L'expérience corporelle de la non-dualité chez Dôgen
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L'expérience corporelle de la non-dualité chez Maître Dôgen


Maître Dôgen (1200-1253), fondateur de l'école japonaise Sôtô Zen, passe, à juste titre, pour être l'un des plus grands philosophes bouddhistes. C'est dans son œuvre majeure, restée inachevée, le Shôbôgenzô ("Le Trésor de l'œil de la vraie loi"), qu'il tente de repenser les grands concepts du bouddhisme. Cet article est la version remaniée d'une conférence donnée par Éric Rommeluère dans le cadre d'un colloque interreligieux organisé par le Centre Théologique de Meylan (près de Grenoble), en juillet 1999, sur le thème de la non-dualité. Il est paru successivement dans "Lumière sur la voie bouddhique de l'Éveil", numéro quadruple de Connaissance des Religions, n° 61-64, Paris, janvier-décembre 2000, pp. 242-253 et dans Chemins de Dialogue, n° 17, Marseille, mai 2001, pp. 121-133.

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BodhidharmaLa doctrine de la non-dualité (j. funi) entre nirvâna et samsâra fonde la pensée du Grand Véhicule (s. mahâyâna, j. daijô). En posant l'égalité des deux termes antinomiques, ce nouveau courant rompt avec les considérations des anciennes écoles indiennes pour qui le nirvâna ne pouvait être qu'une réalité distincte et toujours séparée du samsâra, le cycle des renaissances. Le Chan/Zen poursuit, bien sûr, les spéculations des grands textes mahayanistes et de leurs commentaires chinois sur cette non-dualité. Un célèbre ouvrage comme "Le recueil de la transmission de la lampe [de l'époque] Keitoku" (j. Keitoku dentôroku), compilé aux alentours de l'an mille, véritable bible du Chan sous les Song, reprend par exemple une série de quatorze poèmes composés par un maître chinois pré-chan connu sous le nom de Maître Shi (Shikô alias Hôshi, 418-514). Les titres sont explicites : "L'éveil et les passions ne sont pas deux" , "Le respect et la transgression [des préceptes] ne sont pas deux", "Les bouddhas et les êtres vivants ne sont pas deux", "Le nouménal et le phénoménal ne sont pas deux", "La tranquillité et la confusion ne sont pas deux", "Le bien et le mal ne sont pas deux", "La forme et le vide ne sont pas deux", "La vie et la mort ne sont pas deux", "Trancher et revenir ne sont pas deux", "Le suprême et le mondain ne sont pas deux", "Se libérer et se lier ne sont pas deux", "Le vu et le voir ne sont pas deux", "Le mouvement n'a pas d'entrave" et enfin "L'illusion et l'éveil ne sont pas deux" [1]. Ces poèmes exemplaires de la littérature bouddhique chinoise ne sont, en fait, que des variations sur le thème de cette identité du nirvâna et du samsâra. Le titre de la première pièce évoque la célèbre formule paradoxale de l'école Tendai, "les passions ne sont autres que l'éveil" (j. bonnô soku bodai) - une formule qui, soit dit en passant, n'implique pas une permissivité [2].

Comme héritier de la tradition Chan (mais également, on le sait moins, de la tradition Tendai), Dôgen interprétera et jouera de ces formules paradoxales nées du renversement majeur de perspective proposé par le Grand Véhicule indien. Mais celui-ci ne se contente pas d'épouser les vues mahayanistes, il les repense, les retravaille, jusqu'à modifier leur signification originelle. Il est en cela unique. Deux équivalences lui sont propres et en font des thèmes spécifiquement dogeniens : il s'agit de ses principes selon lesquels "la pratique n'est pas différente de la réalisation" (j. shushô ichinyo) et que "l'être n'est pas différent du temps" (j. uji funi) ; elles ont déjà fait l'objet de nombreux commentaires. Mais plutôt que d'aborder le sens de ces célèbres formules et leurs possibles relations avec l'égalité du samsâra et du nirvâna, ne faut-il pas tout d'abord élucider une autre équivalence, le plus souvent négligée, qui apparaît comme première et fondatrice de sa pensée, à savoir le principe de non-dualité du corps et de l'esprit (j. shinjin funi) ?

Pour Dôgen, en effet, le corps est esprit. Pourtant, faut-il le rappeler, cette identification n'est pas un dogme général du bouddhisme sino-japonais. Son histoire est justement traversée par une controverse récurrente sur le dualisme du corps et de l'esprit : l'esprit est-il ou non une entité indépendante du corps qui survit après la mort, mieux y a-t-il une "âme" (j. shinrei) ? Les chinois ont eu une certaine difficulté à intégrer la notion bouddhiste d'une transmigration sans transmigrant et tout un courant a développé une pensée proprement réincarnationniste. L'un des premiers bouddhistes chinois à avoir disputé de la question, Eon (344-416), n'écrivit-il pas un ouvrage au titre catégorique : La forme disparaît, mais l'âme est indestructible [3] ?

Dôgen prend position dans cette controverse en dénonçant l'ancienne hérésie Senika (j. senni gedô), l'une des vues hétérodoxes de l'époque du Bouddha, selon laquelle l'esprit reste une entité immuable et permanente qui s'échappe de l'enveloppe corporelle après la mort. Dans un passage célèbre sur "l'âme", il écrit :

Tâchez de comprendre que le dogme de l'unité du corps et de l'esprit a toujours été enseigné dans le bouddhisme. Comment donc, alors que ce corps naîtrait et disparaîtrait, seul l'esprit séparé du corps ne serait plus sujet à la naissance et à la disparition ? Si parfois il y avait unité et parfois non, l'enseignement du Bouddha ne serait alors que mensonge. De plus, considérer que le samsâra est à éliminer est une faute qui avilit le bouddhisme. Ne faut-il pas s'en garder ? [...] Dès lors dans ce dharma, comment pourrait-on distinguer le corps de l'esprit ou séparer le samsâra du nirvâna ? Vous êtes des enfants du Bouddha, ne prêtez pas l'oreille à des énergumènes qui vocifèrent des vues hérétiques. [4]

L'invective finale laisse bien entendre que sa position n'était pas partagée par tous ses contemporains. Le rapprochement fait entre les non-dualités du corps et de l'esprit et du samsâra et du nirvâna n'est pas là sans importance. L'esprit est rivé au corps ; mieux, l'esprit n'est pas différent du corps. La libération (la réalisation du nirvâna) n'est plus ainsi une projection de l'esprit mais une expérience qui nous ramène dans ce corps et dans cette vie. Il s'agit, selon l'une de ses expressions, que "le corps et l'esprit pratiquent la voie" (j. shinjin gakudô [5]). La libération n'est pas dans un ailleurs ou dans l'après-mort. Tout se passe ici (-bas). Les réflexions sur les renaissances n'auront guère d'intérêt - voire de sens - pour lui [6].

Pour que l'éveil ait lieu, il lui faut bien un lieu. L'école Zen se qualifie d'école de l'esprit du Bouddha (j. busshinshû), mais, pour un Dôgen, elle ne peut être avant tout qu'une école du corps. Un corps où va précisément s'inscrire l'éveil. Et ce n'est pas par hasard s'il récuse cette appellation par trop spirituelle à ses yeux. Comme il l'écrit :

S'il y avait une école de l'esprit du Bouddha, il devrait y avoir une école du corps du Bouddha, une école de l'œil du Bouddha, une école de l'oreille du Bouddha, une école des narines et de la langue du Bouddha. [7]

Qui dit esprit, dit donc forcément corps. C'est en affirmant la corporalité que Dôgen va développer son système philosophique, répétant à l'envi qu'une distinction entre le corps et l'esprit n'est rien que "provisoire" [8].

L'inséparabilité du corps-esprit fonde en premier la nécessité de pratiquer avec son propre corps. Comme il le dit dans les "Notes conformes au Trésor de l'œil de la vraie loi" (Shôbôgenzô zuimonki, II-26), l'exercice de la méditation découle de cette identité :

Obtient-on l'éveil par le corps ou par l'esprit ? Même dans les écoles scripturaires on parle de l'unité du corps et de l'esprit et, s'il y est dit qu'on l'obtient par le corps, c'est en raison de cette unité. Précisément, l'obtenir par le corps n'est pas quelque chose d'évident. Maintenant dans notre école, on l'obtient par le corps et par l'esprit. Si entre les deux, on ne juge du bouddhisme qu'avec l'esprit, on ne saurait obtenir [l'éveil] durant dix mille kalpa ou pendant mille vies. [...]. Ainsi obtenir l'éveil se fait précisément par le corps. C'est pourquoi j'enseigne et je recommande de seulement s'asseoir.

Par là, Dôgen s'oppose à un certain naturalisme bouddhique qui discréditait la pratique au nom d'une bouddhéité innée. Il se doit, par exemple, de contredire les thèses d'une école Daruma-shû, une école zen à laquelle appartenaient plusieurs de ses disciples et qui dépréciait justement les préceptes et la méditation. Car si "ce dharma surabonde en chacun, il ne peut se manifester sans qu'on le cultive, ni s'atteindre sans qu'on le réalise." [9]

L'affirmation de l'unité du corps et de l'esprit comme fondement de la pratique et de l'éveil n'allait pas de soi à l'époque troublée de Kamakura. En cet âge de la fin de la Loi (j. mappô) pensait-on encore pouvoir réaliser l'éveil en ce corps ? La théorie largement acceptée, dans le Japon médiéval, de la dégénérescence de la Loi bouddhique avait réellement établi un divorce entre pratique et éveil. Les doctrines de la Terre Pure qui jaillirent de ce sentiment d'impuissance proposaient certes une pratique, la récitation du nom d'Amida, mais celle-ci permettait simplement de renaître dans la Terre Pure. Dans cette perspective, l'éveil était toujours différé dans un au-delà. Dôgen, lui, proposait au contraire un éveil dans l'en deçà. Car si l'invocation amidiste engage bien le corps entier, elle n'est pas sous-tendue par cette conception du corps-esprit comme lieu unique de l'éveil [10].

On a longuement commenté la fameuse expression de Dôgen, allusive de son éveil sous la direction de son maître, "le corps et l'esprit dépouillés" (j. shinjin datsuraku) et sur le sens de ce "dépouillement". Mais ne devrait-on pas plutôt d'abord déplacer l'interrogation sur ce couple, chez lui toujours inséparable, "le corps et l'esprit" ? De nombreuses expressions de Dôgen montrent, en effet, ce besoin d'inscrire l'expérience de l'éveil dans le corps : C'est "le corps-esprit qui pratiquent la voie" (j. shinjin gakudô), "le bond du corps-esprit" (j. shinjin chôshutsu) ou "le bond du corps entier" (j. konjin chôshutsu). Jusqu'où bondir, si ce n'est dans le domaine du nirvâna avec son propre corps de chair, de sang et de désir - en un mot avec son corps samsarique ?

Dans l'un de ses quatrains chinois, Dôgen écrit :

Rentrer la tête et les pattes comme une tortue n'est pas la non-saisie, / Cela revient à perdre ou gagner des mots vides. // Les dragons et les serpents emmêlés ont l'allure des dragons et des serpents, / L'assise totale du corps a toujours eu des ailes. [11]

Réaliser la non-dualité du corps et de l'esprit, du nirvana et du samsara, ne revient jamais à se pétrifier dans l'unité. Pour Dôgen, on ne pourra jamais littéralement retourner à l'Un (selon la célèbre formule zen). La non-dualité n'exclut pas la dualité.

À plusieurs reprises, Dôgen glose sur deux mots vides de la langue chinoise, le comparatif "comme" (j. nyo) et la copule "est" (j. ze), qui, associés, forment le mot "ainsi" (j. nyoze), qui se laisse lire comme une variante du terme bouddhique d'"ainséité" (j. shinnyo), le domaine des choses "telles qu'elles sont". Dôgen redonne à ces deux mots une plénitude de sens, les décryptant implicitement comme des modes de la non-dualité : la similitude et l'équivalence. L'équivalence laisse toujours subsister une séparation entre ses deux termes. L'ainséité devient donc le royaume des contradictions, un espace qui ne résorbe pas les oppositions mais les maintient sans qu'elles ne s'entr'empêchent. Le non-deux n'est pas l'un. Ni fusion, ni amalgame, c'est la contradiction même, l'entrelacement ou l'emmêlement (j. kattô), pour reprendre un terme zen traditionnel, des contraires. Comme Dôgen l'écrit, dans son style si particulier, dans un passage sur le non-soi (j. muga) :

Un chien n'a pas la bouddhéité et un chien a la bouddhéité. Tous les êtres n'ont pas la bouddhéité et toutes les bouddhéités n'ont pas d'être. Les bouddhas n'ont pas d'être et les bouddhas n'ont pas de bouddha. Toutes les bouddhéités n'ont pas de bouddhéité. Tous les êtres n'ont pas d'être. [...] Comprenez que bondir d'un corps entier est en soi un emmêlement (Shirubeshi, chôshutsu konjin ji kattô nari). [12]

L'accomplissement du non-soi ne peut être conçu comme une annihilation réciproque d'un moi et d'un toi. En ce sens, la non-dualité reste toujours en deçà de l'unification ; l'anséité/la non-dualité ne fait que réunir (par similitude-équivalence). Elle n'est pas disparition mais plutôt intimité (j. shinsetsu, shimmitsu). On pourrait même dire que l'altérité n'y est pas radicalement altérée, elle y prend simplement (ou mieux s'inscrit dans) une autre expression. C'est particulièrement clair dans ses considérations sur les relations du maître et du disciple : Dôgen pensera la transmission comme une rencontre, non comme une transmission-infusion (selon l'image pourtant classique de l'eau qui coule dans un vase). Le moi ne peut jamais faire advenir le toi, tout comme le Bouddha ne peut jamais faire advenir un autre bouddha. Le moi et le toi du maître et du disciple doivent se faire face dans toute leur plénitude et, en même temps, ils ne peuvent se rencontrer que dans le non-soi. Dôgen cite souvent un dialogue entre le sixième patriarche et son disciple Nangaku (677-744). Le premier demande au second : "Alors, dépends-tu ou non de la pratique et de la réalisation ?" Nangaku répond : "Ce n'est pas qu'il n'y ait pas de pratique ni de réalisation mais les souiller, je ne le puis." Et le sixième patriarche de conclure : "Cette non-souillure est observée par tous les bouddhas. Tu es aussi comme cela (j. nyoze), je suis aussi comme cela, jusqu'aux maîtres-patriarches des cieux de l'Ouest qui étaient aussi comme cela." Dans l'un de ses commentaires, Dôgen écrit :

Dans cette non-souillure, le je qui est comme tel un je que tous les bouddhas ont préservé forme les attitudes majestueuses des bouddhas dans leur pratique. Le tu qui est comme tel un tu que tous les bouddhas ont préservé forme les attitudes majestueuses des bouddhas dans leur pratique. Le maître est remarquable par "moi aussi", le disciple est excellent par "toi aussi". Le maître remarquable et le disciple excellent sont doués de science et de pratique parmi les bouddhas dans leur pratique. Sachez que "ce que tous les bouddhas ont préservé" c'est "moi aussi" et "toi aussi". [13]

La non-souillure (j. fuzenna), expression reprise du dialogue, se comprend ici comme non-dualité. Il n'y a rien entre le corps et l'esprit, rien entre la pratique et la réalisation, rien entre le je et le tu, rien entre le samsâra et le nirvâna. Néanmoins les paires n'en sont pas pour autant dissoutes. De même que, dans la méditation, "je suis bouddha" mais je ne disparais pas en bouddha [14]. La méditation que Dôgen qualifie de "pratique-réalisation sans souillure" (j. fuzenna no shushô) [15] est la grande porte qui permet d'accéder au nirvâna.

Plutôt même que parler d'intimité, ne faut-il pas parler d'interdépendance ? Comme dans ce passage de Gabyô, l'un des chapitres de son Shôbôgenzô :

Lorsqu'elles se manifestent, chaque manifestation peut se manifester sans se fondre aux autres. C'est là l'essence de l'enseignement des anciens. Ne confondez pas les considérations sur l'identité et la différence avec la force de l'étude. C'est pourquoi il est dit : "Si l'on pénètre un dharma, on en pénètre dix mille." Par "Si l'on pénètre un dharma", on n'entend pas l'occultation de son visage, non plus la création d'une opposition mutuelle ou d'une non-opposition. Créer une non-opposition est un entr'empêchement. Si l'on agit de telle façon que la pénétration ne s'empêche pas elle-même, une pénétration en vaut dix mille. Une pénétration est un dharma et pénétrer un dharma revient à en pénétrer dix mille. [16]

On passe le plus souvent sous silence la tension implicite de l'identification du samsâra et du nirvâna : maintenir l'équivalence est pourtant risqué [17]. Risque de confusion : dire que les passions sont l'éveil peut justifier le laisser-aller, voire la transgression de la morale. Risque également de retomber dans une stérile tautologie où le samsâra ne serait plus que le samsâra, où l'illusion ne serait plus qu'une illusoire illusion. Le non-agir n'est jamais réellement de tout repos. Il faut toujours entretenir les conditions de l'équivalence, à la fois dans son corps et dans son esprit. Une équation résolue, pour Dôgen, par la méditation assise.

Le Zen a cette fameuse métaphore du miroir qu'on époussette. En quête d'un successeur, le cinquième patriarche demande à ses disciples de composer un poème. Le chef des disciples écrit :

Le corps est l'arbre d'éveil, / L'esprit ressemble au support d'un miroir brillant // Appliquez-vous à l'essuyer constamment / Afin qu'aucune poussière ne s'y dépose.

En réponse, un illettré, Enô écrit (ou mieux fait écrire!) :

À l'origine, il n'y a pas d'arbre d'éveil / Et le miroir brillant n'a pas de support // Puisque la nature de Bouddha est toujours pure et immaculée / Où donc adhère la poussière ? [18]

Ce second poème sera considéré comme supérieur et Enô recevra la succession devenant ainsi le sixième patriarche de l'école Zen. Entendait-il là dénier toute valeur à la pratique, sacrifiée sur l'autel de la vacuité ? Dôgen a commenté à plusieurs reprises un fameux dialogue entre les maîtres chinois Nangaku Ejô (677-744) et Baso Dôitsu (709-788). Nangaku demande à ce dernier ce qu'il recherche dans la méditation. Baso lui répond qu'il cherche à devenir Bouddha. Sur ce, Nangaku s'empare d'une tuile et se met à la polir. Baso lui en demande la raison. "Pour en faire un miroir", répond Nangaku. "Comment peut-on faire un miroir en polissant une tuile ?", demande Baso. Et Nangaku de répondre : "Comment peut-on devenir bouddha par la méditation assise ?" Dans ses commentaires, Dôgen prend à rebours l'interprétation traditionnelle de cet échange et déclare : Oui, il faut polir ; oui, il faut faire le bouddha (j. sabutsu) ; oui, il faut engager son corps et son esprit - car la méditation n'est rien d'autre que le polissage d'une tuile.

Il n'y a pas de poussière sur la tuile, on ne fait que polir la tuile comme une tuile. Là, se manifestent les mérites de faire un miroir, il s'agit du travail des bouddhas et des patriarches. Si le polissage d'une tuile ne faisait un miroir, même le polissage d'un miroir ne pourrait faire un miroir. Qui saurait comprendre que dans ce faire il y a un devenir-bouddha et un faire-miroir. [19]

La libération réside dans l'acte de faire-bouddha. La tuile ne se transforme pas en un miroir et pourtant, dans l'action même du polissage, la tuile se fait miroir. L'équivalence "le samsâra est le nirvâna" est réalisée (actualisée) par l'action et la tension dissoute. Et si les théories du Grand Véhicule apparaissent comme paradoxales, Dôgen nous propose un nouveau paradoxe : celui d'un miroir non souillé qu'il faut sans cesse épousseter. Car à ne jamais l'épousseter on tomberait précisément dans l'ornière du naturalisme et le samsâra ne serait plus désormais qu'un triste samsâra.

Dans l'expression "juste s'asseoir" (j. shikantaza), l'un des maîtres mots de Dôgen, s'entend non seulement le fait de "juste s'asseoir" (i.e. "ne faire que") en méditation mais également toute la justesse, toute l'adéquation de la pratique et de la réalisation. On appréhende mieux maintenant la non-dualité de la pratique et la réalisation (j. shushô ichinyo) évoquée au début de l'article. Une pratique corporelle, une réalisation spirituelle :

Penser que pratique et réalisation ne sont pas en unité n'est là qu'une conception d'hérétique. Dans le bouddhisme, pratique et réalisation sont identiques. Puisque dans l'instant même, c'est une pratique assise sur la réalisation, la négociation de la voie du débutant n'est rien d'autre que l'intégralité de la réalisation originelle. [...] Pour peu qu'il y ait une réalisation dans la pratique, il n'y a pas de fin à la réalisation ; pour peu qu'il y ait une pratique dans la réalisation, il n'y a pas de commencement à la pratique. [20]

Comme dans un jeu de miroirs, les équivalences corps-esprit, pratique-réalisation, samsâra-nirvâna se renvoient les unes aux autres.

Mais l'on ne saurait totalement comprendre cette non-dualité de la pratique et de la réalisation chez Dôgen sans rapidement évoquer sa philosophie du temps. Si la pratique est réalisation, n'est-elle pas également simultanée à la réalisation, jamais antérieure, jamais postérieure ? La copule est aussi temporelle. Expérimenter l'ainséité ainsi que la non-dualité a à voir avec le temps. "L'anséité est le corps-esprit du présent" (nyoze wa nikon no shinjin nari) [21] écrit justement Dôgen. Comment comprendre cette formule cryptique ? L'anséité ne se confond pas seulement avec le présent. Il s'agit, dit-il, du corps-esprit du présent. Pour Dôgen, l'expérience linéaire du passage du temps appartient au vulgaire ; il pointe, lui, un autre aspect du temps. Le présent dont parle Dôgen est le présent du nirvâna, un présent singulier qui n'a ni commencement ni fin, où l'être est le temps. Pourtant ce présent-là est toujours vécu au sein de la temporalité samsarique. C'est précisément dans la méditation qu'il se manifeste. Voilà pourquoi le corps et l'esprit doivent s'insérer entre l'ainséité et la temporalité. "L'ainséité est le corps-esprit du présent" : ne devrait-on pas plutôt dire que le corps-esprit se révèle à nous, dans le processus méditatif, comme présence de l'ainséité ? Dôgen nous signifie de comprendre ce qu'est ce corps de chair et de sang et le présent de ce corps. En bref de comprendre cette vérité du Grand Véhicule, que le samsâra est le nirvâna, que tout ce qui est né n'est pas seulement promis à la mort mais qu'il est fondamentalement non né. La méditation est la voie royale vers cette compréhension.

Éric Rommeluère (juillet 1999). Reproduction interdite. [Télécharger et imprimer le texte complet au format pdf]

Notes

[1] Keitoku dentôroku, réf. Taishô, volume 2076, section 29. [retour].

[2] Cf. Par exemple la glose du maître japonais Gishin (833) de l'école Tendai dans son "Compendium des doctrines de l'Ecole du Lotus" (Hokkeshûgishû) : "La distinction entre erreur et compréhension intervient en fonction des conditions, mais du point de vue de l'aspect immuable, pureté et souillure sont substantiellement une. Voilà pourquoi nous soutenons que les passions sont identiques à l'éveil et que le cycle des morts et des naissances [le samsâra] est identique à l'extinction [le nirvâna]." (Traduction Jean-Noël Robert, Les doctrines de l'école japonaise Tendai au début du IXe siècle : Gishin et le Hokke-shû gi shû, Paris, Maisonneuve et Larose, 1990, p. 151). [retour].

[3] L'opposition/juxtaposition du corps et de l'esprit n'est-elle pas constitutive d'une certaine pensée chinoise ? Dans le taoïsme, les sages n'ont de cesse de quitter leur enveloppe corporelle pour s'ébattrent dans le Tao. Leur extase est une dépossession du corps où l'esprit s'en va "chevaucher le vent". Et si les immortels emportent leur corps dans l'au-delà, laissant un cercueil vide, c'est un corps raffiné, transformé, spiritualisé, un corps de gloire, qu'ils emmènent avec eux. Sur le débat bouddhiste, on lira le résumé d'Anne Cheng dans son Histoire de la pensée chinoise, "La controverse sur le corps et l'esprit", Paris, Éditions du Seuil, 1997, pp. 356-360. [retour].

[4] Shôbôgenzô chapitre Bendôwa, "Propos sur la négociation de la voie", 1231. [retour].

[5] La traduction, souvent lue, de shinjin gakudô par "l'étude de la voie au moyen de/par/avec le corps-esprit" introduit une séparation entre la personne et le corps bien étrangère à la pensée orientale (shin signifie à la fois "corps" et "personne"). [retour].

[6] Bien qu'il reprenne incidemment la théorie des périodes successives de sept jours de l'existence intermédiaire (entre deux vies). Cf. Shôbôgenzô chapitre Dôshin, "L'esprit de la voie", sans date. [retour].

[7] Shôbôgenzô chapitre Butsudô, "La voie du Bouddha", 1243. [retour].

[8] Cf., par exemple, Shôbôgenzô chapitre Shinjin gakudô, "Le corps et l'esprit étudient la voie", 1242. [retour].

[9] Shôbôgenzô chapitre Bendôwa. D'après la traduction de Bernard Faure, La Vision immédiate, Le Mail, p. 75. [retour].

[10] L'on ne saurait ici résumer en quelques mots les différentes conceptions de l'éveil et leurs évolutions dans les doctrines de la Terre Pure. Shinran (1173-1262), qui fonda sa propre école dite "la véritable école de la Terre Pure" (jap. Jôdôshinshû), reprit le principe de l'égalité entre le samsâra et le nirvâna ; il considérait que le cœur du pratiquant, par sa seule foi, se trouvait déjà dans la Terre Pure. Cf. Sur le vrai bouddhisme de la Terre Pure, textes choisis, introduits, traduits et annotés par Jean Éracle, Paris, Éditions du Seuil, 1994, pp. 43-46. [retour].

[11] Eihei kôroku, "Le recueil complet [des propos] d'Eihei [Dôgen]", IX. 85. [retour].

[12] Shôbôgenzô chapitre Sanjûshichihon bodaibumpô, "Les trente-sept rubriques de l'éveil", 1244. [retour].

[13] Shôbôgenzô chapitre Gyôbutsu igi, "Les attitudes majestueuses des bouddhas dans leur pratique", 1241. [retour].

[14] Est-ce ainsi qu'il faut lire la phrase énigmatique de son Shôbôgenzô chapitre Zazenshin, "Précis de méditation assise", 1242 : "Dans la non-pensée, il y a un autre et c'est un autre qui me préserve." ? [retour].

[15] Shôbôgenzô chapitre Zazengi, "Les règles de la méditation assise", 1243. [retour].

[16] Shôbôgenzô chapitre Gabyô, "L'image d'un gâteau de riz", 1242. [retour].

[17] Je reprends ici quelques considérations développées par Bernard Faure dans Visions of Power: Imagining Medieval Japanese Buddhism, Princeton, Princeton University Press, 1996, par exemple p. 17. [retour].

[18] Les circonstances de la transmission entre Gunin (601-674) et Enô (638-713), le cinquième et le sixième patriarche relèvent, bien entendu, plus de la légende que de la réalité historique. Les traductions des poèmes sont reprises de Catherine Toulsaly dans son Sûtra de la Plate-forme, Paris, Librairie You-Feng, 1992, pp. 34 et 37. [retour].

[19] Shôbôgenzô chapitre Kokyô, "L'ancien miroir", 1241. [retour].

[20] Shôbôgenzô chapitre Bendôwa. [retour].

[21] Shôbôgenzô chapitre Hotsumujôshin, "La production de l'esprit insurpassable", 1244. [retour].


À lire :

Bernard Faure, La vision immédiate : Nature, éveil et tradition selon le Shôbôgenzô, Aix-en-Provence, Éditions Le Mail, 1987
Yoko Orimo, Le Shôbôgenzô de maître Dôgen, Vannes, Éditions Sully, 2003
Yoko Orimo, La vraie Loi, Trésor de l'œil : Textes choisis du Shôbôgenzô, Paris, Éditions du Seuil, 2004 [lire une note de lecture]


Voir également sur le site :

La experiencia corporal de la no dualidad en el Maestro Dôgen, la version espagnole de cet article
Les œuvres de Dôgen, une liste de ses principaux livres
Le Shôbôgenzô - pour s'y retrouver, un état des différentes compilations de l'œuvre de Dôgen
Shôbôgenzô zazengi, "Les règles de la méditation", la traduction d'un court fascicule du Shôbôgenzô
Shôbôgenzô zenki, "La totale activité", un second fascicule du Shôbôgenzô


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