Vendredi 25 avril 2003, Ôsaka
Je suis au Japon, à Ôsaka, mais je pourrais être dans n’importe quelle autre ville du monde. Une de ces métropoles géantes, où l’on se perd aussi vite que l’on prend ses repères : la station de métro la plus proche, le café du coin, le supermarché ouvert toute la nuit, les sirènes des voitures de police...
Arrivé de nuit dans cette mégalopole, fatigué par un voyage de plus de dix heures, j’ai tout à la fois l’impression d’être à New York, Bangkok et Berlin. Dans ma chambre d’hôtel, seul un kimono, en lieu et place d’un peignoir, me rappelle le pays que je viens d’aborder. À cette heure tardive, la télévision rediffuse en boucle des matchs de base-ball. Seul, mais encore entouré du confort occidental que me proposent cette chambre et cette ville, je pense à la petite communauté d’Antaiji. Je pense à ces hommes qui ont choisi de renoncer à tout ce qui m’entoure. Le décalage entre ce que je vis et ce qu’ils vivent m’apparaît flagrant dans cet instant. Quelle est donc cette force qui les anime ?
Samedi 26 avril, entre Ôsaka et Antaiji
J’ai failli rater mon train pour Hamasaka, petite bourgade située à quelques kilomètres d’Antaiji. À en juger par le nombre de voyageurs, la destination ne semble pas très prisée.
C’est la première fois que je pars ainsi à l’étranger, seul et sans me sentir touriste. J’ai à peine compulsé mon guide sur le Japon. J’éprouve une sensation nouvelle à voyager avec, en tête, un seul but, une unique destination, et non pas les traditionnelles images d’Epinal que le touriste emmène avec lui. La solitude renforce ce sentiment.
La ville cède peu à peu la place à la campagne. Les premières rizières apparaissent. Je quitte le Japon urbanisé du Kansai pour rejoindre les montagnes bordant la Mer du Japon, à 180 kilomètres au nord-ouest d’Ôsaka.
Arrivée à Hamasaka, petite ville sans charme et sans prétention. Le prochain bus pour Antaiji part dans trois heures. Je m’assoupis sur un banc jusqu’à l’arrivée de mon sauveur. Il s’appelle M. Mishado, parle très mal anglais mais devine à mon gros sac à dos que je me rends à Antaiji. Il se propose immédiatement de m’y emmener. À deux kilomètres du monastère, je lui demande de s’arrêter. J’ai envie de continuer seul, à pied, et de prendre le temps. Le chemin de terre gravit la montagne en de nombreux lacets au milieu d’une forêt aux multiples tons verts. Nos bois paraissent ternes à côté. Le ciel nuageux charrie des brumes qui viennent caresser les versants de la vallée. Je repense à Uchiyama rôshi, l’antépénultième abbé d’Antaiji, qui décrivait dans un ouvrage "les montagnes féeriques entourées de brumes" autour du monastère.
Je me souviendrais longtemps du sentiment qui m’anima pendant cette montée vers Antaiji : cette sensation de toucher physiquement au but, après des mois d’attente, de retard et de contrariétés. Derrière chaque virage du sentier, je m’attends à voir surgir le monastère. Je me délecte de l’instant ; je ralentis la cadence pour apprécier chaque pas. Je sais que là-haut, on n'aura cure de tout ça, de ce qui m’amène, de ce qu’il a fallu surmonter pour arriver là. Mais je suis heureux, heureux d’avancer sur une route que j’ai l’impression de connaître par intuition. Seule la nuit qui va tomber me fait hâter le pas.
Ils sont trois à m’accueillir – Muhô, Joe et Eiryû – sans empressement mais sans retenue, en toute simplicité. Muhô, l’abbé d’Antaiji, me demande sur le ton de la plaisanterie si ma petite amie ne s’est pas égarée en chemin. Et non, Muhô, je suis seul, désespérément seul. Joe, jeune australien de 23 ans, me fait visiter les lieux. Grâce à lui, je me sens rapidement à l’aise ici. Ma chambre est spartiate – un banc pour unique meuble – et l’épaisseur de mon futon m’inquiète un peu, tout comme le froid qui envahit le monastère à mesure que la nuit tombe.
Pas de zazen ce soir. Je suis arrivé à Antaiji un jour de repos. Je prends un bain brûlant avec Joe. Sans être particulièrement mal à l’aise, je trouve la situation pour le moins peu ordinaire. Joe me raconte alors qu’un visiteur pudique avait fini par prendre son bain quotidien quelques minutes avant le dîner pour être seul.
De retour dans la cuisine, je me vois proposer un copieux repas préparé par Eiryû, seul Japonais du monastère. Muhô a disparu. Je mange seul, en silence. Je suis heureux d’être là, d’avoir touché au but. Demain, il faudra certes travailler, commencer les repérages et le tournage mais ce soir, tout est suspendu. Le chemin sinueux qui m’a mené jusqu’ici s’efface. Chaque instant depuis longtemps projeté devient enfin présent.
Je pars à la recherche de Muhô. Je frappe à la porte de ses appartements les bras chargés de bières allemandes en guise de cadeau. Le Berlinois qu’il est a l’air plutôt content.
Dimanche 27 avril, Antaiji
Mon futon est effectivement très mince. Je me réveille avec le dos en compote, de bon augure pour les quatre heures de méditation de la journée.
J’avais quelques appréhensions sur ma capacité à faire zazen pendant de longues périodes (ici on s’assoit pour 50 minutes avant un kinhin de 10 minutes et ce, à deux reprises, le matin et le soir). Je n’étais jamais resté assis aussi longtemps dans l’immobilité. Mais j’ai l’impression que l’environnement me porte et que zazen se fait tout seul. L’espace et le temps sont en eux-mêmes propices à la méditation. Aucun bruit discordant, juste le chant des oiseaux. À Paris, zazen est souvent une parenthèse. La vie finit toujours par nous rattraper. Ici, à part un autre zazen, rien ne m’attend à la sortie du zendô (la salle de méditation).
La journée aura été synonyme d’humilité. J’ai eu beau atteindre les "sommets" de la méditation, il m’a fallu aussitôt mettre les mains "dans la merde". Muhô et moi avons passé la matinée à vider les fosses septiques du monastère puis à épandre leur contenu dans les champs. Une sorte de bizutage.
L’intensité de nos journées constitue une autre surprise. Du matin au soir, l’emploi du temps est tout entier consacré au travail, à la méditation et au Zen. Et on ne traîne pas à table. Au déjeuner, j’ai à peine eu le temps de terminer mon bol de nouilles ; de son côté, Eiryû a eu largement le temps d’en vider deux.
La cuisine est le principal lieu de vie du monastère. La petite communauté s’y retrouve à chacune des quelques pauses de la journée. Mais c’est Eiryû qui y règne en maître. Toute la journée, il s’affaire autour des éviers en pierre et des fourneaux en fonte. On cuisine encore au bois. Pas d’appareil électrique ni d’eau chaude!
Ce soir, un nouveau visiteur nous a rejoint. Il est américain, s’appelle Paul et a 23 ans. Il a l’air de se méfier de ma caméra.
Lundi 28 avril, Antaiji
À Antaiji, il faut travailler pour vivre. L’équation n’est pas plus compliquée. Epandre le contenu des fosses septiques dans les champs, c’est s’assurer de futures bonnes récoltes. Le lien entre le travail et la vie (ou la survie) n’est jamais plus évident qu’au moment des repas. Nous mangeons le riz d’Antaiji, les légumes d’Antaiji, les œufs des poules d’Antaiji. C’est le travail à sa valeur d’usage et son usage est de nous faire vivre. Il n’est pas question ici de productivité, de facteur d’intégration, de mérite ou de récompense.
Le travail se fait lentement, inexorablement, à son rythme. Nous travaillons comme un seul homme, sans que personne ne pense un instant à briller par son habileté ou son zèle. Du reste, le travail est si éprouvant qu’il est absolument impossible de jouer les stakhanovistes. Chaque matin, Muhô assigne une tâche à chacun, mais jamais il ne fixe d’objectifs. En conséquence, on se concentre sur le coup de pioche à donner plutôt que sur le champ à labourer, sur la marche à balayer plutôt que sur l’escalier à nettoyer.
Paul demeure toujours aussi mystérieux à mes yeux de journaliste. À Antaiji, personne ne vous demande le pourquoi et le comment de votre présence. Ce soir, au cours de la cérémonie du thé, Paul nous a annoncé son intention de rester un mois à Antaiji. Je suis visiblement le seul à être intrigué par cette décision. Comment ce jeune Californien a-t-il atterri ici ? Recherche-t-il quelque chose de particulier ? Souhaite-t-il simplement vivre une expérience ?
Toutes ces questions se bousculent dans ma tête, mais Paul refuse l’interview que je lui propose. Je suis naturellement déçu mais je fais partie de la communauté ; à ce titre, je me dois de respecter ce silence. Je suis même content que ce silence fasse écho à mes questions et que certaines choses restent tues. Et finalement, elles sont sans importance au regard de la vie qu’on mène dans ces montagnes.
Un mot : sérénité. Une pensée : après-demain n’existe pas à Antaiji.
Mardi 29 avril, Antaiji
Eiryû a rasé la tête de Paul. Paul a fait une grimace quand il s’est vu dans le viseur de la caméra que j’avais retourné pour l’occasion. C’est lui-même qui a demandé à se faire raser la boule à zéro. Je suis surpris par sa métamorphose et la rapidité avec laquelle il se fond dans le décor. Plus tard, Joe lui apprend à se servir des bols pour les repas. Mais c’est de lui-même que Paul a commencé à apprendre les formules que Muhô, Joe et Eiryû récitent ou chantent avant chaque repas.
Je me suis lié avec Eiryû, le Japonais du monastère. Il doit avoir une cinquantaine d'années même s'il en paraît moins au premier regard. Après le repas, nous fumons une cigarette ensemble, face au paysage, dans le silence ou en échangeant quelques mots. C’est le seul qui semble intrigué par ma présence et celle de la caméra. C’est le seul qui me pose autant de questions. Il cherche à connaître mes motifs. Mais visiblement, tout cela l’amuse.
Eiryû est le cuisinier, c’est lui qui nous nourrit. Pendant la sesshin (la retraite), c’est lui qui devra cuisiner pour la dizaine de personnes présentes tout au long des cinq jours. Il m’a dit que cela l'angoissait et que, du coup, il fumait plus.
Muhô est véritablement le maître : il est là, physiquement et mentalement. On sent sa présence, qu’il soit visible ou non. L’homme est, en plus, d’une corpulence impressionnante. Il a tout du solide Allemand. Mais son visage est encore plus confondant. Il est sans expression. Non pas absent mais détaché. Le regard tombe de haut, mais il est toujours franc, direct et concentré, même lorsqu’il scrute le vide.
On sent que son esprit est tendu vers le Zen, que chacune de ses pensées est dirigée vers Antaiji, vers notre vie à tous. C’est à lui qu’incombe en effet la responsabilité du monastère, de sa pérennité et de nos vies à tous. Lui, seul, par son expérience est capable de décider du bon moment pour planter le riz, des tâches à accomplir, en un mot de faire fonctionner le monastère. En ce sens aussi, il est "maître".
Mercredi 30 avril, Antaiji
Journée de repos avant d’entamer la sesshin. Il pleut pour la première fois depuis mon arrivée. Antaiji vit au ralenti : ni zazen, ni travail aujourd’hui. Muhô est allé chercher sa femme à la gare d’Hamasaka. De nouveaux visiteurs arrivent pour la sesshin. Trois sont Japonais et trois viennent des États-Unis. Je me demande ce qui pousse ces jeunes Américains (ils sont désormais quatre pour dix personnes) à venir de si loin dans un endroit retiré pour vivre cette retraite.
Après avoir quelque peu hésité, j’ai décidé de rester demain et de vivre ainsi le premier jour de la sesshin. Quinze heures de zazen m’attendent.
Tout à l’heure, j’étais assis dehors, fumant une cigarette avec Eiryû et me demandant comment il était possible – physiquement et mentalement – de rester assis 15 heures en demi-lotus face au mur. J’ai compris que zazen était sans but, que zazen est zazen. Néanmoins quelle force est donc à l’œuvre pendant une sesshin à Antaiji ?
Physiquement, après 50 minutes passées en demi-lotus à essayer de garder une posture droite, la douleur est omniprésente, presque insupportable. J’ai parfois l’impression que je vais y laisser une jambe. L’ankylose arrive après une demi-heure environ, les articulations se raidissent et les tendons vous brûlent. Le marathon m’avait laissé dans un état de souffrance physique similaire. Cette impression, une fois la ligne d’arrivée franchie, d’avoir laissé ma santé le long de ces 42 kilomètres, de ne plus pouvoir marcher normalement après une telle épreuve.
L’esprit devient fou. L’intellect a besoin de voir le fruit de sa réflexion en action, d’une activité prétendue rationnelle. Or, rien ne semble plus absurde que de s’asseoir pendant des heures face à un mur. Et une fois passé le moment où la volonté vous fait tenir, votre intellect risque sérieusement de "péter les plombs". C’est s’imposer une pratique au-delà de toute logique et de toute tentative de justification.
Muhô me disait hier que faire zazen c’était mourir. Qu’il fallait s’asseoir prêt à mourir et que parfois, il avait l’impression que la douleur allait effectivement le tuer. Pour les incrédules, la volonté n’est ici d’aucun secours. Quinze heures, c’est beaucoup trop pour elle. Et ne parlons pas d’habitude. Même les "habitués" comme Muhô ou Eiryû souffrent terriblement, ce qui n’est pas fait pour me rassurer!
J’avoue être assez excité par la journée de demain. Mais j’ai également une certaine appréhension. Muhô dit que la seule façon de traverser une sesshin est de tout abandonner et de laisser aller les pensées. De faire zazen de manière inconsciente, naturelle et automatique. "Vous avez mal ? Vous souffrez ? Vous vous dîtes que changer de position vous fera du bien ? Pas du tout. Changer de position ne vous rendra pas plus heureux. Au bout de quelques minutes, la douleur réapparaîtra, toujours aussi intense." La seule solution consiste à atteindre un état d’abandon total du corps et de l’esprit. À Paris, les moyens sont les mêmes. Mais ici la pratique est portée à son paroxysme. Au point que je ne sais plus si la souffrance préside à cet état d’abandon, si elle le précède ou si cet état d’abandon est à rechercher au-delà des sensations physiques. Mais j’ai l’impression qu’à Antaiji, le corps s’impose de toute sa force à l’esprit, s’y oppose, autant que l’esprit se rebelle contre le corps.
Zazen ne vise pourtant pas la souffrance. Zazen est détachement. Mais il ne s’agit pas de dépasser la souffrance. Il s’agit de s’en détacher, de ne plus la vivre. N’est-ce pas finalement ce qu’essaie de faire tout être humain ? Ne plus souffrir ?
On se détend ce soir. Le monastère s’est rempli, il y a de l’ambiance, des rires et de l’alcool. Muhô a sorti de derrière les fagots une liqueur qui porte son nom. Facilement 40 degrés. De quoi démarrer la sesshin dans la stratosphère.
Jeudi 1er mai, Antaiji
Il restait une feuille vierge dans mon carnet de bord à la page jeudi 1er mai. C’est un mois plus tard que j’écris ce que fut cette journée, la première d’une sesshin de cinq jours et la dernière de mon séjour.
Je n’ai pas de réponses à mes interrogations de la veille. Bizarrement, je me souviens très mal de cette journée. Je sais juste que je ne suis pas mort sur mon coussin. Mais encore plus bizarrement, il me semble toujours aussi incroyable d’être assis pendant 15 heures. Quelques détails me reviennent cependant : les claquements de dents de mon voisin dans les premières heures glaciales de la sesshin, les hallucinations, les apparitions sur le mur, le silence total de cette journée où pas un mot ne fut échangé.
Le temps semble avoir disparu au cours de cette journée.
Vendredi 2 mai, Antaiji
Je quitte Antaiji. Je laisse la communauté dans le zendô dans la chaude matinée de cette deuxième journée de sesshin. Je les imagine assis, accomplissant ce qu’un chrétien appellerait peut-être "martyre", eux faisant zazen tout simplement. Je pense longtemps à eux.
Je me rends compte dans le train que j’ai oublié mon journal et mon carnet de notes au monastère.
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