UN ZEN OCCIDENTAL : EXISTE-T-IL UNE MORALE ZEN ?
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Sur son site Internet (Deux Versants), Luc Boussard, un ancien disciple français de Taisen Deshimaru (1914-1982), s'interroge sur l'acculturation du Zen en Occident : "Outre que nous nous trouvons à la charnière de deux siècles et de deux millénaires, le Zen, qui semble avoir planté des racines profondes en Occident, aborde désormais une autre phase de son développement dans cette partie du monde, à mesure qu'une nouvelle génération de dirigeants prend la relève des fondateurs japonais. Nous pensons que cette transition est un moment historique, où le Zen est en train de se régénérer et de changer de visage." Il propose aux différents responsables des communautés zen occidentales de répondre à "dix questions pour un bilan". À savoir :

- Quel est, à votre avis, le rôle de la morale dans le Zen ? Existe-t-il une morale zen ?
- Le Zen doit-il s'impliquer dans les problèmes sociaux ? La compassion passe-t-elle nécessairement par un engagement dans ce domaine ?
- Le Zen est-il réservé à un petit nombre de chercheurs résolus ou est-il destiné à tout le monde ?
- Que pensez-vous du mélange de pratique Rinzai et Sôtô qui prévaut aux États-Unis ?
- Faut-il supprimer le kyôsaku comme l'a fait le Centre Zen de San Francisco ?
- Quelle place pensez-vous que certains aspects purement japonais du Zen (sûtras chantés en japonais ancien, terminologie, vêtement...) doivent conserver en Occident ?
- Beaucoup de pratiquants du Zen semblent refuser la relation maître-disciple. Pensez-vous qu'on puisse avoir une pratique fructueuse en dehors de cette relation ?
- Y a-t-il une différence dans votre pratique de zazen selon que vous dirigiez ou que vous ne dirigiez pas ?
- Pensez-vous avoir progressé grâce au zazen ?
- Y a-t-il un point particulier de l'enseignement que vous souhaitez souligner ?

Si ces questions reflètent les interrogations de nombreux pratiquants, elles font également écho aux thèmes développés au sein de l'association Un Zen Occidental. Voici donc quelques réflexions.

Dix questions pour un bilan (1/10)

- Quel est, à votre avis, le rôle de la morale dans le Zen ? Existe-t-il une morale zen ?

Bodhidharma"Existe-t-il une morale zen ?" La question peut s'entendre de différentes façons : "La tradition zen a-t-elle pensé la morale ?" Ou bien, "Existe-t-il une approche de la morale spécifique à la tradition zen qui la démarque des autres traditions bouddhistes ?" La poser présume que la question des rapports de la morale et du Zen n'est pas résolue ou, tout au moins, que leur adéquation ne va pas de soi. En effet : cette question a toujours fait l'objet de débats récurrents. Si à de rares exceptions près, le Zen apparaît plutôt conformiste, il n'en reste pas moins que cette école demeure ambivalente en matière de moralité, partagée entre, d'une part, l'attachement aux préceptes fondamentaux du bouddhisme et, d'autre part, son dépassement. Un dépassement pouvant déboucher sur l'amoralisme ou le naturalisme. Le relativisme moral que prêche le Grand Véhicule peut, en effet, se résoudre en un sens affiché de la transgression. Par ailleurs, la notion d'une bouddhéité foncière peut également rendre toute morale superflue : La spontanéité naturelle deviendrait alors valeur suprême, il suffirait simplement de suivre sa nature, de "chier et [de] pisser, [de] se vêtir et [de] manger" [1].
 

Bref aperçu

À ses débuts, le Chan/Zen chinois se caractérise par la volonté d'intérioriser et de réinterpréter les commandements bouddhiques. Il n'est qu'à lire le Sûtra de l'Estrade, attribué au sixième patriarche de l'école, pour s'en rendre compte [2]. Le patriarche y confère des préceptes informels (ou plus précisément "du sans forme", jap. musôkai) où toute forme d'interdit a disparu : Huineng demande simplement de prendre refuge dans les Trois Corps du Bouddha, de suivre les quatre vÅ“ux universels du bodhisattva, de se repentir de ses mauvaises actions et de prendre refuge dans les Trois Trésors. Le rituel se clôt par un audacieux éloge de la prajñâ pâramitâ qui, comme le souligne Bernard Faure, "vise de toute évidence à dépasser la conception traditionnelle des défenses" [3].

Pourtant ces inflexions ne rendirent pas caduque la réception conjointe de l'ordination plénière de moine (skt. bhiksu) et celle de bodhisattva telle qu'elle se pratiquait en Chine. Sous les Tang puis sous les Song, les moines de l'école Chan/Zen devaient ainsi prendre successivement les 250 défenses de moine repris du "Code en Quatre Parties" (jap. Shibunritsu, le code disciplinaire d'une école indienne disparue, les Dharmaguptaka) puis les 58 défenses de bodhisattva, dix interdictions majeures et quarante-huit mineures, empruntées au Sûtra du Filet de Brahmâ (jap. Bommôkyô), un apocryphe chinois. L'ordination de bodhisattva, comme idéal du Grand Véhicule, était alors subordonnée à l'ordination préalable de moine, relevant, elle, du Petit Véhicule.

Au Japon, Saichô (767-822), le fondateur de l'école semi-ésotérique Tendai, innove en ne conservant que les préceptes de bodhisattva qu'il considérait comme parfaits et complets en eux-mêmes (jap. endonkai). Cette mutation, qui sera déterminante dans les conceptions ultérieures du Zen japonais, exprimait la volonté de Saichô de créer un nouveau bouddhisme pour le Japon. La complexité des règles monastiques lui semblait inappropriée et intransposable dans le contexte de son pays. Il ambitionnait également de fonder un bouddhisme ne relevant que du seul Grand Véhicule - ce qui impliquait la suppression des défenses de moine empruntées à une école du Petit Véhicule. Saichô asseyait la légitimité de ses positions sur un passage du Sûtra du Lotus (jap. Hokkekyô), le livre saint du bouddhisme chinois :

"Et encore Mañjusçrî, qui voudra, après la disparition de l'Ainsi-venu, dans la Loi de la fin, prêcher ce livre, devra s'en tenir à la pratique commode. [...] S'il y a des objections, il n'y répondra pas par des enseignements du Petit Véhicule, mais les résoudra uniquement par le Grand Véhicule afin de permettre l'obtention de la sagesse portant sur toutes les espèces."[4]

Myôan EisaiÀ l'époque de Kamakura, la question de la moralité sera au cÅ“ur de tous les débats bouddhiques. Eisai (1141-1215), maître tendai et zen (ci-contre, son portrait officiel), attribuait la dégradation des mÅ“urs monastiques à l'abandon de la double ordination et prônait explicitement la restauration de la réception des défenses de moine. Chacun se devait de se déterminer autour de cette question centrale. Alors que le Chan/Zen chinois perpétuait la double ordination, Dôgen (1200-1253), malgré son héritage Sôtô la refusera, soutenant la totale incompatibilité des préceptes du Grand et du Petit Véhicule, dans le sillage de Saichô [5].

Dans le Zen Sôtô japonais, les "trois masses de purs préceptes" (jap. sanjushôjôkai) de bodhisattva formeront le cÅ“ur des préceptes zen. On les retrouve - avec de légères variations terminologiques - dans plusieurs textes mahayanistes : Il s'agit de la moralité d'abstention (jap. ritsugikai), de la moralité collectionnant les bons dharmas (jap. shôzembôkai) et de la moralité au service des êtres (jap. shôshujôkai). Les termes sont quelques peu techniques. La moralité d'abstention désigne les interdictions propres à chacune des assemblées qui constituent le sangha traditionnel bouddhiste (moines, novices, laïcs), les préceptes de bodhisattva étant simplement à l'origine complémentaires des défenses de moine ou de laïc. Pour Dôgen et ses successeurs, il s'agira des dix interdictions majeures et des quarante-huit interdictions mineures du Sûtra du filet de Brahmâ ramenées aux seules dix interdictions majeures dans le rituel d'ordination [6]. La moralité collectionnant les bons dharmas désigne toutes les actions positives qui se développent à partir de ces interdits, leur envers en quelque sorte. Enfin la moralité au service des êtres désigne l'ensemble des actes altruistes.
 

La question de l'interdit

Ces quelques remarques ne sauraient épuiser la complexité d'un tel sujet. La question de la morale a toujours suscité des débats (parfois vifs) dans le Zen. Ces discussions se renouvelleront peut-être dans les communautés zen occidentales intégrées à des sociétés où les concepts moraux se sont radicalement modifiés depuis quelques dizaines d'années. La question "existe-t-il une morale zen ?" s'inscrit désormais dans un contexte où les impératifs moraux d'antan se sont relativisés.

Reprenons cette série de trois masses - disons plutôt de trois groupes - de préceptes déclinées par les textes du Grand Véhicule. Si les deux derniers ne semblent guère poser de difficultés, le premier - composé uniquement de commandements à la forme négative - peut interroger, tant le bouddhisme du Grand Véhicule, ne semble pas apparaître, du moins à première vue, comme signifiant des interdits. Pourtant la morale du bodhisattva se présente bien et d'abord (la primauté est ici primordiale) comme une moralité d'abstention. Cet oubli aboutit à des remarques comme celles que relève le sociologue Frédéric Lenoir dans son enquête sur les pratiquants bouddhistes français : "Non, il n'y a pas de morale en soi, explique Nicolas [l'un des pratiquants interrogés]. Chacun fonde sa propre morale, chaque personne crée la sienne, à partir de son expérience de la vie, de sa pratique. La morale imposée émane uniquement de la société." [7]. Ce pratiquant reprend le discours désormais habituel opposant une morale sociale et une éthique personnelle. Le déni de la morale, toujours comprise et perçue comme moralisante et moralisatrice, s'est généralisé et la morale bouddhique tend à s'infléchir pour se confondre avec la morale euphémisée de nos sociétés [8]. Si tous les bouddhistes occidentaux n'évacuent pas tous la question de la moralité comme abstention, l'impératif des interdits est largement édulcoré. Traduits, les rituels d'ordination se voient modifiés. Les dix interdits sont réinterprétés ou se doublent d'actions positives, pourtant déjà implicites dans la réception des trois masses. Ne pas tuer, le premier précepte, devient ainsi "Affirm life. Do not kill" pour John Daido Loori, un enseignant zen américain [9]. La modification peut sembler subtile mais soutenir la vie se confond-t-il avec l'interdit de ne pas tuer ? Et considérer l'interdit comme second en inversant la lecture bouddhique classique qui affirme sans cesse la prééminence de l'abstention ne brouille-t-elle la compréhension de la vie morale [10] ? La psychanalyse a démontré que l'interdit nous fait accéder à l'affirmation de soi. Il s'agit d'un entre-dire (inter-dit) qui s'interpose entre moi et autrui et qui nous constitue. En ce sens, l'interdit est toujours premier [11].

Dans le bouddhisme primitif, le monde était problématique. Afin de s'en détacher, le moine, comme représentant de l'idéal bouddhique, devait donc se discipliner. Le pratimoksa, la liste des règles, qu'il récitait deux fois par mois, n'est qu'une longue litanie d'interdits qui servait à canaliser ses désirs (même si le vinaya, le code disciplinaire, se présente également comme des règles communautaires servant à réguler les rapports avec les laïcs, ce dont le Bouddha semblait fort soucieux). Le moine était un renonçant car il avait renoncé au désir. Mais avec la réforme du Grand Véhicule, le monde, le corps, le désir même, vont se trouver revalorisés. Si la morale devient celles des commandements positifs, tournés vers autrui, les commandements négatifs ne seront pas pour autant évacués, ou même simplement sous-entendus. La formule employée dans le bouddhisme chinois "ne commettre aucune mauvaise action et pratiquer les bonnes" (jap. shoaku makusa, shuzen bugyô) [12] n'est certes pas une tautologie. Dans le Petit Véhicule, l'abstention a pour fonction l'élimination du désir et la sortie du monde. À l'inverse, dans le Grand Véhicule, une présence revivifiée dans laquelle l'autre s'interpose dans mon rapport au monde [13]. C'est dans ce sens que Dôgen peut écrire : "Même si des formules comme "ne pas tuer" se ressemblent naturellement chez les auditeurs et les bodhisattvas, elles sont bien entendu différentes." [14]

L'abstention établit une limite qui fonde mon rapport à autrui. Comment l'articuler avec la sagesse bouddhique qui vise justement à découvrir la non-dualité des êtres et leur vacuité ? La moralité n'est-elle qu'un préliminaire dans la voie, un radeau qu'il faudrait laisser derrière soi une fois atteint l'autre rive, ou la voie est-elle morale du début en sa fin ? Là encore, les discussions n'ont jamais cessé. Si le Zen oscille entre les divers pôles du moralisme absolu ("il faut suivre les préceptes") le moralisme relatif ("on peut transgresser les préceptes"), l'immoralisme ("on doit transgresser les préceptes") et de l'amoralisme ("notre nature est vide, quels préceptes faudrait-il donc suivre ?" [15]), une réflexion sur le devenir de la morale une fois réalisé l'état de Bouddha sous-tend ces différentes appréciations.

Les traditions japonaises Tendai et Sôtô font état de défenses dites de l'esprit unique (jap. isshinkai) attribuées à Bodhidharma, le premier patriarche chinois, en fait une réinterprétation des dix interdits majeurs sous l'angle de prajña, la sagesse. Faut-il les comprendre comme légitimant un libéralisme moral ainsi que l'écrit Taisen Deshimaru à propos du cinquième précepte : "Ne pas consommer d'alcool : Bodhidharma dit plutôt : ne pas être ignorant. Si vous n'êtes pas ignorant, vous pouvez boire du saké... Il a donné aux préceptes un sens plus large et a apporté au bouddhisme chinois une nouvelle dimension." [16]. Si effectivement, ces nouvelles formulations sont vraisemblablement redevables du courant d'intériorisation du premier Chan/Zen - le terme de "défenses de l'esprit" n'est pas anodin - et induisent un certain relativisme, elles n'impliquent ni la dévalorisation ni le rejet des défenses. Celles-ci sont présentées du point de vue de la nature propre (jap. jishô), autre terme pour désigner la bouddhéité (jap. busshô). Dans cette optique, les préceptes ne peuvent pas être des pratiques préliminaires, simples garde-fous, dont on pourrait ultimement se détacher. Car à esprit pur, actes purs. On ne tue plus pour suivre un engagement mais parce que tuer revient à s'endommager soi-même. La plupart des commentateurs Sôtô de ces défenses de l'esprit unique ne semblent jamais vouloir s'émanciper d'une discipline. Ils y voient au contraire la fondation de la morale. [17]
 

Le bien et le mal

Un disciple de Basô du nom de Hakukyoi demanda au maître zen Dôrin : "Quelle est la grande idée du bouddhisme ?" Dôrin répondit : "Ne pas commettre de mauvaises actions et pratiquer les bonnes." Hakukyoi lui dit : "C'est tout ? Même un enfant de trois ans pourrait en dire autant!" et Dôrin répondit : "Un enfant de trois ans peut le dire, pourtant un vieillard de quatre-vingts ans est incapable de le mettre en pratique." [18]

Une morale prescriptive implique de penser en termes de bien et de mal. Dans le bouddhisme, le bien et le mal (jap. zen'aku) ne sont pas des catégories en soi, mais plutôt des qualificatifs de l'acte (skt. karma, jap. ) qui peut être soit bon, soit mauvais, soit neutre (indéterminé). Dans le bouddhisme primitif est essentiellement mal ce qui contrevient aux règles du vinaya. Les textes du Grand Véhicule distinguent, eux, dix "mauvaises" actions (jap. jûaku), à savoir le meurtre, le vol, la luxure, le mensonge, la grossièreté du langage, la calomnie, le verbiage, la cupidité, la malveillance et les vues perverses. Si elles ne correspondent pas exactement aux dix interdits du Sûtra du Filet de Brahmâ, elles restent, comme on le voit, étroitement associées aux préceptes. Suivre les défenses revient à faire de "bonnes" actions, les transgresser, à en faire de "mauvaises". Il ne s'agit donc pas de ne pas faire "le" mal ou de pratiquer "le" bien ; le pluriel explicite de la formule chinoise shoaku makusa, shuzen bugyô, "ne pas commettre de mauvaises [actions], pratiquer les bonnes" est exemplaire.

Pour un bouddhiste, l'origine du mal se trouve dans les trois poisons (jap. sandoku) que constituent l'avidité, la haine et l'erreur. La morale bouddhique s'inscrit avant tout dans un cadre téléologique (i.e. en vue d'une fin). Mais parler de morale a-t-il vraiment un sens si la doctrine de l'acte ainsi que la loi de causalité, seules, fondent les notions de bien et de mal ? Effectivement, on pourrait en douter dans une optique du Petit Véhicule où les prescriptions ne sont que des règles disciplinaires orientées vers son propre salut : Est mal ce qui perpétue le samsâra, est bien ce qui conduit au nirvâna. Mais le Grand Véhicule propose une inflexion majeure puisque autrui s'interpose dans mon rapport au bien et au mal. Seul autrui commande mes bonnes actions.

L'identité du samsâra et du nirvâna n'annule pas la morale mais la rend d'autant plus nécessaire. Les thèmes de la non-dualité de l'éveil et des passions, du bien et du mal reviennent souvent dans les textes zen. Mais ce n'est que pour pointer l'identité foncière des êtres et des phénomènes. En fait, l'injonction "ne pas commettre de mauvaises actions" peut se comprendre sur deux niveaux, un niveau mondain, ce sera alors la simple moralité d'abstention dans le cadre de mes relations à autrui, et un niveau supra-mondain où je m'abstiens de l'illusion. La première est intéressée, au sens d'un être-avec (inter-esse) ; la seconde est désintéressée, dans le sens d'un désintérêt pour le Soi comme d'un acteur derrière l'acte. Dôgen écrit que dans la méditation "le bien n'est pas pensé, pas plus que le mal". [19]. Mais dans la méditation, il n'y a pas disparition du bien et du mal - comme orientations de l'acte - mais simplement coupure phénoménologique des racines du Mal : avidité, haine, et erreur. L'accès à une telle condition ne peut servir de caution aux actes immoraux sous prétextes d'un par-delà du bien et du mal. Quant aux fameux moyens habiles (skt. upâya, jap. hôben) qui pourraient justifier les transgressions, ils ne peuvent être que l'apanage d'êtres moraux. Les textes classiques sont clairs sur ce point.
 

Une nouvelle morale zen

L'éthique est aujourd'hui à la mode, la morale, elle, nous semble démodée. Nous sommes entrés dans "l'âge de l'après-devoir" des "sociétés post-moralistes" [20]. Le bonheur, le bien-être, la réalisation des désirs sont les nouvelles valeurs de l'homme moderne. Son slogan : ici et maintenant. La vie sera sensuelle ou ne sera pas. Mais ce nouvel hédonisme ne se transforme pas pour autant en un amoralisme. Si le devoir impérieux, le sacrifice et le renoncement sont désormais des valeurs qui semblent appartenir à un passé révolu, le désir de bien-être social de nos contemporains conduit à reconsidérer la morale en une éthique porteuse de nouvelles valeurs, l'impératif en moins. Comment penser, dans ce contexte, une morale bouddhique ? Le distinguo byzantin entre morale et éthique appartient à un débat qui n'a pas lieu d'être, l'éthique se singularise simplement par la prééminence accordée aux droits sur les devoirs. Le bodhisattva est un être d'éthique ou de morale, dans le sens où autrui le commande. Mais le bodhisattva n'est pas, pour autant, un moraliste. Le débat sur la décadence des mÅ“urs ne l'intéresse pas car la morale qu'il choisit n'engage que lui seul. Qu'il prononce des vÅ“ux n'est pas anodin : son engagement est personnel. Sur le mode de l'un pour tous. Qu'il brise ses vÅ“ux ne concerne que lui. Aucune sanction à la transgression, sinon la sanction des actes eux-mêmes.

Ces réflexions nous entraînent vers une question : Quelles conduites, quels principes moraux devrions-nous suivre comme pratiquants zen ? Aujourd'hui le Zen s'est largement sécularisé. Certains regretteront le modèle communautaire de la Chine ou du Japon et n'y verront là que le signe d'un déclin. Pourtant cette échappée de la vie monastique redonnera peut-être ces lettres de noblesse à l'idéal du bodhisattva ? Dans les sociétés anciennes, devenir moine représentait, par la rupture totale des devoirs sociaux impérieux, une puissante alternative pour des laïcs qui voulaient s'engager dans une voie spirituelle. La renonciation au désir s'y confondait avec l'abandon des liens familiaux, sociaux et économiques [21]. Le moine est "celui qui a quitté son foyer" (jap. shukke). "La voie du laïc est difficile, la voie du moine est facile", répètent à l'envi les textes classiques. L'archétype de l'être soumis au devoir absolu qui interdit toute pratique spirituelle est représenté par le Bouddha lui-même, ce fils de roi qui aurait dû succéder à son père. La fuite du palais et la rupture dramatique qui s'ensuit étaient à la mesure des obligations de sa charge. Mais aujourd'hui, on peut assumer sa vie professionnelle, sa vie familiale, sa vie sexuelle, sans être redevable d'obligations qui seraient perçues comme aliénantes. Le laïc, s'il mène une vie spirituelle, peut désormais trouver des espaces où l'accomplir (retraites, services, etc.). Les voies monacale et laïque ne sont plus dès lors irréductibles mais simplement deux degrés d'une implication renouvelée par la modernité. C'est dans ce contexte moderne que la notion de bodhisattva doit être repensée. Le Zen, à la différence des autres traditions bouddhiques, considèrent que les vÅ“ux de bodhisattva n'ont pas à être complémentaires de ceux de moine. Dans la doctrine de Dôgen, ils sont même incompatibles. En Occident, la chance du bouddhisme zen est peut-être d'ignorer l'idéal du bhiksu qui, somme toute, est quasi intransposable dans notre culture. Le pratiquant zen n'a plus dès lors à choisir entre deux modèles de vie, celle du laïc et celle du moine. N'étant ni l'un ni l'autre, il acquiert un statut unique qui ne l'enferme plus dans une catégorie. Le voilà promu au seul rang de passeur, de compagnon, d'éveilleur. Le voilà homme libre au milieu des hommes, libre de choisir toutes les approches, tous les moyens qui lui permettront de réaliser les six pâramitâ.

Éric Rommeluère. Reproduction interdite. [Télécharger et imprimer le texte complet au format pdf]
 

Notes

[1] Selon l'expression de Rinzai. Cf. Entretiens de Lin-tsi, traduits du chinois et commentés par Paul Demiéville, Paris, Fayard, 1972, p. 71. [retour].

[2] Il existe plusieurs traductions du texte original retrouvé dans les grottes de Dunhuang, par exemple, en français, celles de Catherine Toulsaly, Sûtra de la plate-forme, Paris, You Feng, 1992, et de Patrick Carré, Le Soûtra de l'estrade du sixième patriarche Houei-neng, Paris, Le Seuil, 1995. [retour].

[3] Bernard Faure, La volonté d'orthodoxie dans le bouddhisme chinois, Paris, Éditions du CNRS, 1988, p. 145. Sur la question de l'intériorisation des préceptes dans le Chan/Zen, cf. pp. 140-154. [retour].

[4] Le Sûtra du Lotus, traduit du chinois par Jean-Noël Robert, Paris, Fayard, 1997, pp. 254-255. [retour].

[5] Cf. son Shôbôgenzô sanjûshichihon bodai bumpô, "Les trente-sept rubriques de l'éveil", par exemple dans la traduction de Gudô Nishijima et Chôdô Cross, Master Dôgen's Shôbôgenzô, vol. 4, London, Windbell Publications, 1999, pp. 1-25. [retour].

[6] Dôgen utilisait un rituel d'ordination, peut-être inventé par lui, prônant la réception de seize préceptes : les trois refuges, les trois masses de purs préceptes et les dix interdictions majeures. Cf. William M. Bodiford, "Precepts and ordinations" in Sôtô Zen in Medieval Japan, Honolulu, University of Hawaii Press, pp. 163-184. [retour].

[7] Frédéric Lenoir, Le Bouddhisme en France, Paris, Fayard, 1999, p. 241. [retour].

[8] Gilles Lipovetsky, Le crépuscule du devoir : L'éthique indolore des nouveaux temps démocratiques, Paris, Gallimard, 1992. [retour].

[9] John Daido Loori, The heart of being: Moral and ethical of Zen Buddhism, Boston, Charles E. Tuttle Co., 1996, p. 84. [retour].

[10] Par exemple : "On saura que la moralité d'abstention est le support de deux autres moralités. On saura que la moralité collectionnant les bons dharma est le support de l'acquisition des attributs de Buddha. On saura que la moralité au service des êtres est le support de la maturation des êtres." Asanga, Mahâyânasamgraha, traduction Étienne Lamotte, La somme du Grand Véhicule d'Asanga, Louvain-la-Neuve, Institut Orientaliste, 1973, p. 213. [retour].

[11] Pierre Legendre, Sur la question dogmatique en Occident : Aspects théoriques, Paris, Fayard, 1999. [retour].

[12] "Ne commettre aucune mauvaise [action], pratiquer toutes les bonnes. Purifier ses intentions, c'est l'enseignement de tous les bouddhas." (Shoaku makusa, shuzen bugyô ; jijô goi, ze shobutsukyô). Il s'agit de "la stance d'avertissement des sept bouddhas" (jap. shichibutsu tsûkaige). Elle se retrouve également dans les stances du Dhammapada (stance 183). [retour].

[13] "Qu'appelle-t-on discipline des bodhisattvas et discipline des Auditeurs ?... La discipline fondée sur la crainte des trois mondes, c'est celle des Auditeurs ; naître comme tous les êtres, dans les trois mondes afin de convertir tous les êtres au cours de transmigrations incalculables, c'est la discipline des bodhisattvas." Shôjôbinihôkôkyô, cité dans l'article "Bosatsukai" in Hôbôgirin: Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme d'après les sources chinoises et japonaises, Maison franco-japonaise, Tôkyô, 2e fascicule, p. 142. [retour].

[14] Shôbôgenzô sanjûshichihon bodai bumpô, cf. note 5 ci-dessus. [retour].

[15] Un maître du nom de Dairyû pouvait ainsi attribuer à Bodhidharma les paroles suivantes : "Si vous savez que votre propre esprit est le Bouddha, vous n'avez plus à vous prosterner devant le Bouddha, lire les Écritures, ou observer les Défenses... Ne tranchez pas le désir sexuel, car ce désir est vide et tranquille." Sangai isshin ki (ca. 1655), cité par Bernard Faure, "Du kôan au mantra : Les rapports du Zen et du bouddhisme tantrique", Connaissance des religions, Paris, 2000. [retour].

[16] Shodoka : Le Chant de l'immédiat satori, traduction et commentaires Taisen Deshimaru, Paris, Retz, 1978, p. 147. [retour].

[17] Les préceptes de l'esprit unique se placent sous le joug de la Loi (bouddhique en l'occurence) déclinée sous la forme de dix principes : Loi de permanence (jap. jôjû), Loi de l'insaississable (jap. fukatoku), Loi du détachement (jap. mujaku), Loi de l'indicible (jap. fukasetsu), Loi de l'originelle pureté (jap. honrai shôjô), Loi sans erreur et sans crainte (jap. mukagen), Loi d'égalité (jap. byôdô), Loi d'absolue omniprésence (jap. shinnyo shûhen), Loi d'impersonnalité (jap. muga) et Loi d'identité (jap. ichinyo) :

- Demeurant dans la Loi de la permanence, ne pas donner cours à la conception du déni de la causalité, c'est ce qu'on appelle le précepte de ne pas tuer.
- Demeurant dans la Loi de l'insaisissable, ne pas donner cours à la pensée du saisissable, c'est ce qu'on appelle le précepte de ne pas voler.
- demeurant dans la Loi du détachement, ne pas donner cours à la conception de l'attachement, c'est ce qu'on appelle le précepte de ne pas s'adonner à la luxure.
- Demeurant dans la Loi de l'indicible, ne pas dire un mot, c'est ce qu'on appelle le précepte de ne pas mentir.
- Demeurant dans la Loi de l'originelle pureté, ne pas donner cours à l'ignorance, c'est ce qu'on appelle le précepte de ne pas boire d'alcool.
- Demeurant dans la Loi sans erreur et sans crainte, ne pas parler de faute, c'est ce qu'on appelle le précepte de pas parler des fautes des quatre assemblées.
- Demeurant dans la Loi d'égalité, ne pas parler de soi et d'autrui, c'est ce qu'on appelle le précepte de ne pas se louer soi-même et abaisser autrui.
- Demeurant dans la Loi d'absolue omniprésence, ne pas donner cours à la moindre retenue, c'est ce qu'on appelle le précepte de ne pas convoiter.
- Demeurant dans la Loi d'impersonnalité, ne pas se préoccuper du soi véritable, c'est ce qu'on appelle le précepte de ne pas se mettre en colère.
- Demeurant dans la Loi d'identité, ne pas faire naître les deux catégories des êtres et des bouddhas, c'est ce qu'on appelle le précepte de ne pas dénigrer les trois trésors. [retour].

[18] Cf. Shôbôgenzô shoaku makusa, "Ne commettre aucune mauvaise action". Gudô Nishijima et Chôdô Cross, Master Dôgen's Shôbôgenzô, vol. 1, pp. 97-108. [retour].

[19] Shôbôgenzô zazengi, "Les principes de la méditation assise", cf. Gudô Nishijima et Chôdô Cross, Master Dôgen's Shôbôgenzô, vol. 3, London, Windbell Publications, 1999, pp. 167-169. [lire une traduction française] [retour].

[20] Gilles Lipovetsky, ibid. [retour].

[21] "Abandonnez votre fils, votre épouse, votre père, votre mère, la richesse et les récoltes, les membres de la famille et les voisins, les objets de désirs, puis promenez-vous comme un rhinocéros." (Khaggavisâna Sutta). [retour].


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