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Shôbôgenzô zenki : Une totale activité [1]


Dans son accomplissement [2], la grande voie des bouddhas est libération et manifestation. Cette libération signifie que la vie s'y libère de la vie et que la mort s'y libère de la mort. C'est pourquoi il y a quitter [le cycle] des naissances et des morts et il y a y entrer : les deux sont [l'expression de] la grande voie accomplie. Il y a abandonner [le cycle] des naissances et des morts et il y a y demeurer : les deux sont [l'expression de] la grande voie accomplie [3]. La manifestation est la vie, la vie est la manifestation. Lors de cette manifestation, celle-ci n'est rien d'autre que la totale manifestation de la vie et ce n'est rien d'autre que la totale manifestation de la mort.

C'est cette opération qui permet la vie et qui permet la mort. Au moment précis où elle se manifeste, cette opération n'a rien de forcément grand ou de forcément petit. Elle n'est ni illimitée ni bornée ; elle n'est ni longue ni brève [4]. Notre vie existe par cette opération et cette opération existe par notre vie.

La vie n'est ni une arrivée ni un départ. La vie n'est ni une manifestation ni un accomplissement [5]. Pourtant, la vie comme la mort sont la manifestation d'une totale activité. Comprenez que parmi les innombrables dharma qui concernent le soi, il y a la vie et il y a la mort.

Vous devez tranquillement vous demander si notre vie, ainsi que la multitude des dharma qui sont nés avec elle sont ou non conjoints avec la vie. Il n'y a rien, ne serait-ce un instant ou un dharma, qui ne soit conjoint avec la vie. Il n'y a rien, ne serait-ce une chose ou une pensée, qui ne soit conjoint avec la vie.

La vie, c'est comme par exemple lorsqu'on monte en bateau. C'est moi qui manœuvre les voiles et qui prends le gouvernail ; bien que je le mène, le bateau me porte et hors du bateau, je ne suis pas. C'est en montant dans ce bateau que je fais que ce bateau est un bateau. Vous devez étudier avec application ce moment là. À ce moment là, il n'y a rien d'autre que le monde du bateau. Le ciel, l'eau, comme le rivage deviennent tous les occurrences du bateau, bien différentes des occurrences qui ne sont pas [celles du] bateau. C'est la raison pour laquelle la vie me fait vivre et que je peux être un moi vivant. Lorsqu'on monte en bateau, le corps et l'esprit, l'indirect et le direct, sont ensemble les opérations du bateau. Toute la terre et tout l'espace forment ensemble les opérations du bateau [6]. La vie est moi et je suis la vie de la même façon.

Le maître de dhyâna de l'Eveil Complet, le maître Kokugon, a dit : "La vie est la manifestation d'une totale activité ; la mort est la manifestation d'une totale activité." [7]

Vous devez clarifier et pénétrer ces paroles. Les pénétrer revient à dire que le principe "la vie [comme] manifestation d'une totale activité" ne relève ni d'un début ni d'une fin. Bien qu'elle soit toute la terre et tout l'espace, non seulement la vie [comme] manifestation d'une totale activité ne s'empêche pas elle-même mais elle n'empêche pas plus la mort [comme] manifestation d'une totale activité. Lorsque la mort est la manifestation d'une totale activité, quoi qu'elle soit toute la terre et tout l'espace, non seulement la mort [comme] manifestation d'une totale activité ne s'empêche pas elle-même mais elle n'empêche pas plus la vie [comme] manifestation d'une totale activité. C'est pourquoi la vie n'empêche pas la mort et que la mort n'empêche pas la vie [8]. Toute la terre et tout l'espace sont ensemble dans la vie comme dans la mort. Cependant ce n'est pas la totale activation d'une terre entière et d'un espace entier dans la vie, non plus que leur totale activation dans la mort [9]. Même s'ils ne sont pas uns, ils ne sont pas différents ; même s'ils ne sont pas différents, ils ne sont pas identiques ; même s'ils ne sont pas identiques, ils ne sont pas multiples. C'est pourquoi, dans la vie comme dans la mort, il y a une multitude de dharma comme manifestations d'une totale activité. Il y a la manifestation d'une totale activité dans ce qui n'est ni la vie ni la mort. Il y a la vie et la mort dans la manifestation d'une totale activité. Ainsi, la totale activité du [cycle des] naissances et des morts doit être présente dans "comme un homme dans la force de l'âge qui plie et étend son bras" [10] ou dans "comme quelqu'un qui, pendant la nuit, prend à tâton son oreiller dans son dos" [11]. Tant de [12] pouvoirs merveilleux et d'éclats lumineux y résident et s'y manifestent.

Au moment de cette manifestation, puisqu'on est totalement activé [13] par la manifestation, on la perçoit sans la moindre manifestation antérieure à la manifestation. Pourtant, l'avant de cette manifestation est "la manifestation de la totale activité" d'avant. Bien qu'il y ait "une manifestation de la totale activité" d'avant, celle-ci n'empêche pas "la manifestation de la totale activité" de maintenant. C'est la raison pour laquelle une telle perception se presse de se manifester.


[Colophon] "La totale activité", vingt-deuxième fascicule du Trésor de l'œil de la vraie loi.
Instruction collective donnée le dix-sept du douzième mois de la troisième année de l'aîné de l'eau et du tigre de Ninji [14] dans la résidence de l'officier shogunal et ancien [15] gouverneur de la province d'Unshû [16] près du temple de Rokuharamitsuji dans la province de Yôshû.
Recopié par Ejô le dix-neuf du premier mois de la quatrième année du cadet de l'eau et du lièvre de la même ère [17].

Traduit du japonais par Éric Rommeluère. Reproduction interdite.


[1] Vingt-deuxième chapitre du Shôbôgenzô de Dôgen. Références éditions modernes : Mizuno Yaoko, Shôbôgenzô, Iwanami Shoten, 1990, II, pp. 82-86 ; Ôkubo Dôshû, Dôgen zenji zenshû, Chikuma Shobô, I, pp. 203-205 ; Etô Sokuô, Shôbôgenzô, Meicho Fukyûkai, 1986, II, pp. 155-157.

[2] Gûjin, comme accomplissement de la pensée. L'expression provient du Sûtra du Lotus au chapitre "Les moyens habiles" :
Le Bouddha Sâkyamuni a dit : "Seul un Bouddha avec un bouddha peut en effet comprendre profondément (gûjin) le véritable aspect des dharma."

[3] "Quitter [le cycle] des naissances et des morts (shusshôji)... entrer dans [le cycle] des naissances et des morts (nisshôji)... abandonner [le cycle] des naissances et des morts (shashôji)... demeurer dans [le cycle] des naissances et des morts (doshôji)" : peut-être une citation (?) ou plus vraisemblablement une allusion à la première phrase de l'introduction d'Engo Kokugon au cinquante-quatrième cas de son Hekiganroku, "Recueil de la Falaise Emeraude", T. XLVIII, 2003 : "Il transcende [le cycle des] naissances et des morts, il transforme l'opération."

[4] Henkai, "illimité", et kokuryô, "borné", sont des qualificatifs spatials, chôon, "long" et tansoku, "bref", des qualificatifs temporels. Kikan, traduit ici par "opération", exprime le dynamisme de la vie et de la mort.

[5] Dôgen décompose korai, "le va-et-vient" de l'expression korai shôji, "les allées et les venues dans les naissances et les morts", en ko, "départ", et rai, "arrivée" ; de même genjô, "manifestation, présence", en gen, "manifestation" et , "accomplissement".

[6] Jisetsu, "occurence", et kikan, "opération", sont ici synonymes.

[7] In Engo bukka zenji goroku, "Les propos du maître de dhyâna de l'Eveil Complet et du Fruit de Bouddha", T. XLVII, 1997, p. 793c.

[8] Keige, "l'obstruction, l'empêchement", est chez Dôgen une variante de l'expression saeru, "retenir". Cf. Shinji Shôbôgenzô, cas 111.

[9] La phrase est difficile. Dôgen utilise la forme verbale zenki su.

[10] Phrase extraite du Kammuryôjubutsukyô, "Sûtra de l'observation du Bouddha immortel", T. XII, 365, p. 245.c, l'un des principaux livres de l'Amidisme : "Une fois qu'on a entendu ce procédé, on l'utilise et dès que la vie se termine, tout comme par exemple, un homme dans la force de l'âge qui, en un instant, plie et étend son bras, l'on renaît dans le monde paradisiaque des contrées de l'ouest (saihô gokuraku sekai)."

[11] Phrase extraite d'un dialogue entre les maîtres chinois Ungan et Dôgo. Voir Shinji Shôbôgenzô, cas 105.

[12] L'expression kota, "tant de" est reprise de la question d'Ungan dans le dialogue précité ("Que fait le bodhisattva de la Grande Compassion avec tant de mains et d'yeux ?"). La multiplicité est ici signe de dynamisme.

[13] À noter la forme verbale passive zenki seraru (d'ailleurs au sujet imprécis).

[14] 1242.

[15] L'édition d'Etô n'a pas le qualificatif "ancien" (zen) absent de certains manuscrits.

[16] Hatano Yoshishige, le protecteur de Dôgen.

[17] 1243.


Ajout du 1er septembre 2002

Un internaute attentif s'interrogeait sur la multiplicité des pronoms personnels ainsi que sur le choix de quelques termes comme "occurrences" et "opérations" dans le paragraphe commençant par : "La vie, c'est comme par exemple lorsqu'on monte en bateau".

Effectivement Dôgen utilise dans ce passage le pronom personnel ware, "je". On peut en japonais laisser le sujet indéterminé qui se comprend par le contexte soit l'indiquer. Toute la dialectique porte en effet sur le jeu du soi et du dynamisme actif qui fait être le soi (une totale activité, titre du chapitre). La métaphore du bateau ne doit pas être malcomprise, le bateau n'est pas un instrument au service du soi, il le réalise.

La vie, c'est comme par exemple, lorsqu'on monte en bateau.
Shô to iu wa, tatoeba, hito no fune ni noreru toki no gotoshi.
Lit. "La vie, c'est comme par exemple lorsque quelqu'un monte sur/en bateau." Hito ("un homme/quelqu'un") est ici un pronom indéfini.

C’est moi qui manœuvre les voiles et qui prends le gouvernail ;
Kono fune wa, ware ho o tsukai, ware kaji o toreri.
Lit. "de ce bateau, je (ware) manœuvre les voiles, je (ware) prends le gouvernail".

Bien que je le mène, le bateau me porte et hors du bateau, je ne suis pas.
Ware sao o sasu to iedomo, fune ware o nosete, fune no hoka ni ware nashi.
Lit. "Bien que je (ware) le mène, le bateau me (ware) porte et hors du bateau, point de moi (ware)."

C’est en montant dans ce bateau que je fais que ce bateau est un bateau.
Ware fune ni norite, kono fune o mo fune narashimu.
Lit."Lorsque je (ware) monte sur/en bateau, [je] fais de ce bateau un bateau".

Vous devez étudier avec application ce moment là.
Kono shôtô immo ji o kufû sangaku subeshi.
Lit. "[Vous/on] devez [vous] appliquer et étudier ce tel moment précis."
Shôtô immo ji est une tournure vulgaire des Tang abondamment utilisée par Dôgen. L'expression désigne ici le moment précis où "je fais le bateau".

À ce moment là, il n'y a rien d’autre que le monde du bateau.
Kono shôtô immo ji wa, fune no sekai ni arazaru koto nashi.
Lit. "À ce tel moment précis, il n'y a rien d’autre que le monde du bateau."

Le ciel, l'eau, comme le rivage deviennent tous les occurrences du bateau, bien différentes des occurrences qui ne sont pas [celles du] bateau.
Ten mo mizu mo kishi mo mina fune no jisetsu to nareri, sarani fune ni arazaru jisetsu to onajikarazu.
Lit. "Le ciel, l'eau et le rivage deviennent tous les moments du bateau, différents des moments qui ne sont pas [ceux du] bateau. "
Jisetsu, "période, époque" avec un sens légèrement différent de ji / toki, "temps, heure, moment". Jisetsu, lit. "le nœud du temps".

C'est la raison pour laquelle la vie me fait vivre et que je peux être un moi vivant.
Kono yue ni, shô wa waga shô zeshimuru nari, ware o ba shô no ware narashimuru nari.
Lit. "À cause de cela, la vie me (waga) fait vivre (et) que je (ware) peux être un moi vivant."
L'expression shô wa waga shô zeshimu est quasi intraduisible, lit." la vie fait me-vivre". De même pour ware o ba shô no ware narashimu, lit. "je fais le je vivant".

Lorsqu’on monte en bateau, le corps et l'esprit, l'indirect et le direct, sont ensemble les opérations du bateau.
Fune ni noreru ni wa, shinjin eshô, tomoni fune no kikan nari.
Lit. "Lorsqu’on monte en bateau, le corps et l'esprit, l'indirect et le direct, sont ensemble les opérations du bateau."
Dôgen utilise une autre tournure qu'à la première phrase. Le moment (toki) et la personne (hito) ne sont plus explicites.
Hito no fune ni noreru toki, lit. "au moment/temps où quelqu'un/on monte en bateau".
Fune ni noreru ni wa, lit. "lorsque [on/je] monte en bateau".
Kikan est un terme du bouddhisme zen chinois difficilement traduisible sur lequel butent les traducteurs. Ki a le sens d'"activité, ressort (ce qui fait agir)", kan de "rapport, relation." Cf. l'expression kikan bokujin, "marionnette", lit. "un homme de bois animé". Dans ce contexte dogenien, Pierre Nakimovitch traduit par "processus". Préférons "opération" car tout le dynamisme de l'opération est évidemment contenu pour Dôgen dans "ce moment précis".
La conduite d'un bateau est forcément dynamique. La métaphore n'est pas un hasard. La vie est une "activité totale" (zenki).

Toute la terre et tout l'espace forment ensemble les opérations du bateau.
Jindaichi jinkokû, tomoni fune no kikan nari.
Lit. "Toute la grande terre et tout l'espace vide sont ensemble les opérations du bateau."

La vie est moi et je suis la vie de la même façon.
Shô naru ware, ware naru shô, sore kaku no gotoshi.
Lit. "La vie est moi (ware), je (ware) suis la vie, de la même façon."


À lire :

Bernard Faure, La vision immédiate : Nature, éveil et tradition selon le Shôbôgenzô, Aix-en-Provence, Éditions Le Mail, 1987
Yoko Orimo, Le Shôbôgenzô de maître Dôgen, Vannes, Éditions Sully, 2003
Yoko Orimo, La vraie Loi, Trésor de l'œil : Textes choisis du Shôbôgenzô, Paris, Éditions du Seuil, 2004 [lire une note de lecture]

Sur le site :

Dôgen, en savoir plus sur l'homme et ses œuvres
Le Shôbôgenzô, une introduction


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