit comme le corps et l'esprit de l'autre."
Pour sortir de nous-mêmes il nous faut faire un pas, juste un pas. On peut comprendre le dharma, mais ce n'est pas suffisant. Juste un pas. Mais ce seul pas est si long. C'est : "Aller dans un autre pays et revenir plus noble qu'avant." Tout comme pour le temps. On dit qu'il faut trois mille kalpa pour qu'un être humain devienne un Bouddha. Un temps astronomique !
Pourtant trois mille kalpa sont achevés dans un seul claquement de doigt. Lorsqu'on revient à l'origine, instantanément, on réalise cet état de Bouddha. Et l'on revient plus noble encore. Il y a donc la nécessité de la pratique et de l'éveil. Et c'est cette pratique qui devient le mouvement.
Maître Dôgen a dit : "Sans attendre l'éveil, sans rechercher quoi que ce soit et juste s'asseoir, telle est la voie des bouddhas et des patriarches." C'est zazen qui fait zazen, non vous-mêmes avec vos idées idiotes sur l'éveil. Cette pratique est la manifestation de ce qu'il y avait bien avant trois mille kalpa, bien avant que le temps ne soit divisé. Dans la posture du lotus, le pied gauche est à droite et le pied droit est à gauche. Cela signifie qu'au moment de zazen, le temps et l'éternité sont entrelacés. De même pour l'espace : ce lieu de zazen atteint les confins de l'univers.
Regardez la svastika qui est l'un des symboles bouddhistes. Lorsqu'elle tourne dans le sens des aiguilles d'une montre, elle symbolise la création. La croix représente le temps et l'espace. Le point central est le fond, le point originel d'avant la division du temps et de l'espace, le point originel sans aucun signe, sans mouvement. Le silence complet. Et les quatre barres dextrogyres sont la représentation du mouvement. Dans ce mouvement, le temps et l'espace ne sont pas séparés de l'origine. Les sons eux-mêmes sont la voix de l'origine. Ainsi c'est le mouvement de zazen qui nous fait brûler de l'encens, qui nous fait nous confesser et qui nous fait répéter le nom du Bouddha. Toute activité devient la pratique de zazen. Tel est aussi le sens de shikantaza.
Et maintenant qu'avons-nous à faire ? Juste zazen. Pas seulement deux ou trois fois par semaine. Comme maître Dôgen qui, une fois pour toutes, délaissa ses livres pour se dédier à cette pratique et qui, en deux ou trois mois réalisa l'éveil par shinjin datsuraku. Pour délaisser le secondaire et se concentrer sur l'essentiel, la vie monastique est très efficace. Mais si on peut pratiquer au milieu de la vie sociale, cette pratique devient plus forte que celle de la vie monastique. Mais ce n'est pas facile. Et ça ne veut pas dire faire zazen juste une ou deux fois par semaine.
Je vous remercie.
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