Q. Quel a été votre parcours ?
R. J'ai débuté la méditation en 1978. Depuis lors, le Zen ne m'a guère quitté. Vous savez, j'aime lire, écrire, réfléchir. En quelques années, je suis vite devenu un monsieur je-sais-tout du Zen. Les je-sais-tout sont très pratiques et leur carrière est toute tracée. Le téléphone sonne. On vous appelle pour donner des conférences, pour écrire des livres ou des articles. On vous paye même pour ça. Mais du point de vue du Zen, tout cela n'est qu'enfantillages et égarements.
Évidemment, les connaissances apportent des idées, des outils et sont loin d'être inutiles. La réflexion permet d'avoir quelque chose à dire de plus que quelques slogans. D'ailleurs, la plupart des grands maîtres zen ont également été des penseurs. Tous ceux que j'ai côtoyés avaient l'intelligence aiguisée et ne se contentaient pas de théories toute faites. On dit que l'étude et la pratique doivent se renforcer mutuellement. Bien sûr. Mais cela n'a de sens que si l'étude et la pratique conduisent au dépouillement intérieur. Le Zen n'est pas une voie d'accumulation (de connaissance, de suffisance). Lorsqu'on parle de dépouillement, il ne s'agit pas simplement d'une simplicité matérielle mais bien d'un renoncement intérieur. Celui de renoncer à ses préjugés, à ses conceptions, à ses jugements et d'aller au cœur du Réel. Les pratiquants doivent devenir des Messieurs et des Mesdames je-ne-sais-rien. Non l'inverse. Rappelez-vous la réponse de Bodhidharma à l'empereur Wu qui, excédé par leur dialogue de sourds, lui demande : "Mais qui êtes-vous ?" et Bodhidharma de répondre : "Je ne sais pas." Le Zen est né de cette réponse.
Devenir un Monsieur je-ne-sais-rien n'est pas une tâche aisée. Car il faut bien en passer par une période d'accumulation, apprendre ce qu'est ou ce que n'est pas le Zen, et plus que des rudiments de bouddhisme, lapprofondir, connaître toutes les techniques de méditation, éventuellement méditer sur des kôans, etc. On pourrait confondre cette période d'apprentissage avec la voie du Zen car c'est bien ce qui est le plus visible en lui. À un moment, cet apprentissage atteint un pic : Tout devient alors très zen. C'est toute la vie qui est colorée, imbibée par le Zen. Mais une fois passé ce pic, le mouvement s'inverse jusqu'à ce qu’on oublie tout. La pratique devient une non-pratique. L’étude devient une non-étude. Rétrospectivement on regarde son passé de novice d'un air amusé. On faisait du Zen comme un enfant qui s’amuse avec ses jouets. On était très sérieux. Mais en regardant du côté de l'avenir, on s'aperçoit que le Réel est ailleurs et que c'est bien là que se trouve la Voie. Ce double mouvement de montée puis de descente est bien entendu nécessaire. Car on ne peut généralement atteindre directement l'invisible.
Q. L'invisible ?
R. Oui. Qu'est-ce que le Zen ? C'est pratiquer secrètement, demeurer dans l'invisible et vivre l'ordinaire. Je n'ai pas d'autre définition. Vivre dans la transparence. On utilise différents termes et métaphores pour décrire cette voie de dépouillement qui mène à l'invisible. On parle d'obscurcir ses traces ou de devenir un idiot. Ce sont des expressions traditionnelles, celles des maîtres chinois. Dongshan (jap. Tôzan, 807-869) parlait, lui, de la Voie de l'oiseau. L'oiseau vole dans le ciel. Parfois il disparaît, parfois il apparaît à nos regards mais il ne laisse jamais de traces dans lazur immaculé. Il y a différentes manières d'être ou de vivre l'invisible. C'est Rujing (jap. Nyôjo, 1163-1228) qui refuse la robe pourpre décernée par l'empereur, une robe qui devait affirmer son statut d'abbé de lun des plus grands monastères chinois de son époque. C'est Dôgen (1200-1253) qui voit les grands singes des montagnes se moquer de lui lorsqu'il s'en retourne dans son monastère après avoir passé quelques mois à la capitale.
Certains deviennent réellement invisibles. Quelques générations après Dôgen, Daichi Sôkei (1290-1366) vécut la plus grande partie de sa vie seul, dans un ermitage, au sud du Japon. Il a laissé de nombreux quatrains en chinois sur l'invisibilité. En voici un :
La renommée et ses liens, le profit et ses chaînes, qu'ils passent et ne restent pas,
J'obscurcis mes traces dans la brume et les nuages, au milieu de l'eau et des pierres.
Je fais cuire des légumes dans une marmite aux pieds recourbés,
À rester dans les montagnes, je suis sans effort le style des anciens.
Au XVIIe siècle, c'est Tôsui qui était l'abbé d'un monastère et qui laissa un jour un simple mot à ses moines placardé sur la porte de ses appartements : Bye, bye, mes amis! Et s'évanouit dans la nature. Il se fit à l'occasion fabricant de sandales, simple porteur ou bien mendiant. Parfois, l'un de ses anciens disciples ou condisciples le retrouvait. Il reconnaissait dans les traits du vieil homme usé le maître d'antan, mais à peine l'avait-il reconnu et discuté avec lui que le bonhomme disparaissait dans la foule. Tôsui n'a évidemment rien laissé. Quelques dizaines d'années après sa mort, Menzan Zuihô (1683-1769), l'un des réformateurs de l'école Sôtô de l'époque Edo, sans doute frappé par ce choix radical, eut l'idée de collecter les anecdotes qui le concernaient. Il rencontra quelques bonzes et bonzesses qui l'avaient connu et rédigea une biographie au demeurant hétéroclite. Depuis lors, ses faits et gestes restent commentés et médités. Sa disparition n'était pas un accident de parcours mais son point ultime, celui qui donnait sens au parcours lui-même. Un peu plus tard, c'est Ryôkan (1758-1832), surnommé par son maître "le grand idiot", qui déménageait dans un ermitage toujours plus reculé à chaque fois que sa réputation grandissait.
On voit évidemment la difficulté d'une telle démarche. Car à prendre l'invisibilité au sérieux, on risque évidemment de disparaître pour de bon. Ni Daichi ni Tôsui ni Ryôkan qui forment les trois icônes de l'invisibilité au sein de l'école Sôtô n'ont eu de successeurs. Pour peu qu'on veuille transmettre le Zen, une part de visibilité doit nécessairement demeurer. Pour tous ces bonzes, la disparition se confondait avec un idéal qui dépassait le Zen lui-même. Dans l'imaginaire extrême-oriental, le sage doit, en effet, se séparer "des poussières rouges du monde" et entrer dans la montagne, au propre comme au figuré. Ce thème de l'invisibilité trouve évidemment sa source dans une vision typiquement chinoise du rapport de l'individu au monde et à la nature. Mais cet idéal porte en lui quelque chose de plus qui transcende les simples cadres culturels chinois ou japonais. Je ne crois pas que la disparition ait nécessairement besoin d'être physique. Il s'agit avant tout d'un renoncement intérieur. Et nous pouvons demeurer invisibles dans, tout autant qu'hors du monde. L'action compatissante n'en est que plus efficace. Même Daichi, qui avait pourtant fait le choix de la disparition dans les montagnes, le disait :
Le maître qui est à l'intérieur de l'ermitage, c'est à l'extérieur qu'ils le cherchent,
Ils ont eu vent du calme et c'est dans le bruit qu'ils s'en enquièrent.
Sans aucun doute, les hommes de la voie n'ont certainement jamais séjourné hors des nuages,
Mais lorsqu'on est sans esprit, où qu'on aille, il s'agit d'une montagne.
Q. Avec quels maîtres avez-vous pratiqué ?
R. Je n'ai connu que trois maîtres japonais qui appartenaient tous à l'école japonaise Sôtô : Taisen Deshimaru, Ryôtan Tokuda et Gudô Nishijima. Du premier, j'ai reçu les préceptes zen et du dernier la transmission du dharma. Mais c’est peut-être du second que j’ai le plus appris. J'étais encore un adolescent lorsque je me suis initié au Zen. C'était au printemps 78, je n'avais que dix-sept ans. Il n'y avait à l'époque que Taisen Deshimaru et Taikan Jyoji (Georges Frey) pour l'enseigner en France. Le dôjô de Deshimaru, rue Pernety à Paris, ressemblait alors à une sorte de village d'irréductibles zen. J'ai rapidement intégré cette communauté. J'ai vécu dans le dôjô et travaillé comme cuisinier dans le restaurant zen que possédait Deshimaru rue Pernety. Pour beaucoup, il représentait une sorte de diablotin persécuteur. Nos relations étaient, elles, douces et affectueuses. Il me faisait l'impression d'un papa gâteau. J'avais bien l'âme d'un enfant à cette époque. La nuit où il est mort, fin avril 82, tous ses disciples méditaient depuis des heures. Comme je vivais dans le centre, j'étais parmi les premiers à m'être assis dès la fin de la matinée. Il était entre la vie et la mort, sur un lit d’hôpital à Tôkyô, et tous ses disciples méditaient, dans un ultime espoir. Le mot d'ordre avait été donné : rejoindre le dôjô. Plus la journée avançait, plus les gens affluaient et s'asseyaient. Dans la soirée, le dôjô était plein à craquer, quatre-vingts, cent personnes, je ne sais pas. Le téléphone a sonné au premier étage. C’était forcément très important car le téléphone ne sonnait jamais pendant la méditation. Roland Rech, l'un de ses principaux disciples, est monté, il a décroché et puis, d'en haut, il a simplement dit "Sensei est mort". Tout s'est alors brisé. Pour moi comme pour beaucoup à ce moment-là. J'ai éclaté en sanglots. Longtemps. Une page se tournait. Mon rapport au Zen était alors entièrement affectif. J'ai continué à tenir la cuisine du restaurant mais le goût n'y était plus. J'ai finalement quitté la communauté un an et demi après. Entre temps, j'ai cherché une autre figure, un autre lieu. Je suis allé voir Taikan Jyoji dans les semaines qui ont suivi la mort de Deshimaru. Son centre était en Ardèche. Puis je suis revenu une seconde fois pour entrer officiellement dans sa communauté. Il fallait accomplir la période probatoire traditionnelle d'entrée dans un monastère. Au bout de trois jours, je me suis senti trop en décalage avec tout ce que j'avais connu jusqu'alors. J'en suis reparti sans même avoir terminé cette période de probation. J'ai fait ensuite quelques autres expériences mais je n'ai pas intégré d'autres centres. C'était une époque de brisure où finalement je me suis détourné du Zen. Je me sens aujourd'hui très éloigné de Deshimaru, à la fois de sa personnalité, mais également de ses enseignements. Néanmoins, il m'a conféré les préceptes zen et je lui en suis reconnaissant. L'ordination vous fait comme un âne attaché à un pieu. Vraiment. On veut brouter l'herbe du champ d'à-côté mais la corde se tend et l'on revient toujours à sa place. Et si, à plusieurs reprises, j'ai désespéré de moi-même, ce lien indestructible m'a toujours ramené dans la voie du Zen. C'est sans doute ce lien qui m'a permis finalement de rencontrer Ryôtan Tokuda.
Tokuda (photographie ci-contre) appartient à la confrérie des invisibles. Ce qui ne manque pas de désespérer les groupes qui lui sont rattachés. On le cherche ici et il n'est plus là, on l'attend ailleurs et il ne viendra pas. Lui non plus n'aura vraisemblablement pas de successeur. Son identité même reste évanescente aux yeux de ses proches. Je l'ai connu au milieu des années quatre-vingt. À l'époque, il habitait encore au Brésil où il vivait depuis près de vingt-cinq ans. Il venait en France quelques mois par an pour enseigner la médecine chinoise. Il habitait alors à Paris chez Catherine Pagès (qui est devenue depuis une enseignante zen) et proposait, une fois par semaine, une méditation. On méditait dans le salon. Lui, se contentait de rester face au mur sans rien dire, sans intervenir, sans se lever. Une fois même, je l'ai vu méditer à côté de quelqu'un qui s'était allongé sur le sol et qui avait fini par s'endormir et ronfler. Mais il ne faisait jamais la moindre remarque. Ce qui changeait singulièrement des centres zen où chaque personne doit se conformer, s'habiller, chanter comme il convient. Toute sa personnalité était à l'opposé de tout ce que j'avais imaginé jusqu'alors du Zen. L'invisible était sa voie. Tokuda est venu de plus en plus souvent en France, il s’y est installé et nous avons pris un appartement en commun. Nous avons médité pendant plusieurs années, en silence, tous les matins. Une association est née, Mahamuni, "le Grand Silence" - tout un programme. J'aurais bien voulu être son disciple mais lui n'en avait cure. Pourtant, sa présence, ses attitudes, ses recommandations ont réellement bouleversé ma vie. Le grand silence n'est pas simplement le silence de la méditation. C'est une attitude intérieure. Tokuda s'était intéressé très tôt au christianisme et il continuait à puiser son inspiration dans Maître Eckhart. La pauvreté intérieure et tous les thèmes du délaissement du mystique rhénan résonnaient en lui avec les enseignements du Zen. Nos chemins ont divergé au milieu des années 90. Le goût de Tokuda pour les ermitages secrets l'a conduit à rechercher un lieu où construire un monastère zen. Il l'a cherché dans les montagnes et il a finalement fondé Eitaiji, dans les Alpes-de-Haute-Provence, sur le modèle d'Eiheiji, le temple fondé par Dôgen sur la côte nord du Japon. Mais sa volonté de se conformer de plus en plus à un modèle japonais ne me convenait plus. La conviction que l'enracinement du Zen dans notre culture devait dépasser la forme japonaise devenait de plus en plus forte. La transparence du cœur n'a nul besoin de nous obliger à disparaître dans les montagnes. C’est sur ce point que nos chemins se sont séparés. Et pourtant Tokuda reste comme mon maître-racine. Et nous continuons à nous aimer par-delà nos différences.
De Gudô Nishijima, je retiens avant tout la confiance. Tout nous sépare : la culture, les pays, l'âge. Mais il fait un pari sur l'avenir. Que le Zen s'exprimera ailleurs, peut-être sous d'autres formes ou sous d'autres mots. Aucune des transmissions qu'il a conféré à la vingtaine de ses successeurs Occidentaux n'a été enregistrée par l'Église japonaise Sôtô, bien que lui-même soit l'héritier de Rempô Niwa zenji, qui fut l'abbé d'Eiheiji et le supérieur général de l'école Sôtô. L'initiative est de taille. Ces Occidentaux ne sont redevables d'aucun modèle ou d'aucune institution qui pourraient canaliser leurs éventuelles innovations. Nishijima a fait de même pour ses successeurs japonais. Une première dans un pays où la conformité sociale et institutionnelle est si importante. Ces nouveaux maîtres zen sont devenus, à leur façon, invisibles. Aucun ne dirige de temple, certains mènent la vie ordinaire d'employé de bureau ou d'homme d'affaires.
Q. Parlez-nous de votre approche. Vous ne semblez pas très porté sur les rituels ?
La question des rituels (en faut-il plus ou moins ? Faut-il les reproduire ou les adapter ?) m'apparaît comme une fausse question à moins de les saisir pour ce qu'ils sont. Dans l'école japonaise Sôtô, ceux-ci revêtent une grande importance, puisque l'éveil s'y confond avec l'acte même du rituel. Le rituel introduit dans un autre espace, dans un autre temps. Voilà pourquoi le Sôtô met tant d'importance sur la vie monastique. Dans les murs du cloître, le présent s'immobilise hors du temps. En reproduisant les mêmes activités, les mêmes rites, les mêmes liturgies, jour après jour, on devient le contemporain des anciens maîtres, de Dôgen lui-même. Quiconque a pratiqué dans un monastère le ressent très fortement. Le temps se referme sur lui-même. Les quatre moments du parcours du bodhisattva sont tout entier contenus dans la simple répétition des gestes quotidiens : "La résolution, la pratique, l'éveil et le nirvâna forment la pratique (gyôji) et le cercle de la voie (dôkan)", écrit Dôgen dans son Shôbôgenzô gyôji. Même si l'école Sôtô s'est depuis l'ère Meiji sécularisée (la sécularisation n'est pas la laïcisation), son idéal reste bien celui de la vie monastique. Comme l'écrit Bernard Faure : "La doctrine de l'identité entre pratique et éveil a eu pour effet, en particulier dans l'école Sôtô du Zen, de sanctifier les formes rituelles traditionnelles et d'encourager leur préservation méticuleuse. Les cérémonies (gyôji) sont donc interprétées dans cette école comme des observances religieuses qui manifestent l'éveil. Pour les moines Sôtô, en théorie du moins, le rituel constitue l'expression privilégiée de la réalisation intérieure, et joue le rôle d'une sorte de hiérophanie." (Bernard Faure, "Les avatars de l'absolu dans le bouddhisme Chan/Zen", Nirvâna, Paris, Éditions de l'Herne, 1993, p. 320).
Le Zen est généralement parvenu en Occident par le prisme d'enseignants qui n'adhéraient plus à cette vision et promouvaient un Zen laïcisé (et non plus sécularisé) enraciné dans le monde. Il n'est pas étonnant que ceux-ci se soient formellement séparés de leur école (Hakuun Yasutani pour le Sôtô, Eizan Tatsuta pour le Rinzai) ou qu'ils en soient demeurés plus ou moins en marge (Taisen Deshimaru). Cette laïcisation qui aboutit à la seule équivalence "le Zen, c'est zazen" - avec en corollaire la critique des rites - représente un véritable changement de paradigme. Bien évidemment, pour celui qui ignore ce qui soutient le sens du rituel, la reproduction d'un modèle japonais, comme le fait par exemple Fausto Guareschi qui a fondé en Italie le monastère zen de Fudenji, tient de l'inutile ou du folklorique. La véritable question qui doit nous préoccuper est donc plutôt : Qu'est-ce que l'éveil ? Ou mieux, puisque le terme reste bien abstrait, qu'est-ce qu'un éveillé ? Léveil tient pour moi dans linvisibilité, dans cette transparence. Même si le monastère permet d'incarner cette invisibilité, ce n'est encore qu'une porte sur l'invisible. Non l'invisible lui-même, qui transcende ultimement laire du sacré et du profane. C'était peut-être la leçon de Tôsui lorsqu'il disparut.
Je vous parlais de ma rencontre avec Ryôtan Tokuda, Toute sa personnalité l'opposait à l'image que j'avais alors du moine zen incarné par Taisen Deshimaru. Même s'il donnait des enseignements, Tokuda ne s'est jamais considéré comme un maître. Il souhaitait simplement être votre ami sur la voie se contentant pour le reste "d'obscurcir ses traces". D'une certaine manière, plus taoïste que bouddhiste, il faisait de l'anonymat une philosophie, rêvant de disparaître dans les montagnes et de vivre au milieu des nuages. Lorsque je faisais zazen avec lui, il ne dirigeait pas à proprement parler la méditation. Il ne parlait pas. Et sur quelques centaines de séances assis en sa compagnie, je ne l'ai vu se lever que trois ou quatre fois. Je me rappelle qu'une fois, il se leva pour regarder les postures. Il resta debout trente secondes puis se rassis rapidement. Après la méditation, un peu intrigué, je lui en demandais la raison. Il me répondit benoîtement que le plancher grinçait et qu'il avait eu trop peur de déranger la méditation des participants. Cette réponse me transperça le cœur. C'est de la confrontation de ces deux styles contradictoires, de ce deux approches complètement différentes, qu'est née ma réflexion sur le sens (et le non-sens) de la méditation.
Quant à moi, je ne pourrais plus jamais ni corriger une posture, ni donner le kyôsaku (le bâton), ni parler pendant la méditation. Non qu'il faille délaisser l'autre ou l'abandonner à ses rêvasseries mais il faut lui laisser la possibilité de toucher le cœur de l'invisible. Cela ne peut se faire que dans le plus profond des silences. De quel droit pourrais-je corriger une position ? Chacun négocie sa posture selon sa propre histoire psychocorporelle. Comment entrer dans cette histoire sinon par la douceur et le respect, en tout cas, pas par "une remise en forme" brutale. Le kyôsaku n'a pas seulement une fonction de régulation physiologique, c'est un rappel continuel à l'ordre. Il vous rappelle qu'on vous observe et que parfois vous méritez d'être corrigé. Mais la responsabilité de son propre éveil nappartient quà soi. Et même s'il y a des moments où l'on est agité ou endormi pendant la méditation, ils finiront par passer comme passe toute chose. Celui qui donne le kyôsaku et celui qui le reçoit restent encore dans la représentation d'une posture qui devrait être corrigée, mais pour celui qui demeure dans le samâdhi, des distinctions comme le droit ou le penché n'ont plus de sens. Assis, nous devons tout rejeter, sans condition et immédiatement. Tokuda disait : "Oubliez le corps, oubliez la respiration, oubliez l'esprit et entrez dans le samâdhi." Le samâdhi est un autre nom pour l'invisible. Se taire durant la méditation ne signifie pas pour autant que l'on doive laisser les gens se débrouiller par eux-mêmes ou que l'on fasse confiance à la naturelle spontanéité des êtres. Il y a un enseignement dans le Zen et il doit se perpétuer, mieux il mérite d'être enseigné. Mais le samâdhi est un état subtil, délicat, qu'un rien peut perturber, surtout si l'on n'a pas une grande habitude de la méditation.
Voilà dans quel état d'esprit je pratique. Je me pose continuellement cette question : comment adapter sans dénaturer le savoir-vivre (le savoir-mourir ?) du Zen ? Peu importe le nombre de pratiquants, être seul, dix ou cent. Ne m'intéresse que la rencontre qui, elle, est exclusivement duelle. Mon seul souci est de ne pas m'abuser moi-même ni abuser autrui. Si l'on doit enseigner, ce ne peut être que dans une rencontre. Quand les visages se font face, il ne peut y avoir de faux-semblant, nulle échappatoire de possible.
J'ai ouvert un groupe de méditation à Paris en 1999. J'ai alors voulu enlever les habits zen traditionnels, le kolomo et le kesa (la robe noire et l'habit bouddhiste). Quel sens cela a-t-il de s'habiller une heure par jour en robe dans un contexte parisien ? L'endosser, ne consiste-t-il pas finalement à jouer au Zen ou à laisser croire que j'aurais quelque particularité que les participants n'auraient pas. Il s'agissait également d'une gageure. Si j'ôtais les apparences, serais-je encore capable de parler du Zen ? Car il est confortable de s'en tenir aux formes. Elles nous permettent de structurer le discours, mieux de le meubler. Je préfère aller au cœur : Qu'est-ce que ma vie ? Pour le kesa, c'est un peu différent. Avec Tokuda, j'ai pratiqué dans un contexte japonais. Le kesa y affirme avant tout une affiliation à une école. Vous en portez un de telle ou telle couleur, de telle ou telle forme, et chacun identifie immédiatement votre statut et votre lignée. Je reste persuadé de la nécessité d'un kesa, habit hautement symbolique qui marque l'identité bouddhiste, mais je ne peux plus porter des kesa Sôtô qui implique au fond de se revendiquer comme membre de cette école.
Nous avons malgré tout un minimum de rituel. À la fin de la méditation, le responsable récite une dédicace en français : "Que ces vertus qui se répandent en tous lieux tarissent la source des souffrances et nous permettent avec tous les êtres de réaliser la voie de l'éveil." Cette simple phrase permet de recadrer complètement le sens de la méditation. La finalité de cette pratique n'est pas un bien-être. Elle dit que nous sommes bien dans un lieu bouddhiste. À première vue, pour qui pratique dans notre groupe, la méditation peut sembler très informelle. Il y a cependant quelques formes, car on ne peut jamais totalement les évacuer. Mais nous préférons nous en tenir à l'ordinaire.
Q. Quel est votre nom zen ?
R. J'ai reçu l'ordination de bonze zen en août 1981. Conformément à la tradition japonaise, Taisen Deshimaru m'a donné un double nom composé de quatre idéogrammes : Reishin Dôjô. Le premier, Reishin ("Forêt spirituelle") rappelle le nom de Reirin ("Bosquet spirituel") Yamada qui transmit le dharma à Taisen Deshimaru. Il est en effet de tradition que le maître reprenne pour son disciple des idéogrammes qui se trouve dans son propre nom ou dans celui de son propre maître. Reirin Yamada fut l'abbé du temple de Zenshûji à Los Angeles au début des années 60 et à la fin de sa vie, l'abbé du monastère d'Eiheiji, l'un des deux sièges de l'école Sôtô. Quant au second nom, Dôjô, "Château de la voie", il rappelle le château (en fait un manoir) de la Gendronnière, la propriété qu'avait acquise Taisen Deshimaru en 1979 pour en faire un centre zen. Tous ceux qui reçurent ce jour-là l'ordination avaient également l'idéogramme jô ("château, cité fortifiée") dans leur nom. Aujourd'hui, tout cela résonne un peu trop oriental à mon goût. Je pourrais prendre un surnom comme le veut la tradition zen. Un surnom qui refléterait mieux mon identité de pratiquant d'Un Zen Occidental. Je cherche.
Merci.
Une interview réalisée en novembre 2002. Reproduction interdite. [Télécharger et imprimer le texte complet au format pdf]
Voir également sur le site :
Tocar lo Real, la version espagnole de cette interview
Parler du Zen sans trahir la Voie, une seconde interview d'Éric Rommeluère (2008)
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