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Pacifier l'esprit, une lecture zen

Éric Rommeluère


Une rencontre interreligieuse réunissait du 7 au 10 juillet 2003 près de Grenoble, chrétiens et bouddhistes sur le thème "Bâtir la paix ensemble". Cette rencontre était organisée par le Centre Théologique de Meylan, particulièrement actif dans les rencontres entre chrétiens et bouddhistes depuis plusieurs années. Les débats étaient animés par Bénédicte du Chaffaut (Centre Théologique de Meylan, Grenoble), Dennis Gira (Institut des Sciences et de Théologie Religieuses, Paris) et Jacques Scheuer (Les Voies de l'Orient, Bruxelles). Éric Rommeluère intervenait pour la tradition Zen. Voici la transcription de sa conférence.



Une fois, un moine demanda au maître zen Seikatsu de la préfecture de Shô : "Que peut-on faire lorsque sa famille souffre continuellement de pauvreté ?"
Le maître dit : "Il est impossible d’y mettre fin."
Le moine : "Pourquoi donc ?"
Le maître : "Le voleur est dans la famille."
Le moine : "Pourquoi est-il devenu voleur s’il est de la famille ?"
Le maître : "Tant qu’on n’a pas accordé l’intérieur, on ne peut agir à l’extérieur."
Le moine : "Mais si d’un coup on attrape le voleur, que devient ce mérite ?"
Le maître: "Je n’ai jamais entendu dire qu’on en soit récompensé."
Le moine : "Tout effort est donc inutile ?"
Le maître : "Il y a bien un mérite qui s’accomplit mais il ne peut se fixer."
Le moine : "Et pourquoi ?"
Le maître : "Ne connais-tu pas cette maxime : « La pacification est foncièrement l’œuvre du général, mais elle ne lui permet pas de savourer le règne de la paix. »"

Ce dialogue est extrait du Shinji Shôbôgenzô, "Le Shôbôgenzô en chinois", une compilation de trois cents cas (jap. kôan) rédigée par le maître zen Eihei Dôgen (1200-1253), le fondateur de l’école Sôtô au Japon. Il s’agit du 189e cas.

L’histoire n’a retenu que peu de choses de ce Seikatsu. Dans les divers "Recueils de la lampe" compilés à l’époque Song (960-1279), sa notice biographique tient à peine en quelques lignes. On sait simplement qu’il succéda au maître Suiryû Dôfu dans la lignée de Seppô Gison (822-908).

L’échange résonne étonnamment à nos oreilles modernes. Quatre phrases retiennent plus particulièrement notre attention :
- "Que peut-on faire lorsque sa famille souffre continuellement de pauvreté ?"
- "Le voleur est dans la famille." (C’est parfois le titre du kôan)
- "Tant qu’on n’a pas accordé l’intérieur, on ne peut agir à l’extérieur."
- "La pacification est foncièrement l’œuvre du général, mais elle ne lui permet pas de savourer le règne de la paix."


Que peut-on faire lorsque sa famille souffre continuellement de pauvreté ?

Miroku - le bodhisattva MaitreyaCette phrase nous renvoie à la détresse, celle du monde, la nôtre et celle d’autrui, celle que nous ressentons et sur laquelle nous butons toujours. La détresse universelle. Les religions ont pour vocation, je crois, de donner des réponses à nos interrogations les plus essentielles, à la détresse existentielle. Et c’est peut-être cela qui les unit par-delà leurs différences.

Qu’est-ce que la détresse ? Chacun l’a déjà vécu sous la forme de la dépression. Un sentiment qui nous envahit jusqu’à nous cerner de toutes parts. Un mal-être qui nous entraîne dans son domaine, celui du non-sens. Car c’est bien le sens, le sens de la vie, que la détresse ronge jour après jour. Le temps se recroqueville, le passé qui nous soutient, le futur qui nous emporte vacillent l’un après l’autre. Le temps, oui, ne donne plus son sens, toute sa densité au présent, absent à lui-même. La détresse nous dépossède de toute notre humanité. Dans ce moment, toute communication, toute communauté humaine deviennent problématiques, difficiles, erratiques. Peut-il même encore demeurer une conscience de se trouver dans la détresse ? Car s’en apercevoir, dialoguer intérieurement avec soi-même, c’est peut-être déjà malgré tout ne plus donner totalement prise à cette désolation. Dialoguer, parler représentent l’effort minimal pour donner son sens à la vie.

Les dialogues zen mettent le plus souvent en situation un maître qui est nommé, identifié, et un moine qui reste lui anonyme, comme dans ce kôan. Il y a là quelque chose d’intrigant. Car tous ces dialogues se répètent à l’infini, se recopient les uns les autres. Peu importe, en fait, quel maître parle, cela pourrait être celui-ci ou celui-là, tous interchangeables (l’éveil est Un). Pourtant l’opposition entre un maître nommé et un moine anonyme est presque toujours marquée. Cet anonymat est peut-être à l’image de cette détresse qui défaille à se dire et qui ne peut se nommer. Malgré tout surgit une amorce, une adresse qui prend la forme d’une question : "Pourquoi, comment ?" Comme s’il s’agissait d’un effort, d’une tentative de s’arracher à l’obscurité, au non-sens. On peut s’adresser à un médecin pour comprendre le pourquoi de ses symptômes. À un psychothérapeute afin qu’il dise le pourquoi de nos dérèglements intérieurs. Pour dépasser ses propres désordres, on peut questionner la philosophie. On peut également s’adresser aux religions qui vont plus loin encore : Car elles se vivent comme l’explication ultime. Celle de nos pourquois les plus fondamentaux. Dans ce simple qualificatif de "moine", j’entends une recherche qui veut comprendre plus que le sens de la vie, pour comprendre au-delà du factuel, les principes, l’ordonnancement de ce que, sous un terme vague, on pourrait simplement appeler "le monde". Les Chinois utilisent l’opposition binaire, shi, "les faits, les choses", et li, "la raison, le principe". Li, c’est les veines du jaspe, comme si métaphoriquement des lignes de forces, de sens, parcouraient le monde et le soutenaient. Un Chinois veut toujours saisir le li, le principe des choses, par-delà le shi, leur apparence ordinaire. Mais nous en sommes tous là. Nous voulons comprendre les choses, non tant pour ce qu’elles sont, mais pour ce qu’elles nous disent. Et s’il faut que nous endurions la souffrance, qu’elle nous signifie son sens afin qu’elle soit au moins supportable. Car c’est bien l’insensé qui est insupportable, non la douleur.

Le bouddhisme parle des quatre nobles vérités : la souffrance, l’origine de la souffrance, la cessation de la souffrance et le chemin. Je dis "parle", car il s’agit bien d’un discours, celui du Bouddha à ses anciens compagnons à Bénarès. Elles sont une réponse à la détresse de l’homme, à la fois dicibles et intelligibles, une proposition de partager le sens de la déréliction humaine. De l’expliquer, de l’expliciter. Une remarque : le terme chinois que l’on traduit assez improprement par vérité, dans l’expression "les quatre (nobles) vérités" signifie plus précisément "chercher ou donner un sens" et s’écrit avec le radical de la parole. Car il ne s’agit pas tant de dire le vrai que de redonner de l’humain à l’homme. Par les mots, par le sens.


Le voleur est dans la famille

"Que peut-on faire ?" est le cri du cœur. Qu’elle soit en nous, ou au plus près de nous, dans notre famille, nous voudrions mettre fin à cette détresse. On pourrait se plaire à imaginer que le moine évoque ici la famille humaine au sens le plus large. En réalité, le terme signifie simplement la proche parenté. Jia, la famille en chinois, représente la communauté de ceux qui vivent sous un même toit, unis par les liens du sang. Une communauté qui s’abrite sous le toit qu’ils ont construit ou que leurs prédécesseurs ont construit. Cet espace pour les chinois est fermé, tourné vers le dedans. Est-il pour autant domestiqué ?

Mukodoku - "Sans mérites", une calligraphie de Kôdô SawakiLa sentence de Seikatsu résonne comme un couperet : "On ne peut y mettre fin." "Et pourquoi donc ?" "Le voleur est dans la famille". Il nous invite à entrer dans l’intimité, au cœur de ce qui se trame dans la maisonnée. Bien sûr nous savons que la richesse ou la pauvreté dépendent de nombreuses conditions et qu’il y a également une dimension sociale ou politique à la pauvreté. Mais la pauvreté qui s’entend là est d’abord synonyme de détresse, de désolation. Que quelque chose nous consume. Nous ne voulons pas voir qu’il y a un voleur si proche de nous, en nous. Et nous voilà pauvre.

Qu’entend-t-on par richesse dans un contexte bouddhiste ? Pour nous, la richesse ne tient pas dans l’accumulation des biens, de l’argent mais dans une certaine disposition d’esprit. Nous parlons dans le Zen de daishin, la largesse (lit. "le grand esprit"), qui est ce sentiment de bonté, d’accueil que l’on entend développer en soi. Un tel sentiment embrasse toutes choses, nos illusions comme nos éveils, nos petitesses comme nos moments de grandeur. Il y a quelque chose d’inattendu dans cette largesse. Car être riche, c’est avoir également la capacité d’accueillir les voleurs. En général, nous ne les aimons pas. Nous calfeutrons nos fenêtres, nous renforçons nos portes. Et les voleurs le savent bien qui fourbissent leurs armes. Car les uns et les autres veulent gagner, avoir, prendre. Et si en fait il n’y avait rien à gagner et rien à perdre ?

Un jour Ryôkan, l’ermite zen qu’on appelait également Daigu, "le Grand idiot", fut surpris par un voleur qui s’était subrepticement introduit dans sa cabane. Il ne dit rien et fit semblant de dormir. Il se retourna comme s’il vivait un rêve et le voleur s’empara du matelas rapiécé du moine. Le lendemain, Ryôkan composa un tercet, un haïku, qui est resté célèbre :
Nusubito ni / tori nokosareshi / mado no tsuki
Le voleur / l’a laissé derrière lui / la lune à la fenêtre

Il ne s’agit pas nécessairement d’un exemple à suivre, mais le geste témoigne de ce sentiment de largesse, de cette idiotie (le terme a une valeur positive dans le Zen), de ces sentiments que l’on veut vivre dans le bouddhisme. Accueillir les malfrats car il n’y a finalement rien à saisir. Les aimer même. Mais les voleurs sont tout d’abord intérieurs. Un célèbre apologue bouddhique met aux prises un homme qui est poursuivi par six voleurs et qui, sur les conseils d’un bon ami, se confectionne un radeau pour pouvoir traverser une rivière et leur échapper. On aura reconnu la métaphore du passage sur l’autre rive, c’est-à-dire le nirvâna. Les commentateurs voient les six voleurs comme la métaphore des six bases de connaissance : la forme, le son, l’odeur, le goût, le toucher et l’idée. Pour le bouddhisme, ces fonctions sont les instruments de l’appropriation, de la possessivité. Qui au fond, ne font que nous voler nous-mêmes.

On pourrait penser que saisir le voleur, l’enfermer, le punir, le réprimer permettraient de dépasser la détresse, d’en finir avec nos peurs. C’est une action apparemment louable mais qui finalement n’atteint pas son but. Le général a pacifié tout l’empire mais peut-il enfin savourer la réelle paix du cœur ? Car chacun sait que les voleurs succèdent toujours aux voleurs.


Tant qu’on n’a pas accordé l’intérieur, on ne peut agir à l’extérieur

Il faut comprendre pourquoi le bouddhisme s’intéresse en premier à l’intériorité et non pas, par exemple, aux problèmes sociaux comme vecteurs de souffrance (la pauvreté réelle). Le monde, pour le bouddhisme, n’est pas donné comme une extériorité pure. Le monde n’existe pas en dehors de moi, c’est moi-même qui le fait vivre. Le monde n’est pas une collection d’objets simplement posés devant moi. On parle bien improprement des cinq agrégats (skt. skandha) comme des constituants de l’individualité mais dans son interprétation, le bouddhisme voit dans la concaténation de ces cinq agrégats la constitution à la fois du soi et du monde perçu (et non pas juste d’un soi indépendant d'une réalité). Tout le travail bouddhique va constituer à travailler sur ce rapport du soi au monde. À l’expliciter.

Il nous faut accorder l’intérieur, mais ce n’est pas pour se détacher de l’extérieur. Au contraire, il s’agit de s’y impliquer mais d’une tout autre manière. Avec conscience, non plus dans la passivité mais dans l’action. Toute la tradition sino-japonaise résonne des paroles du Bouddha Shâkyamuni dans le Sûtra du Lotus, au chapitre "La Parabole" :
Maintenant, ces trois mondes sont tous ma possession,
Les êtres qui y sont sont tous mes enfants.

Il n’y a pas de délaissement mais au contraire un mouvement de (ré)-appropriation par une compréhension de ce qui nous unit au monde. L’agir nous est donné sur le mode de l’amour et de la responsabilité.

Ce chemin implique donc un double mouvement : celui, premier, du retrait et celui, second, du retour au monde. Par retrait, on entend fondamentalement la pratique de la méditation. Nous ne pouvons éclairer, comprendre ce qui nous habite sans faire l’effort de nous déprendre de nos schèmes intérieurs. Dans le Zen, nous nous asseyons devant un mur, il n’y a plus de diversion possible. Il n’y a plus qu’à entrer dans sa propre intériorité. Nous apprenons avec le corps la dépossession. Mais après avoir médité, nous nous levons et immédiatement apparaissent les odeurs, les sons et les pensées. Comment les vivre ? Que nous dormions, que nous méditions, nous ne pouvons échapper aux différenciations. Elles nous constituent. Devons-nous les vivre sur un mode illusoire, naïf ou bien sur un nouveau mode ? C’est ce travail de balancement entre le retrait et le retour au monde que propose le bouddhisme. Pour vivre autrement une vie éveillée et authentique.


La pacification est foncièrement l’œuvre du général, mais elle ne lui permet pas de savourer le règne de la paix

Miroku - le bodhisattva MaitreyaIl y a paix et paix. La paix que nous recherchons n’est souvent que l’absence de conflit, de désordre, d’angoisse. Nous parlons de paix lorsque la guerre n’a pas eu lieu. La méditation zen est souvent présentée comme un simple état de tranquillité intérieure, mais est-ce bien cela ? Pour peu qu’on s’astreigne chaque jour à cette pratique, malgré les difficultés physiques ou mentales que l’on éprouve, on peut trouver une certaine plénitude, un état d’équilibre, dans cette méditation. Une sorte de point zéro. On peut se satisfaire de cet état, mais avons-nous alors véritablement résolu notre détresse, la plus profonde, la plus existentielle ? Comment pouvez-nous revenir au monde si nous n’en sommes jamais sorti, si nous avons fait juste semblant de nous tourner vers le mur ? Dans le Zen, cette action de "regarder le mur" entend dépasser ce simple état de paix intérieure. Le maître zen Dôgen l’exprimait par cette audacieuse injonction : "Abandonnez le corps et l’esprit" (shinjin datsuraku). Stagner dans la quiétude peut devenir une véritable barrière, haute, épaisse, lourde à passer. Tous les maîtres zen insistent sur ce point. Car finalement il s’agit d’accéder à un état où sont transcendées la paix comme l’absence de paix. Ce qu’on appelle la vacuité.

Éric Rommeluère, juillet 2003. Reproduction interdite. [Télécharger et imprimer le texte complet au format pdf]


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