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Le milieu de la pratique zen : Pour une spiritualité du dialogue

Un article de Fabrice Blée (6e partie)



Fabrice BléeFabrice Blée est professeur à la Faculté de Théologie de l'Université Saint-Paul d'Ottawa, Canada, où il enseigne la théologie des religions et le dialogue interreligieux.

Il est le directeur de la collection "Spiritualités en dialogue" aux Éditions Médiaspaul, où il a lui-même publié Désert de l'altérité (Médiaspaul 2004), un ouvrage sur le dialogue interreligieux monastique.

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Sommaire

[1] Introduction
[2] De l'espace géographique
[3] De l'espace intérieur
[4] De la structure interne
[5] De l'éveil en toute simplicité
[6] Dialogue et renouveau contemplatif (cette page)

"Le milieu de la pratique zen : Pour une spiritualité du dialogue" est paru dans la revue Origins: Journal of Cultural and Religious Studies, Centre for the Study of Traditional Culture, Zalau, Roumanie (numéro 3-4/2002). © Fabrice Blée. Reproduction interdite.



5. Dialogue et renouveau contemplatif

Si montrer que zazen tire son orientation de fond d'un milieu ascétique et philosophique donné coïncide avec la réaffirmation de sa nature foncièrement monastique, ce n'est pas pour juger de l'authenticité des multiples façons de pratiquer le zen ni pour renforcer le caractère élitiste de cette pratique. Le cadre monastique en quatre points que j'ai proposé, repose en outre sur une expérience subjective, sujette à être développée et précisée. Il n'a donc aucune prétention, sinon de sensibiliser à l'importance de saisir la cohérence religieuse sous-jacente à la méditation zen, mais aussi à tout autre méditation silencieuse, dès lors que l'on s'inscrit dans une perspective dialogale. Cet effort est d'autant plus précieux à l'heure où l'Eglise catholique, principalement à partir de l'expérience monastique, tente d'articuler une spiritualité du dialogue. Les témoignages publiés pour le vingt-cinquième anniversaire des Commissions interreligieuses monastiques montrent que pratiquer le zen, en tant que chrétien, conduit à une conscience plus incarnée du mystère divin qui encourage à la fois un dialogue interreligieux et l'approfondissement de sa propre foi.

Mais ils soulèvent aussi un certain nombre de questions dont les réponses orienteront très vraisemblablement l'évolution de la spiritualité chrétienne. Le zen est-il une pratique universelle applicable dans toute religion ? Est-il suffisant d'appliquer une technique de méditation silencieuse pour atteindre l'illumination ? Est-il possible de transformer zazen en expérience chrétienne, sans en perdre son caractère essentiel ? Les pratiques de méditation visent-elles une seule et même expérience de la réalité ultime ou bien des expériences multiples ? Un dialogue profond avec les voies ascétiques de l'Orient oblige aussi à ressaisir sous un angle nouveau les questions fondamentales qui, dès les débuts de l'ère chrétienne, ont façonné le profil doctrinal de l'Eglise. Quel est le rapport entre foi et œuvres ? Comment relier nature et grâce divine ? Y a-t-il une seule anthropologie chrétienne ou plusieurs ? Comment distinguer les divers modes de révélation ? Quel est le rôle de l'Esprit dans les différentes religions ? Jésus-Christ est-il le seul médiateur ? Quelle sorte d'unité Dieu veut-il pour l'humanité ? Il importe de se reposer ces questions à nouveaux frais, à partir d'une praxis du dialogue où l'on s'éveille à la vérité universelle de l'autre. C'est à cette fin précisément qu'il me semble approprié de tenir compte du milieu de la pratique zen, et ce, pour quatre raisons majeures : le respect de l'altérité du zen, l'occasion d'une connivence monastique, le refus de tout relativisme dans un approfondissement du mystère incarné et la sauvegarde des héritages spirituels.


Respecter l'altérité du zen. Articuler le milieu de la méditation zen, c'est refuser d'en faire une simple technique et, plus encore, d'adopter l'approche assimilatrice qui a dominé l'histoire de l'Eglise. Cela ne permet pas pour autant de condamner les tentatives de décontextualiser et de déspiritualiser la pratique zen. H. M. Enomiya Lassalle a montré le bien-fondé de cette démarche à partir de l'autorité de sa propre expérience, en faisant la distinction entre le bouddhisme zen et le zen applicable par n'importe qui dans n'importe quel contexte, religieux ou autre. Il reste que cette approche de zazen révèle ses limites dès lors qu'il s'agit de servir la cause du dialogue.

Cela dit, il faut se garder de défendre une attitude trop stricte sur ce point pour au moins deux raisons : d'un côté, il est difficile, dans les faits, de distinguer nettement les diverses façons d'adopter la pratique zen ; de l'autre, on peut se découvrir en dialogue de façon graduelle. Le dialogue devient souvent une préoccupation après coup, étant le résultat inattendu d'une quête pour une spiritualité plus authentique. Il arrive que, plus l'occasion est donnée d'approfondir sa foi à mesure que l'on s'applique à la méditation zen, plus on s'intéresse à la spécificité de cette pratique et à l'idée d'un dialogue. Toutefois, il convient d'aider toute pratique zen à devenir le terrain propice au respect de l'altérité religieuse. Le document "Contemplation et dialogue" établit ainsi un point déterminant, à savoir que, "même lorsque nous ne faisons qu'adopter des méthodes spirituelles, ce sont en définitive des personnes que nous accueillons ; nous rencontrons une tradition élaborée par des générations de chercheurs de l'Absolu" [1]. Cela implique d'apprendre à connaître ces derniers à travers le milieu de la pratique méditative qu'ils ont léguée à l'humanité. Un apprentissage du "lieu d'origine", avec ses catégories linguistique, philosophique, historique, est sans doute important, mais plus important encore est de s'imprégner de sa cohérence à travers l'expérience, car, comme le fait remarquer D. T. Suzuki, le zen n'est pas une philosophie mais bien une discipline, en ce qu'il a affaire directement à la vie.

Il faut également veiller à entrer en dialogue avec les représentants les plus authentiques. Il peut arriver que pour diverses raisons, notamment dans le but de s'adapter à une nouvelle culture ou répondre à des intentions plus mondaines, le milieu de la pratique zen en soit quelque peu affecté. Ici, mon intention n'est pas de défendre la tradition contre toute tentative de la réformer, mais de prendre garde de ne pas se couper des "générations de chercheurs de l'Absolu", sous prétexte qu'un milieu traditionnel est archaïque parce qu'il ne convient plus à telle ou telle mentalité. Cette remarque vise aussi à rappeler que le zen désigne plusieurs types de pratique avec des intentions diverses. Dans son livre, Les trois piliers du zen, P. Kapleau fait état du bompu zen qui vise une bonne santé, du gedô zen qui désigne toute autre approche méditative, comme le yoga indien ou la prière contemplative chrétienne, le shôjô zen qui se limite à l'auto-libération (hînayâna), le daijô zen qui correspond au zen spécifiquement bouddhiste avec l'idée de sauver tous les êtres (mahâyâna), et le saijôjô zen qui est une forme supérieure du zen bouddhiste, où zazen est vu comme l'actualisation de sa vraie nature. Se familiariser avec ces différentes intentions du zen est aussi l'occasion de clarifier la sienne propre quant à l'adoption d'une méditation autre que chrétienne, sachant que le dialogue spirituel est d'autant plus profond que la méditation adoptée se définit en fonction de la finalité ultime du bouddhisme qu'est l'illumination (nirvâna). Ces mesures sont précieuses, dès l'instant où notre intention est de favoriser une compréhension mutuelle avec nos partenaires bouddhistes.

Cela dit, intégrer dans sa spiritualité chrétienne le milieu d'une pratique méditative zen n'est pas une tâche facile. Toute entreprise intrareligieuse comporte des risques certains dont il faut être conscient [2] et pour lesquels il importe d'être préparé. Avant de partir à l'aventure, il convient de se former dans le creuset du milieu de sa propre pratique chrétienne. T. Merton a posé comme condition au dialogue de vivre des années de silence et de méditation chrétienne, et de se familiariser avec sa propre tradition monastique. P. de Béthune va dans le même sens lorsqu'il précise qu'il "serait pour le moins étrange qu'une moniale ou un moine chrétien devienne un grand connaisseur de la Bhagavad Gîtâ, de Nâgârjuna ou de Dôgen et ne connaisse guère Grégoire de Nysse, Eckhart ou Jean de la Croix". Cependant, il faut veiller à ce que la préparation, aussi importante soit-elle et qui, de plus, sera toujours relative et à parfaire, ne devienne pas une entrave à l'élan profondément ressenti de s'exposer à une autre vérité universelle. L'urgence du dialogue, qui ne répond ni à un ordre ni à une stratégie, appelle le discernement quant aux voies tracées par l'Esprit, sachant par ailleurs que la redécouverte de sa religion est peut-être des plus intenses, dès lors qu'elle s'inscrit au cœur même du processus dialogal.


Connivence monastique. Si le milieu monastique que j'ai articulé rend compte de la spécificité de la pratique zen, des moines chrétiens peuvent néanmoins y voir se refléter leurs propres aspirations. Reprenons brièvement les quatre points de l'articulation proposée plus haut, en tâchant de mettre en relief les espaces d'une connivence monastique entre le pratiquant zen et le contemplatif chrétien. Dans le christianisme, la vie monastique débute avec un retrait des activités courantes, il faut franchir l'"espace géographique" dont le désert est le lieu par excellence qui lui correspond. La prière monastique s'est en effet développée dans le désert, loin du confort et des sécurités de la ville. Puis, les monastères sont devenus à leur tour des lieux privilégiés pour goûter la contingence et la fragilité de la condition humaine et, de là, entrer en relation plus intime avec le divin. En outre, pareil au monastère zen, le monastère chrétien s'ancre dans un rapport étroit au silence et à la nature.

L'"espace intérieur" renvoie à l'appel, que le chrétien ressent au-dedans, à prendre les mesures nécessaires pour quitter ses proches et ses occupations journalières, à l'instar des apôtres, pour répondre à l'urgence de vivre selon l'Esprit. Le moine chrétien est quelqu'un qui a répondu à l'appel de Dieu, en renonçant au monde, pour se dédier pleinement à une vie de repentance, de conversion et de prière. La soif de renaître en Dieu ne saurait s'étancher, si elle ne s'exprime dans la rupture qui consiste à franchir l'espace géographique. Le riche n'a-t-il pas manqué de répondre à son aspiration et de devenir disciple de Jésus, en refusant de vendre tous ses biens ? Répondre à l'appel de Dieu consiste à s'engager en verbe et en action dans un processus de dépouillement.

En référence au monastère chrétien, l'espace géographique se structure à partir des trois piliers, discutés plus haut, que sont la discipline, la communauté et le maître (ici l'abbé), mais ces derniers répondent à une dynamique différente de celle que l'on retrouve dans le milieu de la pratique zen. Dans le monachisme bénédictin, l'élément central est la discipline contenue dans la règle de saint Benoît, laquelle, en ordonnant le comportement et la vie des moines, les invite à imiter leur maître et sauveur, Jésus-Christ, pour entrer en union mystique avec le Père. Dans ce contexte, le rôle de l'abbé est différent de celui du rôshi. L'abbé est le chef de la communauté, l'avenir du monastère dépend de sa façon de l'administrer. Son influence est d'autant plus évidente qu'il représente le Christ lui-même. Dans la règle de saint Benoît, le moine est appelé le fils du Christ, et c'est précisément parce que l'abbé représente le Christ que le moine s'y réfère en l'appelant père (abbé/abba). Il reste que l'influence de l'abbé sur la vie spirituelle des moines semble moins importante que celle du maître zen. L'abbé est essentiellement au service de la règle et veille à ce qu'elle soit observée. De plus, le fait d'être élu pour une période déterminée renforce l'idée qu'il ne joue pas un rôle crucial dans la direction spirituelle des membres de sa communauté. Dans ce contexte, le moine reçoit des conseils de son directeur spirituel et pas nécessairement de l'abbé.

Enfin, "l'éveil en toute simplicité" renvoie à l'idée que la contemplation chrétienne n'est pas limitée à une méthode particulière. On distingue pour cela contemplation et prière contemplative. Celle-ci désigne une méthode qui permet d'élever sa relation à Dieu au niveau de la foi pure, c'est-à-dire au-delà du mental égotique, au plan intuitif de la contemplation qui est de l'ordre de la relation et de l'intention. La contemplation, limitée à aucune méthode de prière, se réfère au fait d'être en présence du mystère trinitaire en toute simplicité, non seulement à l'heure de la prière (ora), mais aussi au travail (labora), à chaque moment de la journée et dans toute rencontre, notamment celle de l'étranger. L'union divine se vit aussi bien en prière que dans toute expérience née des organes sensoriels. Cela dit, les moines chrétiens, contrairement à leurs confrères zen, demeurent au monastère leur vie durant.

Cette brève référence à l'environnement de la contemplation chrétienne suffit à montrer l'existence d'un milieu monastique commun, cependant accessible uniquement à travers les milieux spécifiques des pratiques méditative et contemplative de chacun. Sans être une réalité objective, ce milieu monastique n'en est pas moins le lieu d'une connivence qui se situe à deux niveaux, et dont le terme "milieu" lui-même est mieux à même de rendre compte. Il y a d'abord le milieu en tant que centre de la pratique, ce qui en est la véritable raison d'être, à savoir l'expérience d'illumination ou d'union divine qui, dans les deux cas, se situe au-delà de toute appréhension intellectuelle et sensorielle. Il y a ensuite le milieu en tant qu'environnement de la pratique, c'est-à-dire les éléments qui lui donnent son orientation de fond et qui correspondent à l'articulation proposée plus haut. Ainsi, l'adoption de zazen, en référence à son milieu et non comme simple méthode, devient le terrain fertile pour une reconnaissance mutuelle et une communion, et cela l'est d'autant plus que, sur l'arrière-fond d'une telle connivence, les moines prennent acte de leurs différences. Jugées irréductibles, celles-ci résident dans la dynamique ascétique et philosophique qui imprègne le centre et l'environnement (milieu), et les relie l'un à l'autre. Les différences entre les moines chrétiens et zen s'ancrent en définitive dans le fait qu'il n'y a d'expérience de l'ultime que contextualisée, et d'environnement de la pratique que relatif à une telle expérience. En partageant la vie du moine zen lors de programmes d'échange au Japon, les membres du DIM (Bénédictins et Cisterciens) se sont d'emblée sentis en terrain familier, mais ils ont aussi noté que la vie monastique zen est à la vie monastique chrétienne, ce que le cent mètres est au marathon.

Si l'étude du milieu des pratiques méditatives et contemplatives révèle une connivence monastique, et confirme en ce sens l'idée de R. Panikkar selon laquelle "être un moine est un substantif, et être catholique, bouddhiste ou autre est un adjectif", elle montre aussi qu'il y a plusieurs façons d'être moine. Dès l'instant que les quatre aspects du milieu d'une pratique donnée sont maintenus dans la cohérence de leur interaction, on peut envisager diverses voies contemplatives : monastiques ou cloîtrées, mais aussi apostoliques, en référence par exemple à la mission de saint Ignace de Loyola, ou encore séculières. Il serait en outre fort utile dans ce contexte de pousser plus à fond la réflexion sur l'idée du moine comme archétype universel (cf R. Panikkar).


Relativisme et présence divine. Les témoignages des moines en dialogue révèlent que la pratique du zen conduit souvent à s'éveiller à une spiritualité plus incarnée. On prend conscience à la fois de la présence active en soi du mystère divin et du corps comme lieu spirituel. On redécouvre en somme l'importance de l'Esprit et de son rôle dans la divinisation (théôsis) de la personne humaine. Le risque inhérent à cette découverte est de céder à l'idée que cette force spirituelle agissante au cœur de tout être, et qui informe toute pratique spirituelle, donne accès à une seule et même expérience de la réalité ultime, annulant du même coup toute spécificité religieuse. Toutes les religions s'équivaudraient alors sur la base d'une expérience unique du mystère. Or, cette vision des choses aboutit inéluctablement à un relativisme (ou universalisme), duquel aucun dialogue sérieux ne peut se développer.

Sur ce point, la notion de "milieu" montre une fois de plus son utilité. En effet, elle postule non pas un relativisme, mais une relativisation des systèmes religieux. L'environnement de la pratique zen est relatif à l'expérience d'éveil, mais celle-ci n'existe qu'en fonction d'un milieu donné. Par conséquent, plutôt que de défendre l'idée d'une seule et unique expérience de la réalité à l'issue de toute pratique de méditation silencieuse, il est préférable d'y voir plusieurs expériences de la même réalité, lesquelles, traduites dans des comportements particuliers, sont issues de milieux différents, où la méditation silencieuse s'articule et s'oriente de façon spécifique. Après avoir participé à plusieurs retraites de méditation vipassanâ en Inde et au Canada selon l'enseignement de S. N. Goenka, je fus surpris de noter chez moi, et dans une moindre mesure chez les autres pratiquants, une perception des choses et un comportement différents de ceux qui peuvent se produire à l'issue d'un sesshin à Ryûtaku-ji. Cette constatation, qui mérite d'être examinée plus en profondeur, contribue néanmoins à consolider ma position selon laquelle chaque environnement monastique conduit à une expérience spécifique de la réalité.

Cela ne réfute pas pour autant l'idée qu'il y a une dimension universelle à la méditation zen et à toute pratique qui commande de garder le dos droit, d'adopter une respiration abdominale et de dépasser le flux incessant des pensées. L'expérience montre que cette pratique contribue, quel que soit le milieu où elle est mise en oeuvre, à ouvrir des espaces intérieurs insoupçonnés, et à libérer des énergies d'une densité hautement spirituelle. Mais cela ne veut pas dire que ce processus transformateur donne lieu à une gestion et une expérience uniques. Il convient, me semble-t-il, de ne pas réduire les religions à un seul et même processus sotériologique. On peut très bien mettre en lumière un tel processus, comme l'ont fait W. James, E. Underhill ou M. Washburn, à partir d'une étude des diverses expériences religieuses, mais c'est une autre chose de juger les expériences spécifiques étudiées à partir de ce terrain commun. Aussi précieuse soit-elle, l'idée d'un processus sotériologique identique à toutes les traditions spirituelles ne peut s'extraire de la pluralité et de la spécificité qui leur sont propres.

Tenir compte du "milieu", tel que défini dans cet article, prévient ce dérapage, non pas en tant qu'il s'ajoute à la pratique de méditation, mais en ce qu'il l'informe et en devient inséparable quant à son intention. La notion de milieu est précieuse par exemple dans le cas suivant. Un certain nombre d'études montrent que la force spirituelle appelée kundalinî, caractéristique de certaines traditions ascétiques hindoues, comme le hatha yoga, présente des symptômes et des développements que l'on retrouve dans le cadre d'expériences faites dans d'autres milieux religieux et même dans des contextes tout à fait sécularisés. S'il y a une force cosmique ancrée en chaque individu qui anime tout développement spirituel, est-elle pour autant garante d'une expérience unique ? La kundalinî n'est pas inconnue des maîtres zen et vipassanâ, mais l'approche qu'ils en ont est très différente de celle du kundalinî yoga, puisqu'elle ne devient en aucun cas un centre majeur d'attention. Si l'eau est partout la même, elle prend une multitude de formes selon les lits qui lui sont donnés d'épouser. On se situe alors sur un terrain complexe et délicat du point de vue théologique, où l'universel et le particulier s'enchevêtrent au point où la frontière qui les sépare échappe à tout a priori et à toute simplification dogmatique. Mais il s'agit aussi d'une question importante qui se situe au coeur du dialogue de l'expérience mystique, là où ce n'est que dans la confrontation profonde des milieux religieux et cohérents de chacun, que nous pouvons espérer découvrir nos spécificités dans une plus grande connaissance du mystère incarné qui nous unit.


Sauvegarde des héritages. Le milieu de toute pratique méditative ou contemplative, n'a de sens qu'en fonction de l'expérience d'éveil à laquelle il donne accès. Il n'a donc de valeur qu'en tant que relatif (upâya). À l'inverse, il a tendance à s'absolutiser dès lors qu'il perd sa capacité à relier le pratiquant à la réalité ultime, ce qui ironiquement se traduit le plus souvent dans la conviction d'avoir le monopole de la vérité. Dans ce cas, il ne peut y avoir de réelle connivence, car celle-ci émerge naturellement et seulement du coeur des individus qui, animés d'une quête de la vérité, maintiennent inachevé, dans la foi et l'humilité, tout édifice ascétique et philosophique. Il y a toujours plus en Dieu [3]. Seule cette ouverture au mystère, dans la relativisation de son propre milieu, permet une réelle ouverture à l'autre avec ce qui le constitue du point de vue spirituel et religieux. De cette façon, les moines se reconnaissent, quelle que soit leur appartenance, en tant que pèlerins en marche vers une destination commune, et ce, au bénéfice, chemin faisant, d'une compréhension mutuelle, et plus encore de la sauvegarde des héritages spirituels en interaction.

La découverte du milieu de la pratique zen participe à la redécouverte du milieu de sa propre pratique. Lorsque le moine chrétien entre dans la vérité du zen - ou se laisse informer par elle -, et seulement à cette condition, il est en mesure de comprendre la cohérence du milieu ascétique qui lui correspond, mais il lui est aussi donné de questionner son propre milieu monastique, d'en déceler les failles et les forces. Dans ce contexte, préserver ne signifie pas conserver, mais renouveler. Il s'agit de renouveler le milieu de la pratique dans l'effort continuel de préserver et de transmettre l'expérience d'éveil qui en est le trésor. C'est là aussi le défi d'une spiritualité du dialogue, celui de rendre accessibles les dons de Dieu pour le bénéfice de l'Eglise et de la paix dans le monde, un défi impossible à relever sans le respect et l'exploration de la cohérence des voies spirituelles en interaction.

Le dialogue des moines ne se développe pas à partir d'une tentative de greffer les uns aux autres des éléments issus de plusieurs milieux ascétiques ; il ne tend pas non plus vers une nouvelle synthèse, donnant corps à un super-milieu monastique. Il repose, au contraire, sur le pari d'une pleine acceptation de l'altérité religieuse et de sa nature irréductible, doublée de l'espérance d'une réconciliation eschatologique dans le mystère qui unit et sépare à la fois. Si telle est la voie d'un dialogue réussi, il faut être prudent quant aux efforts de combiner trop hâtivement plusieurs voies d'oraison. Réciter le nom de Jésus tout en pratiquant zazen, ou bien célébrer la messe en plein sesshin est-ce rendre justice aux milieux zen et chrétien en jeu ? A quoi cela sert-il ?

Sans remettre en doute la possibilité de vivre de cette façon une prière plus authentique, il me semble que l'on brise un tant soit peu la cohérence propre à la méditation zen et au sesshin dans lesquels on a choisi de s'engager, risquant par conséquent de voir s'en échapper l'intuition profonde. Si cela est vrai, sa compréhension du zen est appelée à demeurer superficielle, en dépit des années d'expérience, et l'on manque aussi de revisiter sa propre pratique spirituelle à la lumière de l'expérience d'éveil spécifique au zen. Bien entendu, il n'est pas demandé ici de renier son appartenance religieuse ou de négliger sa foi pour un temps, mais bien d'entrer pleinement dans une démarche d'hospitalité, telle que le recommande le document "Contemplation et dialogue". Comme j'ai tenté de le montrer, adopter une pratique zen, c'est accueillir, non pas une technique, mais un milieu ascétique et philosophique bâti, au fil des années et parfois des siècles, par des générations de chercheurs de l'Absolu. Dans ce contexte, le chrétien est appelé à recevoir leur don en toute intégrité et simplicité dans l'effort de ressaisir l'hospitalité comme sa vocation première. Il est encouragé à le faire, certes avec la préparation requise, mais aussi au risque de se perdre. Et c'est peut-être là précisément que se situe l'affirmation profonde de la foi chrétienne : faire preuve d'un acte d'amour où l'autre n'est pleinement reçu que dans le don de sa propre vie. (FIN)

Notes

[1] "Contemplation et dialogue interreligieux. Repères et perspectives puisés dans l'expérience des moines". Bulletin. Secretariatus pro non Christianis 84 (1993-XXVIII/3), pp. 250-270. Ce texte est reproduit dans P.-F. de Béthune, Par la foi et l'hospitalité, Clerlande, Publications de Saint-André [Cahier de Clerlande, 4], 1997, pp. 97-129. Passage cité, p. 117. [Retour].

[2] P.-F. de Béthune précise qu’il s’agit d’une expérience "parfois redoutable, à ne pas tenter si on n’est pas bien enraciné dans la foi chrétienne…" "L’expérience spirituelle du dialogue interreligieux", dans Par la foi et l’hospitalité, Clerlande, 1997, p. 70. La voie de la double appartenance est exigeante, car elle passe par l’appropriation d’une pratique de méditation non-chrétienne (bouddhique ou hindoue) qui engage sur la voie de la non-dualité. [Retour].

[3] "Contemplation et dialogue", Par la foi et l’hospitalité, p. 111. [Retour].