La transmission du dharma
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La transmission du dharma

Éric Rommeluère


Le soir du 6 octobre 2001, après des purifications rituelles, Gudô Nishijima rôshi m'accueillit dans le hondô, la salle de son centre qui sert habituellement pour les enseignements et les liturgies. Nous allions accomplir la cérémonie de la transmission du dharma (jap. dempô). Pour l'occasion, il avait revêtu la coiffe traditionnelle et la robe bouddhique (jap. kesa) et tenait dans ses mains le chasse-mouches (jap. hossu), insigne de sa dignité. Une fois rentrés dans la pièce, tous les rideaux furent tirés : la cérémonie est privée, bien que pour l'occasion quatre témoins étaient présents - ce qui est assez inhabituel. Nous étions également assistés par Taijun Saito, sa disciple japonaise, qui surveillait l'ordonnancement du rituel. L'examen mutuel du certificat de succession (jap. shisho), un rouleau de soie de près de deux mètres de long qui authentifie cette transmission, constitue l'un des principaux moments de cette cérémonie dont chaque étape codifiée possède un sens symbolique. Sur ce document, les noms de tous les patriarches sont disposés sous la forme d'une rosace reliés par un trait rouge, image d'un même sang, depuis le premier disciple du Bouddha Shâkyamuni jusqu'au nouveau récipiendaire. Seul le nom du Bouddha est écrit au centre du cercle. Comme l'écrit Bernard Faure : "Le sang de la Loi bouddhique circule [ainsi] métaphoriquement du corps du maître à celui du disciple." (Visions of Power: Imagining Medieval Japanese Buddhism, Princeton University Press, p. 58). Le terme de "Bouddha Bodhi" est spécifiquement rajouté au nom de chaque patriarche. "Selon la tradition orale, Bouddha représente l'éveil initial, le sujet de l'éveil, le maître ; bodhi, l'éveil acquis, le contenu de l'éveil, le disciple. Les deux termes correspondent également au yin et au yang, à l'absolu et au relatif, au père et à la mère. Les deux termes Bouddha-bodhi sont également censés représenter les deux faces du pratiquant - comme disciple et comme maître." (Ibid., p. 61). Pour examiner le certificat, on éteint les lampes. Après l'avoir ouvert et déplié, à la seule lumière d'une torche qui ne permet d'éclairer qu'un seul détail à la fois, Nishijima rôshi m'invita à lire son nom (Gudô Buddha Bodhi) puis le mien sur le cercle ainsi que sur la mention en anglais qu'il avait apposée au bas du rouleau et que je découvrais là : " The buddhist patriarch's lifeblood and experience have been transmitted here and now. And Dôjô [le nom bouddhiste que j'avais reçu de Taisen Deshimaru lors de mon ordination] has received them here and now. Abbot of Soju, Gudô Wafu. 6, Oct. 2001 Japan. " Je devenais ainsi le nouveau successeur dans le dharma de l'abbé de Sôju.

Gudô Nishijima rôshi est un enseignant bouddhiste peu banal, à l'allure frêle, aujourd'hui âgé de près de 82 ans. Disciple de Kôdô Sawaki rôshi (1880-1965) depuis les années 1940, il n'est cependant pas devenu bonze, mais a fait carrière la plus grande partie de sa vie au ministère japonais des Finances. Ce n'est qu'en 1973 qu'il reçut finalement l'ordination puis, en 1977, la transmission de Rempô Niwa zenji (1905-1993) qui fut à la fin de sa vie le 77e abbé d'Eiheiji, l'un des deux principaux monastères de l'école Sôtô. S'il est l'auteur d'une trentaine d'ouvrages en japonais qui lui valent une certaine notoriété dans son pays, Nishijima rôshi est surtout connu en Occident par sa traduction en anglais, avec l'un de ses anciens disciples, du célèbre Shôbôgenzô, "Le Trésor de l'œil de la vraie loi", de Maître Dôgen (1200-1253). Nishijima rôshi vit en marge de l'institution de l'école Sôtô et anime un centre zen résidentiel dans la ville d'Ichikawa près de Tôkyô, le Ida Ryôgokudô Zazen Dôjô. 

Photographie : Une vue générale du centre Ida Zazen DojoLe bâtiment, d'un seul tenant, est à trois étages (photographie ci-contre). Au rez-de-chaussée, une cuisine, une grande salle à manger, une bibliothèque avec coin télévision et ordinateur, une salle de bain et des douches ; au premier étage, la salle de méditation (jap. zendô) et la salle des cérémonies (jap. hondô) ; au second et au troisième étage, des chambres individuelles qui permettent de séjourner dans le centre pendant une période plus ou moins longue. Seules obligations pour les résidents : participer à au moins deux des quatre périodes de méditation quotidienne (qui ont lieu à 5 h 30, à 10 h, à 15 h et à 20 h 30) et tenir les lieux propres. Malgré les allées et venues, l'ambiance reste paisible et détendue. Taijun Saito est un peu la maîtresse des lieux et s'occupe en permanence avec tact et douceur de la petite communauté qui rassemble des Japonais et des Occidentaux de diverses nationalités. Elle habite là depuis de nombreuses années déjà. Elle avait auparavant séjourné deux ans dans l'un des rares monastères pour femmes de l'école Sôtô, le Niigata semmon nisôdô. Nishijima rôshi ne participe lui réellement à la vie du centre que du jeudi soir au dimanche où il est présent à la plupart des méditations. Le reste de la semaine et malgré son âge avancé, il continue de travailler dans une entreprise du nom d'Ida Ryôgokudô Company (celle-ci a financé la construction du centre qui porte le nom d'Ida Ryôgokudô Zazen Dôjô). Il y exerce la singulière fonction - même au Japon - de "prêtre consultant" (adviser priest) comme il est indiqué sur sa carte de visite. Mais le président et plusieurs cadres de l'entreprise sont ses disciples depuis de longues années, ce qui explique évidemment cela. Il suit la vie de la société et chaque mois prodigue ses conseils inspirés de sa pratique bouddhiste. Quatre fois par an, il anime également une retraite zen (jap. sesshin) destinée au personnel qui a lieu à Tôkei'in, le temple de son ancien maître Rempô Niwa zenji à Shizuoka. Une quarantaine d'employés s'y joignent régulièrement.

Mes premiers contacts avec Nishijima rôshi remontent à trois, quatre ans déjà. Marc W., un ami, conversait régulièrement avec lui depuis quelque temps par courrier électronique sur des points de l'enseignement du Zen. L'homme n'était apparemment pas banal, il répondait par Internet aux questions, de surcroît à un inconnu, mieux, il aimait l'impertinence et la confrontation. Il me conseilla de le contacter. Notre intérêt commun pour l'œuvre de Dôgen fit que nous commençâmes également à dialoguer très librement, notamment sur des points de l'enseignement de Dôgen ou de traduction du Shôbôgenzô. À l'époque, deux Français, Hervé Boucher et Denis Legrand résidaient au centre. Leur présence qui aplanissait les problèmes de traduction permettait de larges échanges, parfois très pointus. J'envoyais mes lettres et mes traductions en français et ceux-ci se faisaient fort de les traduire, de les commenter et de les discuter. En retour, je recevais de longues missives et des commentaires de Nishijima rôshi. Leur départ du Japon, voici deux ans avait, de fait, distendu nos rapports. Le contact était néanmoins maintenu par l'entremise de Marc qui continuait régulièrement ses échanges et qui, depuis lors, s'était par deux fois rendu au Japon pour rencontrer son étonnant interlocuteur.

Photographie : Gudô NishijimaLes échanges électroniques avec Nishijima rôshi reprirent assidûment au printemps dernier. Dans l'une de mes lettres, j'expliquais plus en détail le déroulement d'une soirée parisienne de méditation et d'échanges : méditation sans objet, en silence, sans cérémonial, sans kyôsaku - le bâton d'admonition - suivie d'un échange sur un thème. Je me rappelle cependant avoir hésité à mentionner que je ne portais plus pour ces séances l'habit religieux des bonzes zen. Mais qu'avais-je à prouver ou à dissimuler ? Je m'expliquais brièvement sur le sens de cette innovation. Dans sa réponse qui vint deux ou trois jours plus tard, Nishijima rôshi m'assurait qu'il trouvait une similarité avec sa propre manière d'enseigner le bouddhisme. Il est vrai que, comme j'ai pu le constater dans son centre, on n'utilise pas de kyôsaku ("cela dérange la méditation" dit-il) ; peu de contraintes, hormis le respect du silence et des personnes présentes. Quelqu'un peut même rentrer dans la salle pour s'asseoir après le début formel de la méditation, voire ne pas se lever au son de la cloche afin de prolonger son assise. Personne ne parle ni n'enseigne pendant ce temps et la personne qui sonne le début et la fin de la séance s'assoit face au mur comme les autres participants. Seul Nishijima rôshi, lorsqu'il est présent, s'assoit à la place traditionnelle de l'abbé face aux autres. L'habit même n'y fait plus vraiment le moine - ou la moniale. Taijun, pourtant formée dans la pure tradition monacale zen, ne porte le vêtement traditionnel à longues manches (jap. kolomo) et la robe bouddhique (jap. kesa) que pour la seule méditation matinale et s'en dispense aux autres, ne gardant qu'un simple rakusu, le petit kesa que l'on porte en sautoir autour du cou, sur ses vêtements ordinaires. Les rituels sont réduits à leur portion congrue puisque seul le Sûtra du Cœur (jap. Hannya shingyô) est récité dans le hondô après la méditation matinale lorsque Nishijima rôshi est présent.

Ayant constaté des similitudes de vues au fil des échanges, par exemple la volonté explicite d'équilibrer la pratique et l'étude, Nishijima rôshi me proposait dans cette même lettre de recevoir sa transmission du dharma, c'est-à-dire de devenir formellement l'un de ses successeurs (depuis les époques chinoises Tang et Song les écoles zen sont constituées sous formes de lignées suivant un modèle de succession patriarcale). Cette proposition pour le moins inattendue m'a laissé sur le moment - on s'en douterait - quelque peu interloqué. D'autant que je la recevais par le biais surprenant d'un courrier électronique. Je me sens aujourd'hui en effet très éloigné tant des formes institutionnelles que de certains enseignements traditionnels de l'école Sôtô japonaise. Dans la transmission du Zen en Occident, je préfère mettre l'accent sur la discontinuité induite par de nouveaux cadres de pensée plutôt que sur sa continuité formelle. Mais Nishijima rôshi est lui-même virtuellement indépendant de l'école Sôtô et il connaissait ma démarche. Pour aplanir toute difficulté, et dans une nouvelle lettre, il m'a alors proposé de recevoir sa transmission, soit dans le cadre institutionnel, soit hors de ce cadre.

Le parcours de tout bonze de l'école japonaise Sôtô est actuellement le suivant :
- Ordination : on reçoit les préceptes et on est inscrit sur les registres d'un temple affilié à l'école Sôtô ;
- Profession : formalisée par la cérémonie publique dite du combat du dharma, on devient alors - le plus souvent symboliquement - chef d'une communauté monastique lors d'une retraite traditionnelle de quatre-vingt-dix jours ;
- Maîtrise : on devient l'héritier d'une lignée de maîtres zen au cours d'une cérémonie privée entre le maître (en général celui d'ordination) et son disciple. Il s'agit de la transmission du dharma (jap. shihô, dempô - les deux termes sont interchangeables) ;
- Confirmation : on accomplit des cérémonies aux deux sièges de l'école Sôtô, les monastères d'Eiheiji et de Sôjiji, afin de valider aux yeux de l'appareil ecclésiastique la cérémonie par nature privée de la transmission ;
- Au-delà, on acquiert différents grades ecclésiastiques.

L'ensemble de ces règles institutionnelles ont été définitivement formalisées à la fin du XIXe siècle.

Nishijima rôshi n'était cependant pas particulièrement favorable à une transmission reconnue par l'école Sôtô avançant deux arguments :
- Il se sent indépendant de cette école dans laquelle il a du mal à se reconnaître : les services funéraires constituent souvent la seule occupation (parfois fort lucrative) des bonzes ; la pratique de la méditation et l'étude du bouddhisme, elles, ne suscitent plus guère de vocations.
- Il est âgé et a peur de disparaître avant de pouvoir achever cette transmission. Son institutionnalisation implique en effet des formalités complexes et nécessairement longues. Il m'aurait notamment fallu recevoir une nouvelle fois l'ordination, celle que j'avais reçue en 1981 de Taisen Deshimaru n'étant pas valide au regard des règles japonaises. Puis accomplir la cérémonie du combat du dharma dans un temple idoine, etc.

À ma connaissance, aucun maître japonais n'avait jusqu'alors donné sa transmission hors du cadre institutionnel de l'école Sôtô où la transmission implique de facto une affiliation à l'institution, à ses principes, à ses modes et à ses règlements. Cette volonté de transmettre en dehors des règles institutionnelles et donc de séparer la transmission de l'affiliation marque la reconnaissance que le Zen peut (doit ?) se développer hors du Japon suivant ses propres modes et adaptations. En faisant cette proposition à un Européen, Nishijima rôshi sait également que le Zen échappera nécessairement au contrôle des institutions japonaises et "s'occidentalisera". Ce qui est pour le moins courageux de sa part. À ce jour, il a déjà donné sa transmission à dix-huit personnes : seule une Japonaise, en l'occurrence sa disciple Taijun, l'a reçue selon les règles formelles ; tous les autres, des Occidentaux mais aussi des Japonais, l'ont reçue hors de ce cadre. Comme moi-même, je ne me sens pas affilié ni ne souhaite m'affilier à l'Église Sôtô japonaise, nous avons donc finalement convenu d'accomplir cette transmission indépendamment de toute validation par un appareil administratif et ecclésiastique (en fait ce qu'il souhaitait). Cette transmission marque simplement un rapport particulier entre deux personnes et n'impliquera pas de leur part d'obligations vis-à-vis de l'institution japonaise.

Lors de la cérémonie, un certain nombre d'objets emblématiques sont remis, notamment ce certificat de succession (jap. shisho) qui indique que le disciple est devenu l'héritier des "bouddhas et des patriarches" selon l'expression consacrée. La lignée de Nishijima rôshi passe par Eihei Dôgen (1200-1253), Koun Ejô (1198-1280), Tettsû Gikai (1219-1309), Keizan Jôkin (1264-1366), Gasan Jôseki (1276-1366), Taigen Sôshin (? - vers 1371), Baisan Mompon (? - 1417) et ainsi de suite jusqu'à Zuigaku Rempô (Niwa). Comme il est de coutume, j'ai rédigé ce certificat qu'a dû juste compléter Nishijima rôshi en y apposant des cachets, mon nom et la mention consacrée. Les noms sont écrits, non en caractères chinois mais en caractères latins, en sanskrit pour les patriarches indiens, en pinyin pour les chinois et en romaji pour les japonais. Tout un symbole.

Si Nishijima rôshi suit l'essentiel du rituel prescrit avec cependant quelques légers aménagements, il s'en écarte néanmoins sur un point : il ne confère que le seul certificat de succession alors qu'il est de règle, dans l'école Sôtô, de recevoir trois documents (jap. sammotsu) :
- "Le certificat de succession" (jap. shisho) qui marque la transmission du dharma ;
- "La lignée du sang" (jap. ketsumyaku) pour la transmission des préceptes de bodhisattva qui sont donnés la veille de la transmission du dharma ;
- "La grande affaire" (jap. daiji), des diagrammes symboliques qui représentent l'éveil ineffable (l'appellation provient d'un passage du Sûtra du Lotus où il est dit que les bouddhas n'apparaissent en ce monde que pour la seule "grande affaire" de sauver les êtres).

La réception simultanée de ces documents fut une innovation tardive de l'époque Tokugawa (XVIIe siècle) qui ne fut d'ailleurs codifiée dans sa forme actuelle qu'en 1875 et Nishijima rôshi préfère s'en tenir à la règle ancienne de ne donner que le seul certificat, tel que le faisait par exemple Dôgen. Une façon également de se distancier de l'école Sôtô actuelle. Manzan Dôhaku (1636-1714), l'un des maîtres de l'époque Tokugawa, écrivait d'ailleurs :

S'il n'y a pas chez Eihei [Dôgen] même une demi-phrase ou un seul mot concernant les deux documents que sont le ketsumyaku et le daiji, cela signifie qu'ils n'ont pas besoin d'être associés à la succession du dharma. Le ketsumyaku représente la lignée de la transmission des préceptes. Il ne certifie pas la lignée de la transmission du dharma. Le daiji représente une transmission orale relative au ketsumyaku. Il ne certifie pas non plus la transmission du dharma. Mais puisque les maîtres ont traditionnellement placé ces documents dans la même enveloppe que le shisho, on les désigne par convention sous le terme des trois documents. Ce n'était pas le vœu originel de notre fondateur. ("Le rapiéçage des vêtements de l'école Sôtô du Maître Manzan", Manzan oshô tômon ejôshu, 1711)

Avant de venir à Tôkyô, je n'avais donc jamais rencontré physiquement Nishijima rôshi. Sa proposition de devenir son successeur dans le dharma ne doit cependant pas surprendre. Les circonstances tout comme les modes de transmission ont été variées et leurs déclinaisons parfois surprenantes. Ainsi dans la liste des patriarches chinois, Touzi Yiqing (jap. Tôsu Gisei, 1032-1083), le successeur du maître Dayang Jingxuan (jap. Taiyô Kyôgen, 942-1027) naquit quelques années après la mort de ce dernier. Pourtant il est bien considéré comme son successeur direct. Dayang n'ayant pas trouvé d'héritier demanda à l'un de ses amis, qui appartenait, lui, à une lignée de l'école Linji (jap. Rinzai), de sélectionner après sa mort quelqu'un parmi ses meilleurs disciples et de lui conférer le dharma en son nom. L'exemple est un peu exceptionnel, mais montre la multiplicité des visages qu'a pu prendre ou que prend encore cette transmission dans les écoles zen. On dit qu'il suffit d'une rencontre nocturne entre Yongjia Xuanjue (jap. Yôka Genkaku, 665-713), l'auteur du célèbre "Chant de la réalisation de la voie" (ch. Zhengdaoge ; jap. Shôdôka), et le sixième patriarche pour que ce dernier le reconnaisse comme son successeur. Le surnom de Xuanjue est d'ailleurs "Eveil-d'une-nuit". Plus près de nous, le maître japonais Manzan Dôhaku donna sa transmission à un seigneur nommé Matsudaira qui n'était pourtant pas l'un de ses disciples attitrés. À l'occasion d'une invitation, Matsudaira qui était versé dans la pratique et l'étude du Zen, l'interrogea sur un passage du "Recueil de la falaise verte" (ch. Biyanlu ; jap. Hekiganroku). En guise de réponse, Manzan se contenta de pointer son doigt, ce qui avait immédiatement déclenché l'éveil (jap. satori) du seigneur. Manzan lui conféra alors sa transmission.

La liberté d'échange, la teneur des propos ont décidé seul Nishijima rôshi comme me l'a confié Taijun Saito. La rencontre a d'autant plus été touchante qu'elle était attendue de part et d'autre depuis plusieurs semaines. Dans son dernier message électronique posté quelques jours avant mon départ de Paris, il m'écrivait qu'il avait hâte de me voir. J'étais bien évidemment tout autant impatient. L'homme paraît frêle, mais reste étonnamment alerte. Il avance les mains ouvertes, sans rien à garder ou préserver. Il sait que je ne le rejoindrai pas forcément sur toutes ses considérations. Dans son esprit, il s'agit simplement de donner l'occasion de faire croître l'enseignement du bouddhisme en Occident. Ce qui passe pour lui par ce geste si essentiel dans le Zen japonais de la transmission et de l'inscription dans une lignée. L'égalité voire l'identité symbolique du maître et du disciple que suggère le diagramme du certificat de succession n'implique néanmoins pas pour lui une conformité, encore moins une soumission, à certains modèles.

J'aurais pu cependant refuser son offre. Ce fut d'ailleurs ma première impulsion. Pourtant, si je souhaite marquer une rupture avec l'institution et certains aspects de la dogmatique Sôtô, je reste malgré tout fortement marqué par ce cadre du Zen japonais dans lequel j'évolue depuis plus de vingt ans (tout au moins symboliquement ou mentalement). Je continue à traduire Dôgen et à étudier les textes traditionnels de l'école Sôtô. La relation que j'ai entretenue pendant plusieurs années avec Ryôtan Tokuda, soudée par une affection mutuelle, y a d'ailleurs largement contribué. Tokuda demeure sans conteste l'enseignant zen qui m'a le plus apporté, même si nos chemins divergent désormais. Devenu officiellement missionnaire de l'école Sôtô pour l'Europe, il a aujourd'hui créé un monastère zen, Eitaiji (le nom provient de la combinaison des premières lettres d'EIheiji et de TAIsen [Deshimaru]), dans les Alpes de Haute-Provence. De mon côté, j'ouvrais un groupe avec la volonté explicite de trouver de nouveaux modes de fonctionnement et de discours. La rencontre avec Ton Lathouwers et John Crook, deux enseignants zen, l'un néerlandais, l'autre britannique, a été au cours de ces dernières années particulièrement déterminantes dans ma nouvelle orientation. Ces deux enseignants proposent l'un et l'autre de nouveaux modes d'enseignement et de fonctionnement qui m'ont conforté dans l'idée que l'on peut désormais vivre un "Zen à l'Occidentale" tout en conservant l'exigence intérieure de cette tradition. L'association de Ton Lathouwers (dénommée Maha Karuna Ch'an) est formée en réseau et n'a pas de centres bien définis, les réunions ayant généralement lieu chez des particuliers. Il cherche ainsi à éviter la création de conflits ou de luttes de pouvoir inhérents à la constitution de tout groupe trop affirmé. Cette façon d'aborder un "bouddhisme de proximité" m'a particulièrement touché. De même la simplicité de John Crook dont l'organisation s'appelle d'ailleurs... l'Association du Ch'an Occidental (Western Ch'an Fellowship). Cependant mon horizon demeure bien ce Zen Sôtô. Il s'agit donc par cette transmission de s'inscrire dans une histoire, celle du bouddhisme, du Zen et, par la grâce de Nishijima rôshi, ne pas être entravé par cette histoire. Venant de sa part, un homme attachant et étonnant, elle fixe simplement mon engagement à poursuivre dans la voie du Zen, dans sa pratique et dans son étude. Je ne suis et ne serai donc pas un bonze Sôtô. Dans l'une de ses récentes lettres Nishijima rôshi m'écrivait : "Je pense que deux conditions sont nécessaires pour qu'un disciple reçoive le dharma. La première est qu'il soit constant dans sa pratique quotidienne de la méditation ; la seconde qu'il ait exactement compris la véritable philosophie bouddhique (I think that two conditions should exist in the disciple to receive Dharma. The one is to be diligent to practice zazen. everyday, and the other is to have understood the true Buddhist philosophy exactly)." Le reste n'a effectivement que peu d'importance. Quant à savoir si j'ai compris la philosophie bouddhiste, c'est une autre histoire...

En évoquant, peu avant mon départ au Japon, cette transmission auprès de quelques amis, la plupart m'assurèrent que celle-ci me conférerait désormais une légitimité. Même si je peux comprendre cette réaction, je n'arrive cependant pas à raisonner en ces termes. Car parler de légitimité impliquerait qu'il y aurait eu une certaine illégitimité à ouvrir auparavant un espace de méditation. Depuis que j'ai ouvert ce groupe, je n'ai jamais ressenti un tel manque. Les grades, les qualifications extérieures ne sont tout au plus que secondaires. Seule compte l'honnêteté qu'on a avec soi-même et avec les autres. Mes hésitations sont et demeurent bien entendu nombreuses. Car ouvrir un lieu, parler signifient que l'on souhaite donner, partager. Quelles sont mes motivations profondes, les officielles, les secrètes, les cachées ? S'interroger sur le bien-fondé de sa démarche, que l'on soit ou non un enseignant, que l'on soit reconnu ou non, même simple débutant, et traquer ses chimères demeurent un impératif essentiel. Car s'engager dans un chemin spirituel ne met pas à l'abri des faux-semblants : ceux que l'on joue avec soi-même, ceux que l'on joue avec son prochain. Mais si on ne s'abuse plus soi-même, on n'abuse plus autrui. Les rapports deviennent alors simples, souples et naturels. On peut alors partager sa voie, sa vie, sans faire de l'autre son faire-valoir.

Le bouddhisme du grand véhicule distingue la pratique pour soi (jap. jigyô) de la pratique pour autrui (jap. gyôta) qu'il s'agit finalement d'harmoniser suivant ce principe essentiel que l'on retrouve dans toutes les écoles issues de ce courant : ce qui me profite doit profiter à autrui. Mais le rituel de la transmission peut être également pensé comme une étape qui renverse le rapport à sa propre pratique. Avant prédomine évidemment la pratique pour soi, on cherche avant tout à réaliser l'enseignement du Bouddha et à comprendre pour soi-même ; secondairement à aider son prochain. On est, en terme bouddhique, "un bodhisattva de l'accroissement de sagesse" (jap. chizô no bosatsu). Après, le vœu de sauver les êtres prend le pas sur le vœu de se sauver soi-même, on est alors "un bodhisattva de l'accroissement de compassion" (jap. hizô no bosatsu). Comme l'explique le maître zen Musô Soseki (1275-1351) dans ses "Questions et réponses dans le rêve" (Muchû Mondô) :

Pour celui qui fait naître l'esprit du bodhisattva, demeure le distinguo entre accroissement de sagesse et accroissement de compassion. Si l'on fait le vœu de sauver en premier tous les êtres puis ensuite de réaliser la voie du bouddha, on est un bodhisattva de l'accroissement de compassion. Considérer qu'il faille en premier réaliser soi-même la voie du bouddha puis ensuite sauver les êtres est l'accroissement de sagesse. Bien que l'homme de l'accroissement de sagesse paraisse redevable de l'esprit des deux véhicules [ceux des auditeurs et des bouddhas-pour-soi qu'on réunit sous le terme générique de Petit Véhicule], du fait qu'il cherche à devenir bouddha en premier afin de sauver tous les êtres, il accomplit l'esprit du bodhisattva. Bien qu'il y ait accroissement de sagesse d'un côté et accroissement de compassion de l'autre, ils ne diffèrent pas dans l'esprit de sauver les êtres.

Cette transmission confère ainsi à mes yeux une responsabilité accrue. C'est là peut-être son sens essentiel. Les personnes qui viennent pratiquer accordent à celui qui leur propose de pratiquer, de s'asseoir et d'étudier une confiance. Les motivations sont diverses mais, pour un moment ou un instant, ils ouvrent leur cœur et leurs mains. À chaque rencontre, je suis toujours étonné par l'intensité de cette confiance. Avec mes capacités et malgré mes faiblesses, je ne voudrais pas la décevoir.


Éric Rommeluère, Ida Ryôgokudô Zazen Dôjô, Ichikawa, le 8 octobre 2001. Reproduction interdite. [Télécharger et imprimer le texte complet au format pdf]

Sur le site :

La trasmisión del dharma, la version espagnole


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